Discours
du Pape Benoît XVI au monde de la culture
pour
l’inauguration du Centre des Bernardins
Paris - 12 septembre 2008
Le discours du
Pape Benoît XVI est un exposé magistral et non pas magistériel. A preuve des
indices littéraires comme l’’adresse : Monsieur le cardinal, Madame la ministre, chers amis, et non pas mes chers frères, chers fils, ou le mot de la fin : merci beaucoup, et non pas Amen,
ou que Dieu soit béni. Il s’agit certainement
d’un positionnement très étudié. En effet, dans le contexte français de
séparation de l’Eglise et de l’Etat, où la notion de laïcité fait l’objet de
débats, le Pape est reçu séparément dans ses deux fonctions : -
en tant que Chef d’Etat du Vatican, avec les
honneurs civils et militaires habituels, -
en tant que Pasteur universel des catholiques,
comme une autorité religieuse ou un responsable du culte majoritaire. Au Couvent des
Bernardins le Pape est l’invité de l’Archevêque de Paris et parle devant un
parterre d’autorités des mondes politique, religieux et culturel français. Il ne prononce
pas là un discours de chef religieux s’adressant à ceux de son culte ou à
ceux qui lui sont étrangers (« aux
hommes de bonne volonté » comme l’écrivait le Pape Jean XXIII), mais
un exposé sur la place de la théologie dans la construction d’une culture
européenne. J’aimerais
vous parler ce soir des origines de la théologie occidentale et des racines
de la culture européenne,… la culture monastique. Ce
positionnement de l’autorité universelle des catholiques dans l’espace public
français, doit être souligné : ce n’est pas l’autorité ecclésiastique
qui parle, ni l’autorité morale, mais l’autorité personnelle d’un homme de
culture européenne rappelant l’importance de sa religion dans le contexte
culturel européen. Cela rappelle un peu le positionnement en son temps de
Justin. Mais non
seulement Benoît XVI propose une vision de l’histoire culturelle, mais aussi
une approche particulière de la religion catholique, vue à travers
l’expérience monastique.
La thèse qu’il
soutient est celle-ci : -
la culture européenne prend naissance dans une
conjoncture particulière : une fracture culturelle due à l’effondrement
de la culture antique, grecque, nous pouvons
dire qu’au cours de la grande fracture culturelle, provoquée par la migration
des peuples et par la formation des nouveaux ordres étatiques, les monastères
furent des espaces où survécurent les trésors de l’antique culture et où, en
puisant à ces derniers, se forma petit à petit une culture nouvelle. -
le monachisme, caractérisé par la quête de Dieu,
fonde, sans l’avoir expressément cherché, cette nouvelle culture en se
déployant au VIème siècle Avant toute
chose, il faut reconnaître avec beaucoup de réalisme que leur volonté n’était
pas de créer une culture nouvelle ni de conserver une culture du passé. Leur
motivation était beaucoup plus simple. Leur objectif était de chercher Dieu, quaerere Deum. D’autres
thèses peuvent être soutenues. Par exemple, on pourrait affirmer que la
culture chrétienne européenne commence avec l’Edit de Milan de Constantin en
313, les Christiana tempora.
Et la question se pose : pourquoi, lorsque la Rome chrétienne s’est
effondrée en 476 devant les barbares, ceux-ci (les barbares) ont-ils adopté
progressivement la religion des vaincus ? Deux ouvrages
récents font le point sur ces questions : -
Dumézil, Bruno, Les Racines chrétiennes de
l’Europe. Conversion et liberté dans les royaumes barbares Vè-VIIIè siècle,
2005, Paris, Fayard -
Iogna-Prat,
Dominique, La Maison-Dieu. Une histoire monumentale de l’Eglise au
Moyen-Age (v.800-v.1200), 2006, Paris, Seuil Benoît XVI
reprend, lui, l’argument du colloque du Conseil pontifical de la culture,
tenu à Conques en l’an 2000 sur le sujet : Abbayes et monastères aux racines de l’Europe. Identité et
créativité : un dynamisme pour le IIIème millénaire. Son
raisonnement peut se résumer ainsi : -
si le monachisme chrétien, qui repose sur la quête
de Dieu, est au fondement de la culture européenne, -
alors, on ne peut pas réfuter cette quête de Dieu,
comme le fait la culture positiviste, -
en conséquence, la culture positiviste
n’appartient pas à la culture européenne. Une culture
purement positiviste, qui renverrait dans le domaine subjectif, comme non
scientifique, la question concernant Dieu, serait la capitulation de la
raison, le renoncement à ses possibilités les plus élevées et donc un échec
de l’humanisme, dont les conséquences ne pourraient être que graves. Par « culture purement positiviste »,
l’auteur entend une méthode scientifique de connaissance, basée sur
l’expérience sensible, érigée en théorie incapable de fonder une morale et,
encore moins, une spiritualité. (Voir Rahner Karl, Vorgrimler
Herbert, Petit dictionnaire de
théologie catholique, éd. allemande 1961, éd. française 1969, article
« positivisme »). On pourrait
objecter qu’aujourd’hui une nouvelle ère s’inaugure avec l’effacement de la
spiritualité entendue comme « quête
de Dieu ». Nous pourrions connaître aujourd’hui une nouvelle
conjoncture, qui verrait l’effondrement de la culture ancienne, non pas
grecque mais « monastique »,
et naître une culture nouvelle marquée par l’ignorance de la quête de Dieu ou
de nouvelles cultures marquées par d’autres conjonctures et d’autres
histoires dans d’autres continents. Cette
hypothèse est écartée par deux types de raisonnement : -
d’une part, parce que toute culture repose sur
cette quête de Dieu et qu’en dehors de cette quête de Dieu il n’y a pas de
culture véritable, Ce qui a fondé
la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter,
demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable -
d’autre part, parce que, même si Dieu est de plus
en plus inconnu dans la culture contemporaine, en fait, nos contemporains
cherchent, eux aussi, le Dieu inconnu, malgré tout, malgré les apparences
contraires. Pour beaucoup,
Dieu est vraiment devenu le grand Inconnu. Malgré tout, comme jadis où
derrière les nombreuses représentations des dieux était cachée et présente la
question du Dieu inconnu, de même, aujourd’hui, l’actuelle absence de Dieu
est aussi tacitement hantée par la question qui Le concerne. Déjà, la
culture antique, grecque, reposait sur cette quête du Dieu inconnu. Paul a
annoncé explicitement le Christ ressuscité aux grecs. Il nous faut donc agir
de même. Paul n’annonce
pas des dieux inconnus. Il annonce Celui que les hommes ignorent et pourtant
connaissent : l’Inconnu-Connu. C’est Celui qu’ils cherchent, et dont, au
fond, ils ont connaissance et qui est cependant l’Inconnu et l’Inconnaissable
Il y a ici en
fait deux thèses : -
la quête de Dieu fonde la culture européenne qui
naît avec le monachisme, -
la quête de Dieu fonde toute culture En
conséquence, nier la quête de Dieu, c’est ne pas appartenir à la culture
européenne, et ignorer la quête de Dieu, c’est ne pas appartenir à une
véritable culture. Nous sommes
donc devant un dilemme : •
soit il n’existe pas de culture qui ignore cette
quête de Dieu, alors - la culture
européenne est le modèle de toute culture, - la culture
européenne est la matrice de toute annonce du Christ, - et annoncer le
Christ, c’est L’annoncer avec cette culture. •
soit il existe des cultures sans quête de
Dieu ; alors,
pour annoncer le Christ dans ces cultures a-thées - il faudrait
reprendre le modèle évangélisateur du monachisme, c’est-à-dire : - être soi-même
en quête de Dieu dans une culture qui lui est étrangère (une culture
barbare), - et, comme
l’ont fait les moines, sans le chercher expressément, fonder ainsi une toute
nouvelle culture. Cette seconde
démarche est précisément ce qu’on nomme l’inculturation de la foi chrétienne « l’inculturation (est) l’incarnation de l’Evangile dans les cultures autochtones, et en même temps
l’introduction de ces cultures dans la vie
de
l’Eglise »
(Jean-Paul II) Or, ce type de
questionnement n’est pas nouveau, puisqu’il surgit dès les origines du
christianisme. En effet, - le premier cercle des disciples du Christ était constitué de juifs
donc : •
de personnes de culture juive (par leur mode de
penser, de nourriture, leur langue, etc.) •
confessant la foi de leurs Pères (la Loi et les
Prophètes) le deuxième
cercle était constitué de juifs de la diaspora : •
lisant la Bible dans sa version grecque •
citoyens de Rome, de Tarse ou d’ailleurs •
confessant la foi juive le troisième cercle était constitué de prosélytes : •
qui n’étaient pas de culture juive, mais grecque •
qui étaient Parthes, Mèdes ou Elamites •
mais qui ont adhéré à la foi juive et épousé, en
partie, l’histoire et la culture du peuple élu le quatrième cercle était constitué des « gentils » : •
c’est-à-dire tous les « gens », de
partout (Act.15/23) •
qui n’étaient pas de culture juive •
qui n’ont pas adhéré à la foi juive •
mais qui ont adhéré à la personne du Christ La question
s’est posée au sujet de ces nouveaux disciples-là : doivent-ils épouser la
foi juive et la culture juive de Jésus et de ses premiers disciples ? La réponse a
été difficile à élaborer et difficile à mettre en œuvre. Réunis à Jérusalem,
les responsables des disciples du Christ ont répondu globalement non. La règle de
foi pratique
édictée fut que chacun peut entendre et vivre le message du Christ dans
sa propre langue, sans être circoncis, sans monter au Temple, sans
aller à la synagogue, etc. Il est précisé quelques restrictions comme
s’abstenir de viandes consacrées aux idoles. (Actes 15). La règle de
foi théorique,
qu’on appelle théo-logique, sur laquelle repose cette règle pratique est : Dieu
s’est fait Homme en la personne de Jésus né à Bethléem au temps d’Hérode,
crucifié sous Ponce Pilate ; donc un homme particulier, d’une culture
particulière, datée historiquement et située géographiquement. Et, nous
confessons, comme Paul devant les grecs, qu’Il est ressuscité, qu’Il ne
connaît plus ces limites d’espace et de temps, qu’Il est ici et là, en chacun
des disciples, qu’Il est hier, aujourd’hui et demain. Et, en
conséquence, les communautés ecclésiales ont adopté cette règle pratique
interne : plus de discriminations basées sur les règles sociales des
autres groupes, c’est-à-dire les distinctions riches - pauvres, hommes -
femmes, maîtres - esclaves, grecs - juifs, etc. Cette règle de
foi,
avec ses conséquences pratiques, ce sont les évêques qui en sont les
garants : -
en tant que successeurs des apôtres, pour que
cette règle traverse tous les siècles, -
en tant que membres du Collège épiscopal, pour que
cette règle traverse tous les continents. Cette règle
traverse donc toutes les cultures sans discrimination. On peut vivre la foi
chrétienne, chercher Dieu, dans
toutes les cultures, quelles qu’elles soient. Le message du Christ est
universel. S’il se vit dans des cultures particulières, datées
historiquement, situées géographiquement, comme la culture européenne née
avec le monachisme ou la culture judéo-chrétienne des premiers disciples ou
la culture gréco-chrétienne de Smyrne ou d’Ephèse ou la culture arménienne
après Grégoire l’Illuminateur, ce message n’est lié à aucune culture
particulière. C’est la règle
de foi qui nous a été transmise par la Tradition apostolique. Ce discours de
Benoît XVI nous le rappelle : le modèle évangélisateur à suivre est
celui du monachisme : chercher
Dieu et se laisser accueillir par Lui Cette quête de
Dieu a des effets culturels, sociaux, économiques, etc., des effets non
négligeables, mais qui ne constituent pas l’objectif primordial de la
communauté des disciples du Christ C’est dans
cette quête de Dieu que prend
naissance l’annonce du Christ par la parole, l’écrit, le chant, la liturgie,
le travail, mais aussi par le silence, l’action sociale, l’art, la
connaissance, etc. Avant toute
chose, il faut reconnaître avec beaucoup de réalisme que leur volonté n’était
pas de créer une culture nouvelle ni de conserver une culture du passé. Leur
motivation était beaucoup plus simple. Leur objectif était de chercher
Dieu, quaerere Deum. Le monachisme occidental avec Grégoire le Grand cherchait davantage à
témoigner de la foi en Christ qu’à convaincre par des arguments parfois
violents comme ce fut parfois le cas dans la tradition monastique orientale.
Aujourd’hui encore des personnes, isolées ou en groupe, cherchent, au cœur de
la Cité, à vivre cette quête de Dieu (Madeleine Delbrel,
les équipes de mouvements apostoliques, les communautés inscrites dans le
tissu social, etc.).
De ce discours du pape benoît XVI plusieurs enseignements peuvent
être retenus. 1. S’adressant au « monde de la culture » français, le
Pape Benoît XVI se présente comme un membre de ce monde-là ; il donne
son point-de-vue qui semble double : -
d’une part, la culture
se fonde sur la quête de Dieu, la culture européenne en étant le modèle, -
d’autre part,
évangéliser c’est imiter les moines du VIè
siècle, qui ne cherchaient pas à faire œuvre culturelle, mais « plus
simplement » à poursuivre leur quête de Dieu dans un monde qui
l’ignorait après l’effondrement de la Rome chrétienne. L’autorité ecclésiastique universelle qu’il représente ne se donne
donc pas ici à entendre comme « magistère », mais comme un
« maître » qui donne à penser, une autorité de science. Dans
le contexte français, qui est un espace public marqué par la laïcité, cette
posture est assez judicieuse : elle évite à chacun de se positionner par
rapport au Pape comme autorité religieuse et semble ne pas s’intéresser au
débat politique du moment qui portait sur la qualification de cette
laïcité : positive ou non ? 2. Aussi, la vision propre que le Pape donne de la construction de la
culture européenne à partir du VIè
siècle, avec l’essor du monachisme selon les règles de Saint Benoît,
peut-elle être discutée. En effet, c’est précisément dans l’espace public des
historiens de la culture que cet exposé se place. L’inauguration du Centre
des Bernardins dans un ancien couvent cistercien est une bonne occasion de
rappeler le rôle du monachisme en Europe et en France. 3. Mais surtout, l’histoire personnelle de ce Pape lui permet de
présenter la religion chrétienne comme une quête spirituelle par ces
termes : chercher Dieu et se laisser accueillir par Lui. Plutôt
que de partir des « choses », des objets culturels « chrétiens »
comme la production artistique et intellectuelle, en se contentant de citer
leurs auteurs, peintres, architectes ou théologiens, Benoît XVI rappelle
l’intention qui est derrière cette recherche et dévoile la dimension mystique
de la religion chrétienne, la fin ultime. Nous sommes
partis de l’observation que, dans l’effondrement de l’ordre ancien et des
antiques certitudes, l’attitude de fond des moines était le quaerere Deum – se mettre à la recherche de Dieu. C’est
là, pourrions-nous dire, l’attitude vraiment philosophique : regarder
au-delà des réalités pénultièmes et se mettre à la recherche des réalités
ultimes qui sont vraies. Benoît XVI fait ainsi le lien entre cette dimension mystique et les
productions matérielles, visibles, audibles, lisibles, de sa religion. Les
œuvres chrétiennes disent la quête personnelle et communautaire d’hommes et
de femmes qui ont adhéré à la personne du Christ, et en cela leurs
témoignages rejoignent ceux des personnes qui, aujourd’hui même, sont en
quête spirituelle, cherchent sens à leur vie, reçoivent et se donnent une
sagesse de vie, une philosophie de l’existence. Nos contemporains cherchent-ils le Dieu de Jésus-Christ sans le
savoir ? On peut répondre : -
oui, puisque, le sens de
tout étant en Christ, être en quête, c’est déjà être implicitement chrétien, -
ou bien non, puisque
d’autres philosophies de vie existent et que la diversité des quêtes
spirituelles ne nuit pas à la foi chrétienne mais peut l’enrichir de
multiples expériences. Quoi qu’il en soit, il demeure que l’annonce de l’Evangile
s’enracine, aujourd’hui comme hier, dans la quête personnelle et
communautaire de Dieu : chercher Dieu et se laisser accueillir
par Lui. |
Decourt Georges, exposé
prononcé lors de la matinée organisée par l’Université Catholique de Lyon et le
service arts cultures et foi du
diocèse de Lyon :
Trois mois après le discours de Benoît XVI aux
Bernardins… La foi et la culture dans le même bateau ?, 13 décembre
2008