FOUCAULT Michel, 2009, Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres. II.

 

 

 

Dans son dernier cours donné au Collège de France Michel FOUCAULT traite d’un courant philosophique peu étudié, le cynisme, en partant de la notion grecque de parrêsia.

 

 

 

LA PARRESIA

 

 

Par la notion de parrêsia s’établit un double lien de :

-      transparence entre ce que l’on dit et ce que l’on pense,

-      de courage entre celui qui dit la vérité et celui qui entend cette vérité (p.13)

 

La parrêsia est donc, en deux mots, le courage de la vérité chez celui qui parle et prend le risque de dire, en dépit de tout, toute la vérité qu’il pense, mais c’est aussi le courage de l’interlocuteur qui accepte de recevoir comme vraie la vérité blessante qu’il entend. (p.14)

 

C’est pourquoi dans la démocratie grecque (pp.35-36), la parrêsia apparaît comme dangereuse car :

-      elle donne liberté à chacun de prendre la parole pour dire son opinion, dans une cité où toutes les opinions se vaudraient,

-      elle met en danger la personne qui a le courage de parler.

 

En effet, la démocratie grecque suppose une aristocratie qui oppose quelques-uns à la foule, les meilleurs aux plus mauvais, et repose sur cette double conviction que ce qui est bien pour les meilleurs est bien pour la cité, ce qui est bien pour les plus mauvais est mal pour la cité.

 

Le bien de la cité n’est donc pas compatible avec la démocratie qui serait définie comme droit pour chacun et pour tous de parler, les meilleurs comme les pires.

 

PLATON, au nom du « dire-vrai » écarte de la démocratie tout démagogue, et y privilégie l’homme éclairé, capable de gouverner les autres car il se gouverne bien lui-même.

 

ARISTOTE fait reposer la démocratie sur le pouvoir des pauvres car ceux-ci constituent la majorité des gens, mais remarque que l’on peut bien penser pour la cité et avoir une vie personnelle désordonnée, car ce qui est bien pour soi n’est pas forcément bien pour le cité. (pp.44-61)

 

 

 

La parrêsia se situe donc à l’opposé de la rhétorique qui entend soumettre l’auditeur à l’orateur démagogue. Si :

 

-      le « dire-vrai » du prophète vient de ce qu’il parle au nom d’un autre et non de lui-même, au sujet de l’avenir et non du présent et que son propos est sujet à interprétation,

-      le « dire-vrai » du sage vient de ce qu’il parle avec réserve et non en permanence, par énigme et non clairement,

-      le « dire-vrai » du professeur vient du savoir (technè) qu’il possède, de l’être des choses et du monde et non de l’être des personnes dans leur environnement. (pp.16-18),

-      le « dire-vrai » du « parriésiaste » vient de son ethos (p.25),

 

La philosophie gréco-romaine alliait la modalité du parriésiaste et celle du sage.

 

Le christianisme médiéval alliait :

-      la modalité du prophète et celle du parriésiaste chez les prédicateurs,

-      la modalité du sage et celle du professeur chez les universitaires. (p.28)

 

 

 

 

LES DEUX TRADITIONS PHILOSOPHIQUES

 

 

SOCRATE établit que la parrêsia concerne les personnes : il enseigne le « souci de soi » (epimelia) (p.102) distinct du champ politique (le souci de la cité).

 

La mort de Socrate fonde bien, je crois, dans la réalité de la pensée grecque et donc dans l’histoire occidentale, la philosophie comme une forme de véridiction qui n’est ni celle de la prophétie ni celle de la sagesse ni celle de la tekhnè ; une forme de véridiction propre précisément au discours philosophique, et dont le courage doit s’exercer jusqu’à la mort comme une épreuve d’âme qui ne peut pas avoir son lieu sur la tribune politique. (p.105)

 

 

La parrêsia socratique a été présentée de deux manières qui influeront le développement de la philosophie en Occident :

 

-      dans l’Alicibiade

La philosophie comme étant ce qui, en inclinant, en incitant les hommes à s’occuper d’eux-mêmes, les conduit jusqu’à cette réalité métaphysique, qui est celle de l’âme (psukhè) (p.118)

-      dans le Lachès

La philosophie comme étant une épreuve de vie, une épreuve de l’existence et l’élaboration d’une certaine forme et modalité de vie (bios) (p.118)

 

Le « principe du souci de soi » (epimeleia) et « l’exigence du courage de dire la vérité » (parrêsia) de Socrate ont donc été liés différemment selon (p.310) :

-      la modalité platonicienne : avec la dualité âme/corps, vrai/apparence, donc une méta-physique,

-      la modalité cynique : avec l’expérience, donc un mode de vie.

 

 

Deux grandes traditions vont se déployer à partir de là : une « métaphysique de l’âme » et une « stylistique de l’existence ».

 

On a là, en confrontant l’Alcibiade et le Lachès, le point de départ des deux grandes lignes de développement de la véridiction socratique à travers la philosophie occidentale. A partir de ce thème premier, fondamental, commun du didonai logon (rendre compte de soi-même), une première ligne va à l’être de l’âme (l’Alcibiade), l’autre aux formes de l’existence (le Lachès). L’une va vers la métaphysique de l’âme (l’Alcibiade), l’autre vers une stylistique de l’existence (le Lachès). Et ce fameux « rendre raison de soi » constituant l’objectif obstinément poursuivi par la parrêsia socratique, - c’est là son équivocité fondamentale, qui va se marquer dans toute l’histoire de notre pensée-, peut être et a été entendu comme la tâche et le travail d’avoir à trouver et à dire l’être de l’âme, ou encore comme la tâche et le travail qui consistent à donner du style à l’existence. Dans cette dualité entre « être de l’âme » et « style de l’existence » se marque, je crois, quelque chose d’important pour la philosophie occidentale. (p.149)

 

Entre ces deux traditions existeront des relations. Ainsi dans le christianisme occidental il y a constamment une « métaphysique de l’âme » avec une variété dans la « stylistique de l’existence » (vies de l’ascète, du clerc, du laïc, du moine, du clergé séculier, du clergé régulier…, ascétisme des IV- siècles et du XVIIè siècle…), alors qu’une « stylistique de l’existence » peut reposer sur différentes « métaphysique de l’âme » : le stoïcisme dans ses compréhensions grecque, romaine, européenne du XVIIè siècle… (p.152)

 

 

 

 

LE CYNISME

 

 

Dans ce contexte le cynisme, en tant que « stylistique de l’existence », se présente comme une « forme de philosophie dans laquelle mode de vie et dire-vrai sont directement, immédiatement liés l’un à l’autre » (p.153). Ce mode de vie, « le bâton, la besace, la pauvreté, l’errance, la mendicité » (p.157), constitue la condition de possibilité du « dire-vrai » : il faut être libre pour dire la vérité (p.157), et a fonction d’épreuve : vivre la vraie vive sans artifices, conventions, croyances… (p.158).

 

En somme, le cynisme fait de la vie, de l’existence, du bios, ce qu’on pourrait appeler une alèthurgie, une manifestation de la vérité. (p.159)

 

Le cynisme se présente essentiellement comme une certaine forme de parrêsia, de dire-vrai, mais qui trouve son instrument, son lieu, son point d’émergence dans la vie même de celui qui doit ainsi manifester le vrai ou dire le vrai, sous forme d’une manifestation d’existence. (p.200)

 

 

Pour PLATON, la « vraie vie » (alethês bios) comme la vérité (alêtheia), l’amour véritable (alêthes eros) ou le « dire-vrai » (logos alêthês) est :

-      sans dissimulation, sans ombre, sans honte ni détour,

-      sans mélange de genre, sans erreur ni  impureté,

-      rectitude, droiture, justesse,

-      stabilité, immuabilité, incorruptibilité, maîtrise de soi (souveraineté) (pp.201-207)

 

 

 

Pour ARISTOTE, la vie cynique  est une véritable « vie de chien » en ce sens qu’elle est :

vie d’impudeur, vie adiaphoros (indifférente), vie diakriticos (diacritique, de distinction, de discrimination, vie aboyante en quelque sorte), et vie phulaktikos (vie de garde, de chien de garde). (p.224)

 

En effet, le cynisme pousse à l’extrême les caractéristiques de cette « vraie vie » :

-      d’une vie sans dissimulation au regard de l’ami (pour SENEQUE), au regard de soi-même (pour EPICTETE), elle devient étrangère aux conventions et sans pudeur, c’est une vie autre  (pp.230-235),

-      d’une vie sans mélange, indifférente à l’environnement, se contentant du strict nécessaire, allant jusqu’au renoncement volontaire, jusqu’à l’extrême, elle va encore plus loin, jusqu’au choix de la laideur, de la mendicité, de la mauvaise réputation et même de l’esclavage (pp.237-240),

-      d’une vie de rectitude, en conformité aux lois de la nature, elle va revendiquer jusqu’à l’animalité (pp.243-244),

-      d’une vie stable et souveraine, de maîtrise de soi et d’ouverture aux problèmes autres, elle en vient à s’imposer aux autres , en les rappelant à l’ordre, en se battant pour eux (pp.248-251).

 

A travers les différents thèmes déjà évoqués, on a vu que les cyniques avaient retourné l’idée de la vie dissimulée en la dramatisant dans la pratique de la nudité et de l’impudeur. Ils avaient retourné le thème de la vie indépendante en la dramatisant dans la forme de pauvreté. Ils avaient retourné le thème de la vie droite en la dramatisant dans la forme de l’animalité. Eh bien, on peut aussi dire qu’ils retournent et inversent ce thème de la vie souveraine (vie tranquille et bénéfique : tranquille pour soi-même, jouissant d’elle-même, et bénéfique pour les autres) en la dramatisant dans la forme de ce qu’on pourrait appeler la vie militante, la vie de combat et de lutte contre soi et pour soi, contre les autres et pour les autre (p.261).

 

C’est pourquoi le cynisme est identifié à des personnes provocatrices aux mœurs impudiques. Mais ce mode de vie deviendra plus accessible à tous en empruntant à d’autres courants de pensée, comme le stoïcisme, des éléments de la pratique des vertus.

 

Ainsi le stoïcien EPICTETE va-t-il écarter du cynisme les traits les plus scandaleux. Pour lui, le cynique est le kataskopos (l’éclaireur) ou l’episkopos (le veilleur) du genre humain (p.276). Et la souveraineté cynique est vie bienheureuse, par acceptation de sa destinée, et manifestation de la vérité (p.282).

Manifester la vérité, c’est pour lui (pp.283-288) :

-      accorder ses actes au dire-vrai (le cynique est donc comme la statue visible de la vérité)

-      travailler sur sa propre vérité (savoir s’estimer soi-même, savoir veiller sur soi)

-      veiller sur autrui (les cyniques sont les épiscopes des autres),

-      changer la conduite des individus et du monde par un retour sur soi-même.

 

 

FOUCAULT voit la permanence du mode de vie cynique dans l’histoire européenne dans trois domaines :

 

-      les mouvements révolutionnaires (p.169-171)

 

Ce style d’existence propre au militantisme révolutionnaire (…) doit manifester directement par sa forme visible, par sa pratique constante et son existence immédiate, la possibilité concrète et la valeur évidente d’une autre vie, une autre vie qui est la vraie vie. (p.170)

 

 

-      la vie artistique (p.172-175)

 

Ainsi l’art apparaît-il comme une contestation sociale dans sa production (satyre, comédie, fabliaux, art moderne) mais surtout dans le mode de vie des artistes (vie de bohême perçue comme fondement de la vérité artistique).

 

Je crois donc que cette idée de la vie artiste come condition de l’œuvre d’art, authentification de l’œuvre d’art, œuvre d’art elle-même, est une manière de reprendre, sous un autre jour, sous un autre profil, avec une autre forme bien sûr, ce principe cynique de la vie comme manifestation de rupture scandaleuse, par où la vérité se fait jour, se manifeste et prend corps. (p.173)

 

L’art est aussi une contestation de la culture, à la fois critique de l’art comme imitation ou ornementation au profit de « l’art comme lieu d’irruption de l’élémentaire, mise à nu de l’existence », et critique des conventions d’expression du moment (p.174).

 

L’art moderne, anti-platonicien et anti-aristotélicien : réduction, mise à nu de l’élémentaire de l’existence ; refus, rejet perpétuel de toute forme déjà acquise. Cet art moderne, sous ces deux aspects, a une fonction que l’on pourrait dire essentiellement anti-culturelle. Il y a à opposer, au consensus de la culture, le courage de l’art dans sa vérité barbare. L’art moderne, c’est le cynisme dans la culture, c’est le cynisme de la culture retournée contre elle-même. (p.174)

 

 

-      l’ascétisme chrétien (p.166-168)

 

FOUCAULT évoque la vie et la mort de Pérégrinus racontée par Lucien de Samosate, les propos de Julien et Augustin sur un mode cynique de vie chrétienne,  le style d’existence des ordres mendiants comme celui des franciscains, les dominicains s’appelant « domini canes », les vaudois « suivants nus la nudité du Christ (nudi nudum Christum sequentes) » (p168), etc.

 

 

 

L’ASCETISME

 

FOUCAULT montre comment l’ascétisme s’est transformé au cours des siècles. Il décrit ce qu’il appelle la « mission positive » du cynisme :

 

Et le cynique apparaît, à ce moment-là, comme un homme dont la misère, le dénuement, l’absence de maison et de patrie, ne sont rien d’autre que la condition pour pouvoir exercer, de façon positive, la mission positive qu’il a reçue. Il apparaît à ce moment-là, lui qui est libre de tout et de tous ses mouvements, comme une sorte de veilleur universel qui veille sur le sommeil de l’humanité.

La mission cynique ne se reconnaîtra que dans la pratique de l’askêsis. L’ascèse, l’exercice, la pratique même de toute cette endurance qui fait que l’on vit dans la non-dissimulation, dans la non-dépendance, dans la diacritique entre ce qui est bon et ce qui est mauvais, tout cela va être en soi le signe même de la mission cynique. On n’est pas appelé au cynisme comme Socrate a pu l’être par le dieu de Delphes qui lui a fait signe, ni, comme le seront les Apôtres, par le don des langues qu’ils auront reçu. Le cynique se reconnaît lui-même, et il est seul en quelque sorte avec lui-même pour se reconnaître dans l’épreuve qu’il fait de la vie cynique, de la vie cynique dans la vérité, vie non dissimulée, vis sans dépendance, vie qui refait, défait le partage du bien et du mal. (pp.261-262)

 

Par la suite, l’ascétisme chrétien reprendra des éléments de l’ascétisme païen, qui caractérise le mode de vie cynique comme :

-      le renoncement dans les domaines de l’alimentation et de la sexualité,

-      des pratiques extrêmes que régulera le cénobitisme,

-      une certaine animalité avec l’érémitisme.

 

Mais dans l’ascétisme chrétien :

-      on ne parvient pas à une « vie autre » en ce monde mais à un « autre monde » dont la vérité fonde la « vraie vie » en ce monde présent (c’est là une métaphysique d’origine platonicienne),

-      on obéit en ce monde à un « autre ».

 

Il n’y aura de vraie vie que par l’obéissance à l’autre, et il n’y aura de vraie vie que pour un accès à l’autre monde. (p. 292)

 

Cette différenciation majeure s’explique par le fait que dans l’ascétisme chrétien s’opère une inversion de la parrêsia qui fonde le mode de vie cynique.

 

+ Dans les textes judéo-hellénistiques, comme chez Philon d’Alexandrie ou dans la Septante (pp.296-298), la parrêsia est vue comme :

-      courage et intégrité de cœur

-      ouverture du cœur à Dieu et élévation vers Dieu

-      don de Dieu

 

+ Dans les textes néo-testamentaires (p.299), elle devient :

-      mode d’activité humaine,

-      attitude du cœur. 

 

Ainsi parrêsia se traduit-il « assurance » (1Jn5/14), « courage eschatologique » (1Jn4/16-17), « courage de celui qui prêche l’Evangile » (Act9/28-29) (p.299).

 

La parrêsia, c’est la confiance que Dieu écoutera ceux qui sont chrétiens, et qui, en tant que tels, ayant la foi en Lui, ne Lui demandent rien d’autre que ce qui est conforme à Sa volonté (pp.300-301).

 

+ Dans les textes apostoliques et patristiques, on a deux axes de signification (pp.302-305) :

-      une conception positive

o    à l’égard des hommes : c’est le courage d’annoncer la vérité de l’Evangile  (Jean Chrysostome, Traité de la Providence, XXII, 5), ainsi « le martyre, c’est le parrèsiaste par excellence (p.302),

o    à l’égard de Dieu : c’est la confiance en Lui (Grégoire de Nysse, Traité de la virginité, XII, 4).

-      une conception négative

o    une méfiance vis-à-vis de soi car l’assurance est vue comme arrogance,

o    la soumission à la règle du silence plutôt que bavarder avec les autres,

o    l’obéissance à l’autorité plutôt qu’à soi-même (Apophtegmes des Pères, II, XV, 107, Dorothée de Gaza, Œuvres spirituelles, IV, 52, 1665A).

 

 

FOUCAULT parle alors de deux pôles :

 

Ce pôle parrèsiastique me paraît avoir été à l’origine de ce qu’on pourrait appeler la grande tradition mystique du christianisme (p.307).

Et puis vous avez, dans le christianisme, un autre pôle, un pôle anti-parrièsiastique qui fonde, non pas la tradition mystique, mais la tradition ascétique (p.308).

 

L’ascétisme chrétien inverse donc les principes du mode de vie cynique, avec la parrêsia grecque.

 

Déchiffrer la vérité de soi dans ce monde-ci, se déchiffrer soi-même dans la méfiance à l’égard de soi et du monde, dans la crainte et le tremblement à l’égard de Dieu, c’est cela et cela seulement qui pourra nous donner accès à la vraie vie. Vérité de la vie avant la vraie vie, c’est dans ce renversement que l’ascétisme chrétien a modifié fondamentalement un ascétisme ancien, qui aspirait toujours à mener à la foi la vraie vie et la vie de vérité, et qui, dans le cynisme au moins, affirmait la possibilité de mener cette vraie vie de vérité (p.308).

 

 

FOUCAULT résume ainsi sa pensée dans une note préparatoire à ses cours :

 

La parrêsia, ou plutôt le jeu parrèsiastique, apparaît sous deux aspects :

 

- le courage de dire la vérité à celui qu'on veut aider et diriger dans la formation éthique de lui-même

- le courage de manifester envers et contre tout la vérité sur soi-même, de se montrer tel qu'on est.

 

C'est sur ce point qu'apparaît le cynique : il a le courage insolent de se montrer tel qu'il est ; il a la hardiesse de dire la vérité ; et dans la critique qu'il fait des règles, conventions, coutumes et habitudes, s'adressant en toute désinvolture et agressivité aux souverains et aux puissants, il retourne, il dramatise aussi la vie philosophique, les fonctions de la parrêsia politique.

 

(…)

 

En fait, avec le cynisme, je voulais seulement explorer une limite, une des deux limites entre lesquelles sont déployés les thèmes du souci de soi et du courage de la vérité.

 

Il vaudrait donc mieux présenter les choses ainsi.

 

La philosophie ancienne a lié l'un à l'autre : le principe du souci de soi (devoir de s'occuper de soi-même) et l'exigence du courage de dire, de manifester la vérité. En fait, il y a eu bien des façons différentes de lier ensemble souci de soi et courage de la vérité, et on peut sans doute reconnaître deux formes extrêmes, deux modalités opposées, et qui ont repris toutes deux, chacune à sa manière l'epimeleia et la parrêsia socratiques :

 

- la modalité platonicienne. Elle accentue de façon très significative l'importance et l'ampleur des mathêmata ; elle donne à la connaissance de soi la forme de la contemplation de soi par soi et de la reconnaissance ontolologique de ce qui est l'âme en son être propre ; elle tend à établir un double clivage : de l'âme et du corps ; du monde vrai et du monde des apparences ; enfin son importance considérable tient à ce qu'elle a pu lier cette forme du souci de soi à la fondation de la métaphysique, cependant que la distinction entre l'enseignement ésotérique et les cours donnés à tous limitait sa portée politique.

 

- la modalité cynique. Elle réduit de façon aussi stricte que possible le domaine des mathêmata, elle donne à la connaissance de soi la forme privilégiée de l'exercice, de l'épreuve, des pratiques d'endurance ; elle cherche à manifester l'être humain dans le dépouillement de sa vérité animale, et si elle est restée en retrait par rapport à la métaphysique, si elle est demeurée étrangère à sa grande postérité historique, elle a laissé dans l'histoire de l'Occident un certain mode de vie, un certain bios, qui a joué sous différentes modalités un rôle essentiel.

 

En posant la question des rapports entre souci de soi et courage de la vérité, il semble bien que platonisme et cynisme représentent deux grandes formes qui se font face et qui ont donné lieu chacune à une généalogie différente : d'un côté la psukhê, la connaissance de soi, le travail de purification, l'accès à l'autre monde ; de l'autre côté le bios, la mise à l'épreuve de soi-même, la réduction à l'animalité, le combat dans ce monde contre le monde.(p.310)

 

 

 

 

 

 

 

 

Frédéric GROS, enseignant de philosophie politique à l’Université Paris XII et à  l’IEP de Paris, résume les propos de FOUCAULT sur la « vraie vie » qui, chez le cynique, prend une forme provocante, celle de la vérité sur soi et sur autrui, et qui appelle à transformer la vie en une « vie autre » dès le monde présent.

 

Mener une « vraie vie » signifiera ainsi : mener une vie totalement publique et exposée (le non-caché), une existence d’un dénuement et d’une pauvreté complètes (le pur), une vie radicalement sauvage et animale (le droit) et manifestant une souveraineté sans limites (l’immuable). La transvaluation cynique, c’est ce travail consistant à vivre à la lettre les principes de vérité. La vérité, définitivement, c’est ce qui est insupportable, dès qu’elle quitte le domaine des discours pour s’incarner dans l’existence. La « vraie vie » ne peut se manifester que comme « vie autre ». (pp.324-325)

 

Le cynique s’efforce à la « vraie vie » afin de provoquer les autres à entendre qu’ils se trompent, s’égarent, et faire éclater l’hypocrisie des valeurs reçues. Par cette irruption dissonante de la « vraie vie » au milieu du concert des mensonges et faux-semblants, des injustices acceptées et des iniquités dissimulées, le cynique fait surgir l’horizon d’un « monde autre », dont l’avènement supposerait la transformation du monde présent. Cette critique, supposant un travail continuel sur soi et une mise en demeure insistante des autres, doit être interprétée comme une tâche politique. (p.326)

 

La « vraie vie », la vie qui se soumet à l’épreuve de la vérité, ne peut manquer d’apparaître, aux yeux du commun, comme une vie autre : en rupture et transgressive. (p.328)