Note sur Luc FERRY
Présentation
Fin des sociétés religieuses
Pour Max WEBER, dans les sociétés
développées, c’est la raison humaine qui fonde les actions et explique le
monde, et le monde n’apparaît plus comme une entité homogène qui aurait en soi du
sens (magique ou divin) tout en gardant un mystère inépuisable.
Marcel GAUCHET prolonge cette hypothèse
dans Le Désenchantement du monde (1985, Paris, Gallimard), en
interprétant le déclin des religions instituées comme la preuve que les
sociétés développées n’ont plus besoin de référence à une transcendance externe
à l’homme, avec ses deux aspects, théorique (un corpus de croyances) et
pratique (une autorité religieuse organisatrice).
Luc FERRY pense que la référence à une
transcendance est toujours de mise, mais, pour lui, cette transcendance n’est
plus extérieure à l’homme, elle est intériorisée : le sacré est dans
l’individu, le divin réside dans l’individu.
(voir
FERRY, Luc, GAUCHET, Marcel, 2004, Le Religieux après la religion,
Paris, Grasset)
Avènement d’un humanisme spiritualiste
Le sacré, c’est « ce pour quoi on pourrait se
sacrifier », une valeur qui transcende donc l’individu. L’expérience
du Christ (FERRY parle d’« interprétation christique ») est en
cela un modèle même pour les agnostiques : non seulement « ne pas faire
à autrui ce que l’on voudrait pas qu’il vous fasse »,
mais aussi sacrifier sa vie pour l’avenir de l’humanité.
On peut être croyant sans être hostile à la laïcité. De même
qu’on peut être agnostique, ce qui est mon cas, sans écarter pour autant ni
l’idée de sacré - c’est toute la thèse de mon livre - ni même la légitimité
d’une interprétation proprement religieuse du sacré. J’ai pris le sacré dans un
sens tout à fait précis, comme « ce pour
quoi on pourrait se sacrifier », une valeur perçue comme supérieure
à sa propre vie. Je pense que nous sommes dans une phase qui donne une place au
sacré, peut-être plus importante que jamais. Ce n’est pas que le sacré subsiste
comme une survivance, mais plutôt que nous découvrons du sacré sous des formes
inédites, inouïes, notamment par le biais de l’amour dans la famille moderne.
L’humanisme spiritualiste a ceci de commun avec le religieux
qu’il reconnaît le mystère de l’homme, de sa conscience pour elle-même, son statut
unique et hors nature, sa vocation morale et fait de l’amour une expérience
capable de donner un sens à la vie. C’est pourquoi je pense qu’une
interprétation christique de ce sacré-là, est tout à fait légitime et pourrait
même être éclairante pour les croyants.
Ce qui a vraiment changé, c’est la place de l’individu par
rapport à la religion. Dans les sociétés traditionnelles, la religion précédait
l’individu et s’imposait à lui de l’extérieur, tandis que le sacré à visage
humain, que je décris dans ce livre, est un sacré qui est pensé à partir de
l’homme et qui découle de nos expériences vécues.
Ces valeurs de respect de l’autre, considéré comme fin et
non comme moyen, ne sont plus imposées du dehors mais librement ressenties
comme nécessaires par l’individu lui-même, dans sa conscience. Ainsi
intériorisée, la morale a une valeur supérieure. C’est dans ce sens que je
pense que l’univers laïque et individualiste, qui laisse à la liberté de
l’homme toute sa place, est peut-être le plus à même de permettre
l’épanouissement de la vocation morale de l’homme.
in Label France, 1996, n°25, revue du ministère des affaires étrangères, entretien
Le « divin » n’est pas un ordre
du monde extérieur à l’homme, mais une incarnation dans un homme, le Christ. Le
christianisme c’est d’abord : « la bienveillance d’une personne
(divine) à l’égard d’autres personnes (humaines) », « l’agapè »
(in Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, 2002, Paris, Grasset, p.317).
Cet héritage chrétien donne sens à l’existence : il s’agit non pas d’un
sens qui s’impose à l’homme, mais d’un sens construit par l’homme. La Déclaration
des droits de l’homme de 1789 en est le modèle.
La position de valeurs hors du monde, qu'elles
s'inscrivent dans l'ordre de la science, de l'éthique ou de l'art, définit la
communauté des personnes, au lieu que l'inscription des valeurs dans le monde
les sépare. L'humanisme transcendantal est donc un humanisme abstrait, au sens
que possède le terme lorsqu'il s'agit de comprendre la grande Déclaration : ce
n'est pas dans les appartenances communautaires que résident les droits, mais
ils sont inhérents à l'humanité de l'homme comme tel, abstraction faite de ses
enracinements particuliers. Ce sont désormais les valeurs universelles qui sont
appelées à relier, au lieu que les attachements singuliers risquent toujours,
s'ils sont mal compris, de diviser : de la religion, l'humanisme transcendantal
conserve ainsi l'esprit, l'idée d'un lien de communauté entre les hommes.
Simplement, ce lien n'est plus situé dans une tradition, dans un héritage
imposé de l'extérieur, dans un amont de leur conscience, mais c'est en aval
qu'il nous faut désormais penser ce qui pourrait être l'analogue moderne des
traditions perdues : une identité post-traditionnelle.
in L’Homme-dieu ou
le sens de la vie, 1996, Paris, Grasset, p. 240
Ces valeurs proclamées, l’individu les
expérimente ; et cela constitue une sagesse concrète de vie.
Il y a dans l'amour
de l'autre un appel à la transcendance qui nous impose certaines exigences.
C'est l'homme-dieu, l'homme qui a en lui quelque chose qui nous appelle à la
transcendance, qui n'est pas un idéal, mais une réalité. Pascal a écrit un
texte sur l'amour que j'adore : est-ce que je tombe amoureux parce qu'elle est
comme ci ou comme ça, qu'elle a telle ou telle
qualité? Non. Ce qu'on aime chez quelqu'un, ce ne sont ni ses qualités
objectives ni ses particularités locales, mais sa singularité. Aimer quelqu'un,
c'est pouvoir dire : «Ça, c'est bien toi». Savoir qu'il n'est pas remplaçable.
La sagesse consiste à apprendre à vivre avec cette question : «Qu'est-ce que je
fais de la singularité que j'aime en l'autre, sachant qu'elle est atrocement
fragile ?» Comment vaincre ma peur de le perdre? Ou plutôt, que faire de cette
peur? Voilà une vraie question philosophique.
in L’Express 2006/10/12
FERRY, Luc, 1996, L’homme-dieu ou le
sens de la vie, Paris, Grasset
FERRY, Luc, 1996, entretien
avec…, Label France, n°25, 1996, revue du ministère des affaires étrangères
FERRY, Luc, 2002, Qu’est-ce
qu’une vie réussie ?, Paris, Grasset
FERRY, Luc, GAUCHET, Marcel, 2004, Le religieux après
la religion, Paris, Grasset
Commentaire
Luc FERRY constate que l’expérience du
Christ a été vue par l’institution ecclésiale comme une philosophie,
c’est-à-dire une métaphysique et une éthique. Il ne parle pas d’expérience
personnelle d’une rencontre entre l’individu et le Christ, hic et nunc.
Il se situe au niveau des valeurs portées
par la tradition chrétienne : un humanisme qui repose sur la conscience
personnelle, façonnée par l’éducation, l’échange, etc. Pour lui il existe une
conscience humaine, un esprit humain,
partagé entre tous les êtres humains. Cet humanisme, qui transcende chaque
être, et fait l’humanité d’aujourd’hui à
l’échelon planétaire.
L’Eglise catholique a transmis ce message
jusqu’à nos jours ; d’autres peuvent prendre le relais aujourd’hui pour
pérenniser l’incarnation de ce message divin : l’Homme est sacré.
Luc FERRY ne considère pas l’institution
ecclésiale dans sa fonction de « reproduction » de ce message :
ce que les chrétiens appellent vivre
aujourd’hui de la Parole de Dieu, vivre la foi en Christ, etc. La prédication, les sacrements, la catéchèse,
etc., ne retiennent pas son attention.
L’aspect mystique de la foi chrétienne,
comme peuvent en parler Stanislas BRETON (L’Avenir du christianisme,
1999, Paris, DDB) ou Maurice BELLET (La Quatrième hypothèse, 2001,
Paris, DDB), lui semble étranger. Il n’évoque pas la possibilité d’une relation
entre le baptisé et le Christ, d’une présence de Celui-ci dans l’aujourd’hui.
Il rejoint en cela beaucoup de personnes
qui, retenant de la foi chrétienne une éthique pour vivre et une vision de
l’homme, ne voient pas l’utilité, pour cela, de la prière, personnelle et
communautaire, de la relecture des Ecritures, etc. Il théorise ainsi la
situation adoptée par beaucoup de gens vis-à-vis de la religion chrétienne, qui
opèrent un choix de croyances et de pratiques afin de vivre ensemble une
certaine fraternité respectueuse des individualités.
BRETON, Stanislas, 1999, L’Avenir
du christianisme, Paris, DDB
BELLET, Maurice, 2001, La
Quatrième hypothèse, Paris, DDB
COLLIN, Michel, Le Christianisme
post-métaphysique a-t-il un avenir ?, Kephas, mars 2005
DECOURT Georges, 2012