KAHN, Axel, GODIN, Christian, L’Homme, le Bien, le Mal, 2008, Paris, Stock.398 p.

 

 

 

Axel KAHN a pour projet de construire une morale sans transcendance et de démontrer, dit-il, « que Dostoïevski avait tort : même si Dieu n’existe pas, tout n’est pas possible » (p.36).

 

Construire l’éthique

 

Pour lui, l’éthique n’est pas une donnée préalable à la réflexion et à l’activité humaines ; elle est une construction humaine qui repose sur quelques principes :

 

1. Altérité, réciprocité, intersubjectivité

Puisque sans coédification intersubjective, il n’y aurait pas d’humanité, la reconnaissance de la valeur associée à l’altérité m’apparaît constituer un fondement incontournable de la pensée morale (p.33). Vécu d’abord au sein du clan et de la famille, ce principe s’étend progressivement à toute la planète : « c’est le long mouvement civilisationnel » (p.35).

 

2. Liberté, responsabilité

L’homme a plutôt tendance à imiter autrui, et il lui faut un effort pour atteindre la liberté de penser par lui-même, de justifier ses choix et d’en devenir responsable. « L’être humain doit décider de son action en fonction de son évaluation des données du passé et du présent, et non plus seulement des pulsions de son instinct. Il ressent de la sorte qu’il lui aurait été possible d’agir autrement, ce qui débouche sur la question de la responsabilité, c’est-à-dire sur la personnalisation de l’action, le sentiment qu’elle engage son auteur » (p.37).

 

3. Le jugement sur soi, le sens moral

La capacité de retour sur soi caractérise l’être humain : il se re-voit, il re-visite ses actes, il porte un jugement sur lui-même. « L’une des dimensions de l’homme, c’est la réintroduction d’un dualisme, non pas celui de l’âme et du corps, mais le dualisme (…) de la conscience et de soi. (…) Il se trouve que, quand j’agis, je ne peux manquer d’apprécier aussi la qualité de mon action. Lorsque le décalage est trop grand entre mon action et l’exigence du respect de l’autre, cela induit chez moi un sentiment de gêne et de honte, débouchant sur celui de la culpabilité. En revanche, lorsqu’il me semble avoir agi dans un sens conforme à ce qui convient, c’est-à-dire à la valeur intrinsèque de l’altérité, j’en ressens une profonde satisfaction » (p.39).

 

 

L’évolutionnisme matérialiste

 

Développement humain

La construction de cette éthique repose sur l’adhésion de l’auteur aux thèses de l’évolutionnisme matérialiste. Il ne s’agit point de réduire l’homme aux conditions de son émergence, mais de montrer que son épanouissement s’inscrit dans un « programme génétique » qui s’est développé biologiquement (l’hominisation du primate » et culturellement (l’humanisation des rapports entre êtres humains). « C’est grâce à ces deux types de changements – accroissement des potentialités mentales et de l’empathie qui en permet la manifestation – que nos ancêtres parviennent à la phase « civilisationnelle » du développement humain. Le moteur cesse d’en être biologique, il devient culturel (p.55).

 

Immortalité humaine

Matérialiste certes, l’auteur n’en justifie pas moins la notion d’immortalité. « La biologie nous enseigne que le corps est composé de deux parties, le soma et le germen. Le soma, qui forme l’ensemble de nos organes et de nos tissus – à l’exception des cellules vouées à la reproduction -, est mortel. En revanche, le germen, c’est-à-dire les gamètes et leurs précurseurs qui assurent le lignage, est immortel dans le sens où le matériel génétique est transmis d’une génération à l’autre et survit aux lointains ancêtres d’où il provient. Par conséquent, même si l’âme n’existe pas ou, en tout cas, n’est pas immortelle, même s’il n’y a pas de résurrection des corps, la biologie nous dit bien qu’une partie de nous échappe à la mort (p.179).

 

Responsabilité humaine

Il ne partage pas l’idée que la pensée religieuse recule au fur et à mesure que la connaissance scientifique avance. Pour lui ce sont deux univers de pensée. « Si la religion n’a rien à dire sur les lois de la nature – elle en a souvent abandonné la prétention -, la science n’est guère justifiée à s’avancer dans le champ de la morale et du rapport individuel à l’idée de transcendance, de sens et de finalité » (p.194). Aussi ne pense-t-il pas non plus que toute innovation scientifique et technique soit justifiée : tout ce qui est réalisable n’est souhaitable. Il est de la responsabilité de l’homme d’assumer ses choix. « Lorsqu’un ensemble de moyens nouveaux et performants est mis au service d’objectifs justes au centre desquels se trouvent l’homme universel et son épanouissement ici et ailleurs, aujourd’hui et demain, je m’en félicité. Telle est ma conception d’un humanisme qui n’est ni essentialiste ni fixiste, mais évolutionniste. Un humanisme de la responsabilité » (p.296).

 

Irréligion

Sans être opposé à la religion, l’auteur n’en voit pas la nécessité pour fonder une morale sur la notion de « sacré ». « Si je considère qu’existe un principe moral, construit mais non arbitraire, justifié pour l’humanité entière parce qu’elle n’existerait pas sans lui, s’il m’apparaît que ce principe est insoluble dans l’évolution du monde moderne même si son application aux réalités changeantes de ce dernier pose de redoutables problèmes, libre à vous de l’appeler un principe « sacré », mais il s’agit là d’un baptême «laïque ». (…) Il est selon moi inutile d’introduire ce mot de sacré parce qu’il prête à confusion » (p.40).

 

 

 

 

Bien et Mal

 

 

Axel Kahn en vient alors à proposer ses propres définitions du Bien et du Mal.

 

Bien

J’appelle « bien » tout ce qui procède de la pensée, et des actions qui en découlent, ayant comme objectif de préserver l’humanité de l’autre en ce que je la reconnais équivalente à la mienne propre. (…) Lorsque mon action prend en compte cette évidence et, par conséquent, préserve ce qui me semble essentiel dans l’humanité de l’autre, son autonomie, ses chances d’épanouissement, cette action est bonne. Ne le seront pas à l’inverse, les entreprises, les actes se fixant pour objectif d’attenter à l’humanité d’autrui, de la nier, ou bien qui ne feront que témoigner d’une négligence envers le souci de l’autre, de ses conditions d’accès à la joie, au bonheur, d’une indifférence à son épanouissement autonome » (p.65).

 

Mal

L’animal entre en compétition permanente avec ses congénères pour la nourriture, le territoire et la reproduction. Le recours volontaire à de tels comportements constitue le Mal, qui relève de la responsabilité humaine. « Le mal intentionnel (…), ce mal-là ne confère aucun avantage sélectif et il ne peut être inventé que par l’homme. C’est la raison pour laquelle l’aptitude au mal m’apparaît fondamentale dans l’évolution de l’humanité. Sans doute a-t-il fallu un être possédant nos capacités mentales et notre psychisme pour commettre des actions mauvaises purement gratuites. (…) L’inhumanité qui, je le rappelle, est un trait spécifique de l’humanité, recouvre ces motivations » (pp.66-67).

 

Mais l’homme va plus loin en inventant de formes de Mal qui sont propres à son niveau d’évolution. « Il existe bien cependant des formes de violence dont les ressorts sont spécifiquement humains en ce qu’ils reposent sur la « théorie de l’esprit », c’est-à-dire le jugement normatif, le cas échéant moral, sur la pensée des autres. Cela se manifeste particulièrement à travers les débordements idéologiques et religieux » (p.74).

 

L’homme, être moral

La capacité qu’a l’homme de pouvoir porter un jugement sur les autres et sur lui-même, constitue le sens moral, qui le caractérise. « C’est la possibilité du mal, et par conséquent en contrepartie celle du bien, qui crée l’homme réel. Je remarque qu’Adam et Eve au jardin d’Eden, outre leur immortalité et l’absence de nécessité de travailler, sont des êtres qui n’ont pas le droit de se poser la question du bien et du mal, laquelle reste l’apanage de Dieu. Connaître cette question permettrait d’être « comme Dieu » et constituerait par conséquent une menace pour Lui. Un être d’une totale incapacité morale ne saurait, selon moi, être sapiens. Aussi, l’expulsion hors du jardin d’Eden est-elle la véritable genèse de l’homme réel. C’est donc le péché originel, la première manifestation du mal, de puis la révolte de Satan, qui crée l’homme (p.77).

 

A partir de ces principes, Axel Kahn donne ensuite son opinion sur des questions actuelles : éthique biologique, démocratie politique, etc.

 

 

Pour l’agnostique évolutionniste que je suis, la dignité ne peut ni reposer sur, ni être une valeur transcendante. Elle est une idée construite par l’homme en société et la condition autant que la conséquence de son humanisation. Elle est le fruit direct du respect réciproque dont je fais la base ontologique de la pensée morale (p.244)

 

 

On peut se reporter aux documents suivants :

 

Le cardinal et le biologiste, rencontre entre le cardinal Barbarin et Axel Kahn, 12 mars 2008, Villa Gillet, Institution des Chartreux, Lyon

Diffusion de l’entretien sur France Culture

Lecture de l’entretien dans le Nouvel Observateur

 

CNRS Thema, Foi et science : l’impossible équation ?, entretien.  http://www2.cnrs.fr/presse/thema/462.htm

 

 

 

 

Citations de KAHN, Axel, GODIN, Christian, L’Homme, le Bien, le Mal, 2008, Paris, Stock.398 p.

 

 

 

 

Entre mes quinze ans, où j’ai cessé de croire à quelque transcendance que ce soit, et aujourd’hui, (…) je me suis efforcé de rebâtir les bases d’une morale sans transcendance, une morale laïque. Je n’ai eu de cesse que de démontrer que Dostoïevski avait tort : même si Dieu n’existe pas, tout n’est pas possible.

p.36 [1]

 

Si on distingue éthique et morale, l’éthique serait stable et la morale serait adaptative [2]

 

La morale en tant que science du bien et du mal correspond à une éthique universelle.

p.10

 

Une grande partie des débats, voire des controverses modernes dans le champ de l’éthique, oppose ceux qui considèrent qu’elle correspond pour l’essentiel à l’adaptation de la morale aux réalités d’un monde qui évolue et ceux qui pensent qu’il existe en ce domaine une base universelle, dotées d’une relative stabilité, qu’il s’agit d’appliquer à des circonstances en effet changeantes, en particulier du fait des bouleversements scientifiques et techniques. Je me fais l’avocat engagé et convaincu de l’irréductibilité de la pensée morale à l’évolution du réel qui est d’ailleurs la raison pour laquelle la distinction entre morale et éthique mérité malgré tout d’être maintenue, la première constituant la référence de la seconde.

p.28

 

Pour moi, les principes de base qui nous serviront à traiter de la multiplicité des modes de procréation et de parentalité, de la définition de la vie et de la mort, de l’attitude médicale, et peut-être même de la politique, auraient pu, pour la plupart, être mis en avant par Aristote et ses contemporains, dotés du bagage philosophique de leur époque, s’ils avaient été transposés dans la nôtre. Ma pensée repose sur la notion d’une certaine stabilité des éléments d’appréciation morale du progrès réel de la vie moderne. p.29

 

 

L’éthique est une construction humaine

 

Le principe éthique est construit. Je suis critique de l’idée d’essence telle qu’on la trouve dans la morale et la sagesse antiques, l’idée d’une chose qui est parce qu’elle ne peut manquer d’être. Le principe n’est pas une essence, il est construit dans le processus d’édification des sociétés humaines.

pp.31-32

 

La loi naturelle traite de ce qui ne peut manquer d’être tel que cela est. Elle rejoint – ou reflète – le désir normatif d’exprimer une essence.

p.13

 

Le principe moral est une convention, mais c’est une convention non arbitraire.

p.32 (phrase de Godin, approuvé par Kahn)


LES PRINCIPES CONSTITUTIFS DE LA MORALE

 

 

Altérité, réciprocité, intersubjectivité

 

Très tôt, nul ne peut ignorer qu’il est parce que autrui y a pourvu. Par conséquent cet autre, grâce auquel je suis, et qui n’est que grâce à moi, est justifié à revendiquer en ce qui le concerne la considération et les droits que j’estime m’être dus. Puisque sans coédification intersubjective, il n’y aurait pas d’humanité, la reconnaissance de la valeur associée à l’altérité m’apparaît constituer un fondement incontournable de la pensée morale.

p.33

 

J’agis comme s’il était possible d’aborder les difficultés éthiques (…) en me référant à cet élément universel qui est l’évidence du respect dû au phénomène de l’altérité. Elle m’est en effet indispensable, elle est la condition de mon émergence et de mon accession à une pleine humanité. (…) L’homme n’a pu prendre conscience de lui-même que grâce à l’image reflétée par le miroir formatant et déformant de l’autre. Nul être n’aurait pu avoir conscience de soi sans l’autre. Le caractère respectable de l’autre s’impose de la sorte, même si ce sentiment s’arrête d’abord aux limites du clan, du groupe, de la tribu. Ensuite, c’est le long mouvement civilisationnelle vers l’universalisation du concept, qui est loin d’être terminée, tous les événements de la vie quotidienne le démontrent.

p.35

 

Les traits fondamentaux de l’altérité de deux humains sont (…) la réversibilité et l’irréductibilité. De toute façon, je suis toujours irréductible à l’autre, qu’il me soit biologiquement équivalent ou non.  (…) Le sentiment moral entre deux êtres est fondé sur la possibilité d’intersubjectivité.

p.89

 

En quoi l’homme est-il admirable ? Il l’est à travers cette capacité d’intersubjectivité grâce à laquelle la créativité d’autrui m’enrichit, et réciproquement.

p.94

 

 

Liberté, responsabilité

 

La nécessité de la pensée morale, inscrite dans l’évidence de l’altérité, est aussi liée à la liberté. L’être humain doit décider de son action en fonction de son évaluation des données du passé et du présent, et non plus seulement des pulsions de son instinct. Il ressent de la sorte qu’il lui aurait été possible d’agir autrement, ce qui débouche sur la question de  la responsabilité, c’est-à-dire sur la personnalisation de l’action, le sentiment qu’elle engage son auteur.

p.37

 

L’homme n’est pas programmé pour la liberté. En tant que l’un des meilleurs imitateurs de la nature, « suiveur » de première intention – ce qui lui permet d’apprendre avec tant d’efficacité -, il est même la proie rêvée des entreprises idéologiques, sectaires et religieuses. Cela dit, le programme génétique humain est la condition sine qua non de la manifestation d’une liberté humaine.

p.69

 

 

 

 

Le jugement sur soi, le sens moral

 

Mon hypothèse est que cette dernière [3] appuyée sur la reconnaissance de la valeur de l’autre, va de pair avec la liberté dont l’idée est une conséquence normale de l’aptitude à faire des projets dans un futur que l’on commence à appréhender, et dans lequel on aura à inscrire son action.

pp.37-38

 

L’une des dimensions de l’homme, c’est la réintroduction d’un dualisme, non pas celui de l’âme et du corps, mais le dualisme (…) de la conscience et de soi. (…) Il se trouve que, quand j’agis, je ne peux manquer d’apprécier aussi la qualité de mon action. Lorsque le décalage est trop grand entre mon action et l’exigence du respect de l’autre, cela induit chez moi un sentiment de gêne et de honte, débouchant sur celui de la culpabilité. En revanche, lorsqu’il me semble avoir agis dans un sens conforme à ce qui convient, c’est-à-dire à la valeur intrinsèque de l’altérité, j’en ressens une profonde satisfaction.

p.39

 

 


SCIENCE ET RELIGION

 

 

L’évolutionnisme matérialiste

 

Lorsque l’on dit qu’être matérialiste c’est reconnaître les bases physiques de la vie psychique, cela ne signifie pas que celle-ci puisse être réduite aux conditions qui en ont permis l’éclosion.

p.18

 

Où est l’essentiel, qu’est-ce qui, dans l’homme, mérite d’être préservé à tout prix ? C’est le processus fabuleux par lequel un cerveau matériel peut être façonné par l’interaction avec un environnement humain et non humain, avec l’univers technique, exogène et endogène pour engendrer une pensée qui deviendra dès lors irréductible aux conditions qui en ont permis l’édification.

p.311

 

Quand on parle de sens biologique de la morale, cela prend pour moi un double sens. Premièrement, il existe des dispositions biologiques prédisposant l’homme à l’échange édificateur avec autrui puisque c’est la condition sine qua non de son inscription dans l’humanité et du développement de ses aptitudes spécifiques. (…) Deuxièmement, cette condition biologique de la complexification de la pensée conduit à la reconnaissance de la réciprocité des valeurs et des droits des êtres qui se sont, de la sorte, coédifiés, cohumanisés. Cela n’est pas inscrit dans les gènes. En revanche, le programme des gènes humains ne peut manquer d’amener à en prendre conscience. (…) Le développement du sens moral dépend en définitive de processus psychiques individuels et interactifs qu’autorisent des propriétés biologiques fondamentales codées par les gènes humains.

p.47

 

Le succès du processus évolutif aboutissant à l’homme requiert (…) deux ordres d’innovations. Le premier accroît le nombre de neurones, démultiplie les circuits qu’ils forment, améliore la cinétique de formation et d’interruption des contacts synaptiques, c’est-à-dire augmente la complexité potentielle des opérations mentales du primate en voie d’hominisation. Mais il ne s’agit ici que de « potentialité » qu’il reste à concrétiser, à faire fructifier. Tel est le rôle du second ordre d’innovations, celles qui vont faciliter le rapport intersubjectif entre les êtres, indispensable à l’utilisation optimale des bases matérielles de ces aptitudes mentales. (…) C’est grâce à ces deux types de changements – accroissement des potentialités mentales et de l’empathie qui en permet la manifestation – que nos ancêtres parviennent à la phase « civilisationnelle » du développement humain. Le moteur cesse d’en être biologique, il devient culturel.

p.55

 

 

« Soma », « germen », notion d’immortalité

 

La biologie nous enseigne que le corps est composé de deux parties, le soma et le germen. Le soma, qui forme l’ensemble de nos organes et de nos tissus – à l’exception des cellules vouées à la reproduction -, est mortel. En revanche, le germen, c’est-à-dire les gamètes et leurs précurseurs qui assurent le lignage, est immortel dans le sens où le matériel génétique est transmis d’une génération à l’autre et survit aux lointains ancêtres d’où il provient. Par conséquent, même si l’a^me n’existe pas ou, en tout cas, n’est pas immortelle, même s’il n’y a pas de résurrection des corps, la biologie nous dit bien qu’une partie de nous échappe à la mort.

p.179

 

Pour que la science soit par nature athéiste, il faudrait que chacune de ses avancées soit du même coup un repli, une défaite de la pensée religieuse. Or on peut aboutir à une situation d’équilibre, de parfaite stabilité. Si la religion n’a rien à dire sur les lois de la nature – elle en a souvent abandonné la prétention -, la science n’est guère justifiée à s’avancer dans le champ de la morale et du rapport individuel à l’idée de transcendance, de sens et de finalité.

p.194

 

 

Le Vrai et le Bien, Socrate et Protagoras

 

Cette opposition est centrale même au sein des comités d’éthique actuels dans le monde entier, elle est encore plus importante que celle qui sépare ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas.  Le clivage essentiel qui se manifeste dans les débats de ces comités se situe entre ceux qui considèrent qu’une belle innovation scientifique et technique doit nécessairement bénéficier d’un préjugé moral favorable et ceux pour qui, à l’inverse, quand bien même la science a découvert une brillante vérité et la technique réalisé une éclatante invention, il reste, sans préjudice de la valeur scientifique, à discuter la légitimité morale de leurs applications à l’homme. Ce qui signifie qu’aujourd’hui le débat demeure encore celui de Socrate et de Protagoras.

p.276

 

Le débat éthique d’aujourd’hui oppose ceux pour qui il y a une certaine congruence entre le désirable et le techniquement possible et les autres enclins à juger séparément le faisable et le souhaitable. La pensée scientiste du XIXème siècle n’avait guère intégré l’idée d’autotransformation alors que celle-ci devient l’injonction morale par excellence de ce scientisme antihumaniste et postmoderne que je décris. Il s’ensuit, par un syllogisme imparable, que les perspectives de modification de l’homme par lui-même à l’aide des outils techniques les plus sophistiqués sont bonnes puisque la base de la morale repose sur le pouvoir humain de concevoir et de mettre en œuvre de telles techniques.

p.293

 

Lorsqu’un ensemble de moyens nouveaux et performants est mis au service d’objectifs justes au centre desquels se trouvent l’homme universel et son épanouissement ici et ailleurs, aujourd’hui et demain, je m’en félicité. Telle est ma conception d’un humanisme qui n’est ni essentialiste ni fixiste, mais évolutionniste. Un humanisme de la responsabilité (…).

p.296

 

 

 

 


MORALE ET RELIGION

 

 

Si je considère qu’existe un principe moral, construit mais non arbitraire, justifié pour l’humanité entière parce qu’elle n’existerait pas sans lui, s’il m’apparaît que ce principe est insoluble dans l’évolution du monde moderne même si son application aux réalités changeantes de ce dernier pose de redoutables problèmes, libre à vous de l’appeler un principe « sacré », mais il s’agit là d’un baptême «laïque ». (…) Il est selon moi inutile d’introduire ce mot de sacré parce qu’il prête à confusion.

p.40

 

Je pense que l’un des mécanismes qui mériterait d’être approfondi expliquant l’évolution prescriptive et par conséquent législatrice de la religion est que celle-ci constitue une forme de pouvoir.

p.42

 

Très tôt, le chamanisme, puis, bien plus tard, les religions établies constituèrent les sources essentielles du savoir et du pouvoir. (…) Le processus de dé-sécularisatrion de la pensée religieuse, qui s’est effectué de manière très différenciée dans les diverses cultures, l’a été à son corps défendant : ce n’est jamais la religion elle-même qui a décidé de cesser d’être à la fois descriptive et des choses et prescriptive des lois de la cité.

pp.42-43

 

 

Définitions du Bien et du Mal

 

J’appelle « bien » tout ce qui procède de la pensée, et des actions qui en découlent, ayant comme objectif de préserver l’humanité de l’autre en ce que je la reconnais équivalente à la mienne propre. (…) Lorsque mon action prend en compte cette évidence et, par conséquent, préserve ce qui me semble essentiel dans l’humanité de l’autre, son autonomie, ses chances d’épanouissement, cette action est bonne. Ne le seront pas à l’inverse, les entreprises, les actes se fixant pour objectif d’attenter à l’humanité d’autrui, de la nier, ou bien qui ne feront que témoigner d’une négligence envers le souci de l’autre, de ses conditions d’accès à la joie, au bonheur, d’une indifférence à son épanouissement autonome.

p.65

 

Le bien, ensemble de ce qui manifeste une attention à l’autre, concourt souvent à la coopération au sein du groupe et à sa préservation.

p.65

 

Si mon humanisme prométhéen est comparable avec une pensée morale, c’est que je ne vois pas d’autres définitions du bien que le souci du statut de l’autre au bénéfice duquel je me dois de mobiliser les moyens disponibles et d’acquérir moi-même les qualités nécessaires pour le utiliser au mieux.

p.302

 

Le mal intentionnel (…), ce mal-là ne confère aucun avantage sélectif et il ne peut être inventé que par l’homme. C’est la raison pour laquelle l’aptitude au mal m’apparaît fondamentale dans l’évolution de l’humanité. Sans doute a-t-il fallu un être possédant nos capacités mentales et notre psychisme pour commettre des actions mauvaises purement gratuites. (…) L’inhumanité qui, je le rappelle, est un trait spécifique de l’humanité, recouvre ces motivations.

pp.66-67

 

Le mal, propre de l’Homme

 

Le bien est devenu l’ensemble de tous les moyens mis en avant pour contrecarrer cette capacité que nous avons inventée, nous autres hommes, de faire le mal.

p.67

 

Dans quelles conditions la violence animale se manifeste-t-elle entre congénères ? Trois réponses sont bien connues : la première est la compétition pour la nourriture (…). La deuxième cause des comportements animaux violents est la défense du territoire (…), et la troisième est la compétition pour al reproduction.

p.73

 

L’homme exprime lui aussi de la violence pour défendre ou conquérir un territoire (…). Il peut être violent dans la compétition pour la nourriture et le coït. De ce point de vue-là, nous n’avons rien inventé. Il existe bien cependant des formes de violence dont les ressorts sont spécifiquement humains en ce qu’ils reposent sur la « théorie de l’esprit », c’est-à-dire le jugement normatif, le cas échéant moral, sur la pensée des autres. Cela se manifeste particulièrement à travers les débordements idéologiques et religieux.

p.74

 

Caïn et Abel, c’est la crise mimétique typique de René Girard. Elle illustre en fait un cinquième inducteur de la violence humaine, la dépendance de chacun vis-à-vis du regard, de la considération d’autrui, conditions nécessaires à la connaissance et à l’estime de soi. Le mépris est criminogène.

p.77

 

On peut considérer que cette référence (Caïn et Abel) est une autre illustration de la thèse que je défends, selon laquelle c’est la possibilité du mal, et par conséquent en contrepartie celle du bien, qui crée l’homme réel. Je remarque qu’Adam et Eve au jardin d’Eden, outre leur immortalité et l’absence de nécessité de travailler, sont des êtres qui n’ont pas le droit de se poser la question du bien et du mal, laquelle reste l’apanage de Dieu. Connaître cette question permettrait d’être « comme Dieu » et constituerait par conséquent une menace pour Lui. Un être d’une totale incapacité morale ne saurait, selon moi, être sapiens. Aussi, l’expulsion hors du jardin d’Eden est-elle la véritable genèse de l’homme réel. C’est donc le péché originel, la première manifestation du mal, de puis la révolte de Satan, qui crée l’homme.

p.77


LA PERSONNE HUMAINE [4]

 

 

La constitution génétique ne saurait être l’alpha et l’oméga de la dignité, presque tout le monde est unanime à le reconnaître. Quand la dignité humaine advient-elle donc à l’embryon ou au fœtus au cours de son développement ? La notion de dignité humaine et celle de respect n’étant pas de nature scientifique, ce sera au moraliste, au penseur ou au philosophe de répondre et non au biologiste.

 p.133

 

Je ne partage pas non plus l’opinion de ceux qui considèrent que l’embryon, parce qu’il a été fabriqué pour la recherche, ou parce qu’il n’est pas encore implanté, est une chose banale. Banal, il ne l’est jamais. Non pas que je le juge « sacré » - j’exclus le sacré de ma réflexion éthique – mais parce qu’il est le début éventuel de ce dont le respect est l’objet même de la morale. S’il se développe, ce ne sera pas en petit poulain, en un souriceau, mais bien en un petit d’homme, une personne.

p.138

 

L’embryon humain, qu’il ait été voulu ou non, dès lors qu’il a la possibilité de devenir dans de bonnes conditions une personne humaine, est toujours un objet singulier qui nous conduit à réfléchir sur ce qu’implique cette singularité, sur les rapports particuliers que l’on peut avoir avec lui.

p.139

 

En ce qui concerne la cellule souche embryonnaire, les choses sont plus claires : une fois obtenue, elle n’est indiscutablement pas un embryon. Elle ne peut se différencier ni en placenta, ni en cordon ombilical, et est donc incapable de se développer en fœtus.

p.143

 

Pour l’agnostique évolutionniste que je suis, la dignité ne peut ni reposer sur, ni être une valeur transcendante. Elle est une idée construite par l’homme en société et la condition autant que la conséquence de son humanisation. Elle est le fruit direct du respect réciproque dont je fais la base ontologique de la pensée morale.

p.244


MORALE ET POLITIQUE

 

 

Pour moi, à partir du moment où je me fais le champion d’une morale sans transcendance, rien ne peut remplacer le peuple s’exprimant selon les règles de la démocratie pour décider de ce qu’est l’action bonne dan tel ou tel domaine. Ou bien c’est le peuple qui décide, ou bien c’est une autorité dépourvue de légitimité démocratique : les prêtres, les riches, les experts. Rien ne peut s’élever au-dessus de la volonté populaire. (…) Aucune légitimité ne l’emporte sur celle qui a l’onction d’un exercice démocratique mais chacun est conscient que cet exercice peut aboutir à écarter le bien pour privilégier le mal, préférer l’action mauvaise à la voie bonne. (…) Il n’existe pas de légitimité supérieure à celle de la démocratie pour définir le bien d’une nation, mais la décision démocratique est néanmoins souvent mauvaise. Comment dépasser ce blocage ?

Il convient sans doute – je le fais en ce qui me concerne – de prendre en compte la notion de caractère autocorrecteur de la démocratie (…). Elle se doit à la fois de décider ce qu’elle considère être l’action bonne et de toujours laisser le champ ouvert à la contestation. Si la démocratie est le pire des systèmes à l’exception de tous les autres, comme le disait Churchill, c’est qu’elle accepte l’idée que ses décisions légitimes puissent légitimement être contestées. La démocratie est le système par lequel s’expriment à la fois Créon qui dit la loi et Antigone qui la conteste et dont la vie et les droits de contestation sont reconnus et protégés. De la sorte Antigone peut amener le peuple à corriger ses choix.

pp.384-385

 

A partir du moment où je mets au cœur de la vie morale la réciprocité et l’autonomie, tout système qui les foulerait aux pieds est par définition immoral.p.386

 

La morale exige de lutter contre les inégalités et non d’en créer de nouvelles.

p.302

 

 

 

DECOURT Georges, 2008

 

 



[1] On peut se reporter à ce CV : http://www.univ-paris5.fr/IMG/pdf/Kahn_Axel_entretien_Site_Histoire.pdf. dans l’ouvrage l’auteur parle d’une de ses filles non croyante et d’une autre, très catholique, mère d’enfants prématurés qui ont survécus grâce à la médecine.

[2] Les sous-titres ne sont pas des auteurs. A.Kahn, partisan d’un socle stable de la morale, ne distingue pas forcément morale et éthique dans ses propos.

[3] Il s’agit de la sensibilité morale.

[4] Voir aussi sur l’avortement p.152sq, le clonage p.195sq, l’arrêt Perruche et la loi Veil pp.165sq, l’euthanasie p.256sq, p.271sq