KANDINSKY, Wassily, 1910, Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier

 

 

Réédition 1988 avec préface de SERS Philippe,

Réédition 2009

 

 

 

 

 

La préface de Philippe SERS écrite en 1988

 

 

Philippe SERS est philosophe et critique d’art connu pour ses ouvrages sur l’avant-garde russe, l’art contemporain et les icônes. Parmi ses ouvrages, citons :

 

-      1997, Sur Dada. Essai sur l’expérience dadaiste de l’image 2002, Icônes et saintes images. La représentation de la transcendance

-      2001, Totalitarismes et avant-gardes. Falsification et vérité en art

-      2004, L’Avant-garde radicale. Le renouvellement des valeurs dans l’art du XXè siècle (lire recension)

-      2009, Duchamp confisqué. Marcel retrouvé (lire recension)

-      2009, Comprendre Kandinsky

 

 

Dans cette préface écrite en 1988 pour la précédente édition de « Du Spirituel dans l’art », Philippe SERS tente de faire comprendre la place des artistes dans la société et, en particulier ici, de Kandinsky.

 

Comme Diogène il (Kandinsky) nous interroge. Serons-nous l’être de l’aventure ? Sommes-nous prêts à partir ? Car si Kandinsky est d’avant-garde, il l’est au sens où l’avant-garde est constituée des hommes destinés à marcher en avant, à essuyer les premiers coups. L’avant-garde ouvre le chemin. D’essence, elle est foi dans le futur, accomplissement du progrès et, partant, conflit armé contre les forces de régression.

(p.13)

 

L’artiste se trouve aux avant-postes d’une société qu’il interroge, dérange et dont il ébranle parfois les certitudes.

 

Il y a en effet une curieuse solidarité entre l’ordre moral et la stagnation des valeurs esthétiques qui fait que le novateur se trouve en situation d’inculpé. Il doit présenter sa défense.

(p.10)

 

Devant une œuvre d’art les uns s’offusquent, d’autres restent indifférents, d’autres encore sont fascinés. Pourquoi une œuvre parle-t-elle aux uns et pas aux autres ? Pourquoi est-elle reconnue par les uns comme chef d’œuvre et supercherie par les autres ? Un chemin se dessine entre l’artiste et son temps, entre des aventures spirituelles.

 

En effet, l’évidence primaire en art, c’est le pouvoir qu’a l’œuvre de mettre l’âme humaine en vibration. C’est pourquoi le principe essentiel de toute création artistique est, selon Kandinsky, le principe de nécessité intérieur, c’est-à-dire le principe de l’entrée en contact efficace avec l’âme humaine. Or la valeur de ce principe est qu’il constitue un principe d’expérimentation. Il y a d’emblée renvoi à l’aventure intérieure personnelle, vérificabilité.

(pp.18-19)

 

L’emploi du terme « spirituel » est approprié car il s’agit d’une méditation partagée par l’œuvre d’art, qu’elle soit musicale, plastique ou autre.

 

Il y a dans l’œuvre d’art la révélation d’une réalité supérieure inaccessible au discours de la raison et elle devient par une coïncidence inouïe dans le même mouvement le support d’une méditation métaphysique. Elle est à la fois le support de la méditation et l’image de l’itinéraire.

Ainsi nous sommes conduits à l’idée que l’œuvre d’art est un être actif, créateur de l’atmosphère spirituelle. Une œuvre d’art n’est pas belle, plaisante, agréable. Elle n’est point là en raison de son apparence ou de sa forme qui réjouit nos sens. La valeur n’est pas esthétique. Une œuvre est bonne lorsqu’elle est apte à provoquer des vibrations de l’âme, puisque l’art est le langage de l’âme et c’est le seul. Kandinsky a parlé dans les Regards du respect qu’il a pour la composition : « Ce mot agissait en moi comme une prière. Il me remplissait de vénération ». L’indication est précieuse car la prière est un mouvement de l’âme vers le divin qui conduit à une communication avec lui ; par exemple par le moyen de la méditation. Mais c’est aussi en même temps la suite des locutions consacrées par la liturgie qui constitue le support de ce mouvement. Autrement dit, la prière joue exactement le même rôle que la composition : elle est à la fois marche vers le divin et support ou symbole de cette marche.

(p.26)

 

On comprend pourquoi Philippe SERS se passionne autant pour l’art contemporain que pour les icônes.

 

 

 

 

 

Le texte de KANDINSKY

 

 

Vassili Vassilievitch KANDINSKY naît en 1866 à Moscou. Il étudie à l’Académie des Beaux-Arts de Munich. En 1918 il revient à Moscou après la Révolution d’octobre 1917. En 1921 il quitte la Russie pour l’Allemagne. Il enseigne au Bauhaus. A l’avènement du nazisme il émigre en France. Il meurt en 1944 à Neuilly-sur-Seine.

 

C’est en 1910 que Kandinsky écrit « Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier ». De multiples rééditions depuis lors montrent l’importance de cet ouvrage dans la fondation de l’art abstrait.

 

 

La force d’éveil prophétique

 

 

Pour lui l’œuvre d’art s’inscrit dans son époque mais annonce en même temps une ère nouvelle.

 

Toute œuvre d’art est l’enfant de son temps et, bien souvent, la mère de nos sentiments.

Ainsi de chaque ère culturelle naît un art qui lui est propre et qui ne saurait être répété. Tenter de faire revivre des principes d’art anciens ne peut, tout au plus, conduire qu’à la production d’œuvres mort-nées.

(p.51)

 

Et de distinguer l’art castré sans descendance de l’art promis à un bel avenir.

 

Nous avons dit plus haut que l’art est enfant de son temps. Un tel art ne saurait rendre que ce qui, dans l’atmosphère du moment, est clairement accompli. Cet art, qui ne renferme en soi-même aucun potentiel d’avenir et n’est ainsi que l’enfant de son époque, n’engendrera jamais le futur : c’est un art castré. Il est de courte durée et meurt moralement lorsque l’atmosphère qui l’a créé vient à changer.

L’autre art, susceptible d’autres développement, prend également racine dans son époque spirituelle, mais n’en est pas seulement le miroir et l’écho ; bien au contraire, il possède une force d’éveil prophétique qui peut avoir une profonde influence.

(pp.57-58)

 

Cette « force d’éveil prophétique » vient de l’âme de l’artiste, de ses vibrations intérieures, de ce que Kandinsky appelle une « nécessité intérieure » qui pousse les artistes à s’exprimer, à créer une œuvre en dehors d’eux-mêmes.

 

Consciemment ou non, ils obéissent au mot de Socrate : « Connais-toi toi-même ». Consciemment ou non, les artistes se penchent peu à peu sur leur matériau, l’essaient, pèsent sur la balance de l’esprit la valeur intérieure des différents éléments par lesquels leur art est en mesure de créer.

(pp.97-98)

 

Ainsi l’œuvre d’art prend-elle une existence propre, par laquelle elle rejoint l’expérience des autres sans passer par l’artiste. Elle perdure.

 

Ici s’ouvrent les voies d’objectivation de l’art où l’artiste n’est rien d’autre qu’un instrument secret et caché aux regards alors que l’œuvre elle-même a l’air d’être tombée toute prête du ciel : la pulsation de l’artiste ne s’entend plus dans l’œuvre, cette dernière vit avec ses propres pulsations.

(p.93)

 

C’est d’une manière mystérieuse, énigmatique, mystique, que l’œuvre d’art véritable naît « de l’artiste ». Détachée de lui, elle prend une vie autonome, devient une personnalité, un sujet indépendant, animé d’un souffle spirituel, qui mène également une vie matérielle réelle – un être.

(p.197)

 

 

La nécessité intérieure

 

 

Ainsi les gens de la société dans laquelle vit l’artiste, mais aussi ceux d’autres cultures et d’autres époques pourront être portés par son œuvre, s’ils perçoivent l’expérience spirituelle qu’elle porte en elle-même.

 

La nécessité intérieure naît de trois raisons mystiques. Elle est formée de trois nécessités mystiques :

-      chaque artiste, en tant que créateur, doit exprimer ce qui lui est propre (élément de la personnalité),

-      chaque artiste, en tant qu’enfant de son époque, doit exprimer ce qui est propre à cette époque (élément du style dans sa valeur intérieure, composé du langage de l’époque et du langage de la nation, aussi longtemps que la nation existera en tant que telle),

-      chaque artiste, en tant que serviteur de l’art, doit exprimer ce qui est propre à l’art en général (élément de l’art pur et éternel que l’on retrouve chez tous les hommes, chez tous les peuples, dans toutes les époques, dans l’œuvre de chaque artiste, de toutes nations et de toutes les époques et qui, en tant qu’élément principal de l’art, ne connaît ni espace ni temps).

Nous devons seulement traverser avec l’œil spirituel les deux premiers éléments pour apercevoir ce troisième élément mis à nu.

(pp.132-133)

 

 

L’artiste ne doit pas se préoccuper de ce qui se fait ou non dans son époque, mais uniquement rester fidèles à sa « nécessité intérieure ».

 

L’artiste doit être aveugle vis-à-vis de la forme « reconnue » ou « non reconnue », sourd aux enseignements et aux désirs de son temps.

Son œil doit être dirigé vers sa vie intérieure et son oreille tendue vers la voix de la nécessité intérieure.

(p.138)

 

 

La beauté

 

 

Chaque époque chasse l’autre. Une forme esthétique qui a peiné à se faire admettre, devient bientôt  la norme, alors qu’elle est déjà soumise à critique et dépassée par d’autres créations.

 

La forme aujourd’hui reconnue est une conquête de la nécessité intérieure d’hier, restée sur une certaine marche extérieure de la libération, de la liberté. Cette liberté d’aujourd’hui a été assurée par un combat et semble, comme toujours, à beaucoup, devoir être « le dernier mot ».

(p.136)

 

Le jugement porté sur une œuvre ne doit avoir d’autre critère que sa capacité à faire vibrer l’âme, à mettre en communication des univers intérieurs par-delà les temps et les lieux. Kandinsky développe alors sa théorie des couleurs, connue de tous les étudiants des Beaux-Arts, langage adapté, mieux que le dessin, à cette vibration de l’âme et comparé à la musique, langage universel.

 

C’est à ce point de vue intérieur qu’il faut se placer, et exclusivement à ce point de vue, pour répondre à la question de savoir si l’œuvre est bonne ou mauvaise. Si elle est « mauvaise » dans la forme ou trop faible, c’est que cette forme est mauvaise ou trop faible pour provoquer dans l’âme des vibrations d’une résonance pure. De même une image n’est pas « bien peinte », si les valeurs (les inévitables valeurs des Français) sont convenablement choisies ou si elle est répartie d’une manière quasi scientifique entre le chaud et le froid mais, au contraire, est bien peinte l’image qui intérieurement vit totalement. Et de même n’est un « bon dessin » que celui auquel rien ne peut être changé sans que cette vie intérieure soit détruite, sans qu’il y ait lieu de considérer le dessin en contradiction avec l’anatomie, la botanique ou toute autre science.

(pp.197-198)

 

La « beauté » n’est donc pas une question de canons esthétiques mais d’intériorité. Est beau ce qui procède d’une nécessité intérieure de l’âme. Est beau ce qui est beau intérieurement. (p.203)

 

 

Pour Kandinsky, l’activité artistique n’est donc pas un concours de beauté formelle, mais la nourriture de l’âme, l’unique semble-t-il dire.

 

(l’art) dans son ensemble n’est pas une vaine création d’objets qui se perdent dans le vide, mais une puissance qui a un but et doit servir à l’évolution et à l’affinement de l’âme humaine (…). Il est le langage qui parle à l’âme, dans la forme qui lui est propre, de choses qui sont le pain quotidien de l’âme et qu’elle ne peut recevoir que sous cette forme.

Si l’art se dérobe devant cette tâche, ce vide ne pourra être comblé, car il n’existe pas d’autre puissance qui puisse remplacer l’art.

(p.200)