En mémoire de

l’Abbé François LARUE

Né à Ecoche, le 234 décembre 1888, exécuté à Saint-Genis-Laval, le 20 août 1944

 
 


Né à Ecoche, le 24 décembre 1888, exécuté à Saint-Genis-Laval, le 20 août 1944

 

 

 

 

 


 

 

 


Sur le monument aux morts de la commune d’Ecoche, aux cinquante tués de la guerre de 14 font écho les deux seuls morts de la dernière guerre, donnant ainsi la mesure du vécu si différent des deux conflits mondiaux dans nos campagnes. Mais, l’un de ces deux morts attire l’attention à la fois par sa qualité et les circonstances de sa disparition : « abbé François Larue, massacré par les Allemands à Saint-Genis-Laval le 20 août 1944 ». Deux tiers de siècle se sont écoulés depuis cet évènement, la plupart de ceux qui ont connu l’abbé ont eux-mêmes disparu et leur mémoire vivante s’en va comme les traces matérielles, lettres, documents, photographies relatives à sa personne et à cette époque. Pourtant, l’on pressent que ce prêtre résistant, fils de la modeste paroisse paysanne d’Ecoche, auquel la ville de Lyon a dédié une de ses places, devait être grand, d’une grandeur liée à son état et aux circonstances de sa mort. Les premiers témoins qui se présentent à notre recherche nous le confirment avec éclat. Du poète et futur Académicien Pierre Emmanuel, nous lisons : « Parmi ceux que j’aimai pendant la guerre et dont je fus le compagnon, aucun ne fait plus grande figure que mon ancien maître, l’abbé Larue ». Un autre Académicien, l’historien Robert Aron dit de lui : « Parmi les ministres des diverses confessions qu’il m’a été donné d’approcher, aucun ne m’a fait mieux comprendre la possibilité d’être prêtre. » De tels témoignages encouragent à poursuivre une recherche, qui se heurte bientôt à la rareté des documents. Après son arrestation, l’appartement de l’abbé Larue a été pillé par la gestapo et, auparavant, son activité clandestine laissait bien évidemment peu de traces. Il reste, conservés par sa famille quelques textes de lui qui seront présentés avec les témoignages de Pierre Emmanuel et de Robert Aron, après un récit de sa vie constitué à partir des éléments d’information encore aujourd’hui disponibles. Le personnage est paradoxal : prêtre et soldat, esthète et homme d’action, critique du christianisme et mourant sous le signe de la croix ; les textes présentés permettent à chacun de forger son image de ce grand personnage encore magnifié par son martyre.

 

 

La photographie de la page de couverture, qui représente l’Abbé Larue en uniforme de commandant du 107ème bataillon de chasseurs alpins, est la seule qui subsiste de la dernière période de sa vie.



 

 

La maison natale de François Larue est une belle ferme de village, attenante au presbytère de l’église d’Ecoche, village situé à l’extrême nord du département de la Loire. C’est là qu’il est né le 24 décembre 1888, fils cadet d’Auguste Larue et de Marie-Joséphine Plassard, familles paysannes aisées qui devaient accéder successivement à la mairie du village pendant près de la moitié du XX° siècle. Il porte aussi les prénoms de Marie comme il est souvent d’usage dans les familles très chrétiennes, et de Noël qui fête la nativité du Christ, nuit qui vit aussi la naissance du petit François.

 

Pour comprendre le cadre humain dans lequel apparaît cet enfant, un autre prêtre, Louis Augros, né dix ans plus tard dans le village voisin de Belmont de la Loire, décrit ainsi le monde de sa propre enfance : « La paroisse était massivement chrétienne. Cela se voyait particulièrement le dimanche aux heures des messes. Dans toute la famille, on s’organisait pour que, malgré le soin donné au bétail, tous puissent aller à la messe. J’ai gardé un souvenir très vivant de ce peuple qui, par tous les chemins, s’en allait vers l’église. Sans doute, la pression sociale jouait-elle un rôle efficace en cette affaire ? Mais, il y avait d’abord la foi, plus profonde chez les uns, vivante chez tous. » (Louis Augros, « de l’Eglise d’hier à l’Eglise de demain »). Cette région du haut-Beaujolais, surnommée au dix-neuvième siècle la Vendée roannaise, avait gardé effectivement une forte imprégnation religieuse et était une pépinière de vocations religieuses et sacerdotales. Rien d’étonnant donc si le jeune François qui manifeste très tôt de remarquables capacités intellectuelles, est distingué pour engager des études secondaires débouchant naturellement sur le sacerdoce. Il y fut certainement encouragé par le curé Seytre, ancien professeur de théologie au noviciat des Chartreux et auteur d’ouvrages de piété et de poésie, qui avait dû discerner dans cet enfant doué une vocation aux plus hautes destinées intellectuelles.

 

En 1909, probablement après les deux ans de philosophie du grand séminaire, François Larue est appelé pour le service militaire au 98° régiment d’infanterie. La durée du service est alors fixée à deux ans, et François Larue, qui a participé à l’école des sous-officiers de réserve, est nommé sous-lieutenant de réserve au terme de son service. Le contexte était alors marqué par la violence des tensions entre l’Eglise et le catholicisme, à quelques années de la séparation de 1905. Depuis 1889, le service militaire avait été étendu aux séminaristes, et ceux-ci ne voulaient pas apparaître en reste dans l’engagement patriotique.

 


Le baptême du feu du sous-lieutenant François Larue du 229ème régiment d’infanterie

Le 229ème régiment d’infanterie de réserve, sous les ordres du lieutenant-colonel Bigeard, procède à sa mobilisation de 2 au 10 août 1914. Il appartient à la 58ème division , 115ème brigade, et comprend deux bataillons, les 5ème et 7ème. Le 10 août, veille du départ, le lieutenant-colonel passe la revue du régiment et, dans une allocution de chaud patriotisme, fait vibrer dans l’âme de chacun l’esprit de sacrifice et de devoir, tout entier consacré à la défense du pays.

Le 11 août, le régiment quitte Autun par voie ferrée, à l’effectif de 37 officiers et 2210 hommes, pour gagner la frontière de l’Est. Il débarque le soir même à Conflans-Varigny. Le 12, il gagne Francalmont et Ainvelle où il séjourne les 13 et 14. Le 15 août, il marche sur Plombières où il cantonne…

Le 20 août, le régiment est alerté à 2 heures, il se rassemble à Saules, dans un silence absolu, et est dirigé sur Steige. Vers 17 heures, le 5° bataillon prend contact avec l’ennemi, puis bientôt tout le régiment entre dans la bataille. C’est le baptême du feu. Pour la première fois, les hommes entendent le sifflement des balles, le crépitement des mitrailleuses et l’éclatement des obus. Ce premier contact avec le feu est supporté par tous allègrement, avec un entrain parfait et une crânerie remarquable.

Pendant la période du 21 au 30 août, le régiment prend part aux combats de La Salcée, Coinche, Coinchimont, col d’Anzel, Saulcey. Dans ces deux derniers combats qui durèrent du 27 au 30 août, il s’y distingue de façon brillante.

Le 229ème est chargé de l’attaque du col d’Anzel qui venait d’être occupé par l’ennemi et de reprendre coûte que coûte la position. Le 27 août à 17 heures, il aborde la position, et à la suite d’un vigoureux assaut qui se prolonge pendant toute la nuit par de nombreux combats à la baïonnette dans les bois au sud du col, il conquiert la position dont les défenseurs sont détruits ou rejetés sur la gare de Saulcy le lendemain au petit jour.

Dans la journée du 28 août, le 229ème se porte sur la gare de Saulcy et le village des Cours, où il s’installe après avoir refoulé sur la rive droite de la Meurthe tous les détachements ennemis qui l’occupaient encore. Le régiment reçoit l’ordre de maintenir sa position jusqu’à la dernière extrémité, pour donner le temps d’arriver aux éléments avancés de l’armée d’Alsace qui remontent vers le nord par Gerardmer. Du 28 au 30 août, le 229ème se maintient dans ses positions sous un violent bombardement qui détruit toutes les maisons du village et malgré les contre-attaques acharnées de l’ennemi.

Il est relevé par la 41ème division d’infanterie et reporté en arrière après avoir exécuté intégralement sa mission au prix de pertes cruelles (un chef de bataillon, 7 capitaines (sur8), la moitié des officiers et les trois cinquièmes de son effectif sont hors de combat.

 

D’après le journal de marche du régiment exploité par Didier Detombe : www.chtimiste.com


 

François Larue reprend ses études de théologie à l’issue de son service militaire jusqu’à l’année 1912 qui est marquée par sa double ordination au  diaconat et à la prêtrise le 21 décembre. Entre-temps, il s’est engagé, à la rentrée universitaire 1912-1913, dans une licence de sciences aux Facultés catholiques, tout en occupant la fonction de préfet des études au collège des Minimes. Il assure aussi la préparation militaire de ses collègues étudiants, « faisant faire l’exercice, en accompagnant ses commandements de quelques joyeuses plaisanteries » (souvenirs de M.Chapas, doyen de la Faculté catholique des sciences). Se révèle là un trait de caractère de François Larue, joyeux, spirituel, entraînant, fait pour le commandement. Une autre anecdote rapporte que, gravissant la montée du Gourguillon avec un autre prêtre, ils sont attaqués par un « apache » qui les menace avec son couteau. François Larue lui envoie un uppercut, le désarme et le met en fuite.

Tel est le personnage qui est mobilisé, le 2 août 1914, comme sous-lieutenant au 229° régiment d’infanterie. Il est rapidement engagé sur le front des Vosges et gagne bientôt sa première citation en emmenant ses hommes au feu : «  Très zélé et très actif, en même temps très brave, ainsi qu’il en a donné la preuve en août et septembre (1914) comme officier de peloton…a pris part en cette qualité aux combats de Steige, Coinchimont, Anzel et Saulcy . »

Ses connaissances scientifiques conduisent à son détachement, comme lieutenant, au service téléphonique de la 3° brigade de Chasseurs alpins, Chasseurs qui constitueront sa famille militaire pendant trente années. Jusqu'à la fin de la guerre, il évoluera comme spécialiste des transmissions et du renseignement, à l’état-major de différents groupes de Chasseurs alpins, notamment sous le commandement du général Messimy, ministre de la guerre en 1914 et qui avait repris du service actif. Dans ces fonctions, il confirmera ses qualités, recevant sur le front de la Somme cinq nouvelles citations mettant en avant « son courage et son sang-froid remarquables…dans des situations difficiles et dangereuses…chargé de missions en première ligne. » Il est nommé capitaine en juillet 1917 et ne sera démobilisé que le 6 août 1919, après neuf mois d’occupation en Allemagne, avec la Croix de guerre et le titre de Chevalier de la Légion d’honneur.

François Larue termine la guerre couvert de gloire et indemne de blessures ; mais sans doute profondément marqué par un conflit dans lequel Louis Augros voit la première grande rupture de la société villageoise chrétienne : « La plupart des hommes de 18 à 45 ans furent plongés pendant des années dans un monde à peu près vide de pratique religieuse et où s’exprimaient des positions agressives par rapport à leur foi. » Après cinq années de guerre et de fureur, l’abbé François Larue semble pourtant renouer simplement avec son passé : il revient aux Facultés catholiques de Lyon pour terminer sa licence es-sciences commencée en 1912. Il est en même temps professeur à l’école du Point-du-jour. « L’on fondait alors sur lui les plus grands espoirs pour une brillante carrière mathématique » (doyen Chapas), ce qui explique ensuite un séjour d’un an à Paris, à la Faculté des sciences, pour commencer la préparation d’un doctorat en mathématiques.

 



 

Son projet est interrompu pour les besoins de l’Institution préparatoire aux grandes écoles, institution catholique lyonnaise dont « le fondateur, Monsieur Sogno, octogénaire mais toujours sur la brèche, va demander à l’autorité supérieure de bien vouloir consentir à ce que l’abbé Larue serve comme professeur de mathématiques supérieures dans cette maison, dont la belle réputation exige, pour se maintenir, un homme ardent sachant parler aux élèves de vingt ans, les instruire, les diriger vers les carrières d’ingénieur. » (doyen Chapas). En a-t-il coûté à l’abbé Larue de devoir abandonner les promesses d’une carrière de chercheur scientifique ? A-t-il dû céder à des pressions ? Il ne reste nulle trace de ses états d’âme de cette époque.

 

De 1925, date où il est nommé professeur aux Lazaristes, collège tenu par les Frères des écoles chrétiennes auquel est associé le cours Sogno, jusqu’à la seconde guerre mondiale, vont s’écouler les quinze années obscures de l’abbé Larue. Pierre Emmanuel, qui est le témoin capital des dix dernières années de sa vie, et qui a fait sa connaissance comme élève en 1934, le décrit pratiquant sa pédagogie « comme l’ironiste le plus constant qui se put voir, léger, rapide cruel, d’une bonté pourtant qui maniait l’aiguillon sans blesser. » (Pierre Emmanuel, « Qui est cet homme ? »), témoignage corroboré par le directeur des Lazaristes lors d’un hommage rendu après guerre : « Nous le revoyons dans cette attitude familière du professeur au tableau, le bâton de craie à la main, à-demi tourné vers sa classe, l’œil malicieux, dans une physionomie éclairée d’un sourire bon enfant. Il ne fallait pas risquer la trop naïve question, sous peine de s’attirer une réplique humoristique ou cocasse qui, d’ailleurs, aurait pu décourager toute demande d’explication, si d’autre part ne s’était constamment manifesté chez lui le cœur d’or du prêtre, toujours accueillant, toujours charitable. ». Sauf l’interruption d’une année de guerre en 1939/40, l’abbé Larue aura donc exercé pendant vingt ans dans le même fonction et le même établissement, avec succès et plaisir semble t-il, mais on s’étonne qu’une si riche personnalité n’ait pas éprouvé le besoin d’évoluer vers d’autres fonctions, n’ait pas été appelé à déployer ailleurs ses talents exceptionnels. Pierre Emmanuel relève effectivement chez lui « une contradiction avec la dimension homme d’action…Il souffrait sans doute de sa propre sérénité…Il s’en libérait par la spéculation. »

 

De fait, il va trouver dans la poésie l’équilibre de sa pensée et de ses émotions, car « ce mathématicien, ce fidèle de la pure raison était également un intuitif passionné. » (Pierre Emmanuel, « Les étoiles », mars 1946) ; non par l’écriture poétique, mais dans l’étude, le commentaire des poètes les plus ardus, les plus obscurs au premier abord, les plus formalistes dans leur expression, Mallarmé et surtout Valéry. Ce choix, il s’en explique précisément par un parallèle entre les mathématiques et la poésie : « Qu’est-ce que les mathématiques ? Un jeu de symboles, et l’algèbre ne progresse qu’en créant de nouveaux symboles et en perfectionnant la forme sous laquelle se présentent des combinaisons de symboles déjà connus…La poésie requiert  de l’esprit autant d’agilité et de subtilité…et même davantage car


les techniques des poètes doivent s’efforcer d’exprimer la complexité de la vie et de l’âme humaine. » (Introduction à la lecture de Paul Valéry). Qu’il s’agisse des mathématiques ou de la poésie comme d’autres formes d’art (l’abbé Larue fut aussi un passionné de sculpture), il s’agit de retrouver le même esprit humain dans ses productions les plus élevées. Et cette recherche du vrai et du beau se fait sans intention métaphysique ni finalité sociale, avec le seul souci du jeu de l’esprit, d’où la perception de l’abbé Larue par le jeune Pierre Emmanuel comme « un pur esthéticien, un pyrrhonien admirable…jusqu’au jour où l’occasion lui fut donnée de se hausser à sa grandeur véritable et de quitter son attitude de spectateur pour le parti-pris de la liberté. » (« Qui est cet homme ? »). A l’évidence, il y a une avant-guerre et un après-guerre dans l’équilibre du personnage, et il y aura même sans doute une avant et une après arrestation dans sa vérité intérieure.

 

Entre temps, l’abbé Larue a poursuivi sa carrière militaire avec des affectations dans des unités où il effectue des périodes pendant les vacances scolaires. En 1933, il est nommé chef de bataillon de réserve. C’est ainsi qu’il prend la tête du 107ème bataillon de Chasseurs alpins constitué lors de la déclaration de guerre, en septembre 1939, près de Chambéry. Le bataillon va se déployer en Savoie et Haute-Savoie pendant la « drôle de guerre », et c’est dans les Hautes-Alpes, dans le secteur de Villard-Sallet où il a été affecté que le bataillon recevra le choc de la déclaration de guerre de l’Italie à la France le 10 juin 1940. Les postes d’avant-garde, attaqués par les chasseurs alpins italiens, leur infligent des pertes qui les obligent à se retirer. Mais la guerre se termine rapidement, et le bataillon est dissous le 14 juillet 1940 et le commandant Larue démobilisé. Les officiers du 107° bataillon seront après-guerre les gardiens de la mémoire militaire du commandant Larue, élevant en 1948 un monument à sa mémoire dans le Queyras, au lieu de son poste de commandement, et baptisant à son nom un pic surplombant de la chaîne des Alpes. Surtout, cette période d’une année où François Larue parcourt toute la chaîne des Alpes lui fournira de précieux renseignements sur la connaissance du terrain et des hommes, utiles à son action ultérieure d’organisation des maquis.

 

Dès la rentrée scolaire de 1940-41, l’abbé Larue reprend son poste de professeur. Ses sentiments politiques sont d’emblée sans ambigüité. Il en rend compte dans un texte publié ultérieurement où il flétrit les membres du clergé qui se sont compromis avec le régime de Vichy. Mais, dit-il, « il y eut aussi dans l’Eglise de France, et dès 1940, des hommes assez robustes de cœur et de pensée, pour ne pas s’abandonner au courant et devenir le jouet des circonstances. Ils pensaient alors que l’armistice était une lâcheté et une redoutable erreur, ils soupçonnaient seulement que c’était une trahison ; ils pensaient que le gouvernement de Vichy était un gouvernement d’usurpation qui allait s’appuyer sur tous les adversaires de la démocratie ; ils en déduisaient que cette tare originelle ne pouvait conduire qu’à la collaboration avec le nazisme, c'est-à-dire à la ruine de leur idéal humain. Ainsi furent-ils les premiers agents de la résistance spirituelle en attendant de travailler à la résistance organisée et armée. » (« Itinéraires », mars 1944).

 


 

De la résistance spirituelle à la résistance organisée, il s’écoulera un peu plus d’une année. Son ami le doyen Chapas a témoigné que c’est à la fin de l’année 1941 qu’il rejoint l’Armée secrète. Aux Lazaristes, on a relevé l’évènement : « Un soir, il nous arriva plus en train qu’à l’ordinaire : il avait reçu un chef qui l’avait entretenu du projet d’Armée secrète. Depuis cet instant, l’orientation de l’abbé Larue était très nette. Si, par ses paroles, il cingle tous ceux qui parlent de collaboration et de conciliation, on sait qu’il agit plus encore. » (Directeur des Lazaristes, 1946). C’est donc à travers les réseaux d’officiers qui, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’armée d’armistice, préparent une reprise des combats, que l’abbé est entré en résistance active. Le colonel Descours, son futur chef à l’état-major régional des FFI en 1944, était alors commandant d’un escadron du régiment de cuirassiers de la Part-Dieu, et il a témoigné l’avoir connu dès la fin de l’année 1940. Ce sont tous ces contacts, tous ces réseaux qui sont activés lorsque se crée l’Armée secrète à la fin de 1941. C’est effectivement à cette date que la Résistance va prendre sa pleine dimension avec l’invasion de la zone sud par l’armée allemande, suite au débarquement allié en Afrique au Maroc. L’armée de l’armistice est dissoute, précipitant le regroupement des officiers résistants, alors que, dans le même temps, l’invasion de l’URSS en juin 1941 fait basculer les communistes dans la résistance active. Un autre facteur qui va avoir un impact décisif est constitué par l’exigence allemande de recrutement de main d’œuvre sur le territoire français qui s’exprime au printemps 1942. Elle concerne d’abord les ouvriers en septembre 1942, puis l’ensemble des jeunes sous la forme du STO (service de travail obligatoire) en février 1943. Cette mesure va à la fois accélérer le retournement de l’opinion contre le régime de Vichy et alimenter les réseaux de résistance puis les maquis avec les réfractaires au départ en Allemagne.

 

L’action de l’abbé Larue va alors se déployer sur deux plans. « Sans apparemment changer de vie, continuant d’être un professeur tranquille, heureux de retrouver sa pipe et ses livres, il devient un des chefs de la résistance militaire dans le sud-est. » (« Qui est cet homme ? ») C’est à jeter les bases des maquis de l’est de la région qu’il va essentiellement se consacrer, tirant tout son parti de sa connaissance du milieu et des cadres militaires, notamment des Chasseurs alpins. Le mémoire de proposition pour le médaille de la Résistance indique que « toutes ses vacances furent utilisées par cet officier supérieur pour rendre visite aux maquis des deux Savoies, du Jura puis de l’Isère. Son action va prendre toute son ampleur à partir de la fin de 1942 avec la création du service du travail obligatoire. ». Ce que confirme le doyen Chapas : « Lorsque le STO fut imposé aux jeunes français, il se consacra résolument à la création et à l’organisation des maquis. » Son métier d’enseignant, sa proximité avec l’Université, le mettent en contact immédiat avec les étudiants touchés par cette mesure en juin 1943. « Les mesures tyranniques qui frappèrent les étudiants lui permirent d’intensifier le recrutement avec un savoir-faire qui dénotait une psychologie parfaite de l’âme des jeunes gens. Mais pour ceux qui n’avaient pas la force morale ou la vigueur physique (pour aller au maquis), il sut trouver les moyens appropriés d’échapper à l’esclavage. » (doyen Chapas). Et l’on dispose effectivement du témoignage de ceux à qui il a pu fournir de faux papiers. C’est par cette activité d’aide aux clandestins que devait se nouer


 

Le numéro 1 des Etoiles et le titre de l’article de Pierre Emmanuel dans le numéro de mars 1946

 


une belle amitié avec Robert Aron. Au début de 1944, les maquis ont pris leur plein développement ce qui suscite la réaction militaire des Allemands assistés de la Milice. Le doyen Chapas nous montre alors le commandant Larue accablé par les premiers revers lors de l’attaque contre le maquis du plateau des Glières en Haute-Savoie : « Un moment, c’était en février 1944, le commandant Larue voit que nos formations militaires clandestines allaient être anéanties  sans espoir si ce n’est sans gloire. » Et c’est malheureusement sous ce signe qu’il devait être arrêté en mars 1944.

 

Une autre face de son activité résistante est constituée par son implication dans le milieu des intellectuels résistants qui s’organise progressivement à partir de la fin de l’année 1942. Les journaux clandestins constituent le premier moyen de mise en réseau : en septembre 1942, « Les lettres françaises » sont crées en zone nord, en février 1943, « Les étoiles » sont fondées en zone sud sous l’impulsion d’Aragon, de l’historien du cinéma Georges Sadoul et de l’intellectuel catholique Stanislas Fumet. Un témoignage relève l’amitié qui lie l’abbé Larue et Georges Sadoul, et il est probable que l’article « Itinéraires » qu’il a écrit début 1944 a été publié dans « Les étoiles ». Ce journal disparaîtra fin 1944 pour reparaître quelques années après-guerre sous la codirection de Pierre Emmanuel. « Les lettres françaises » et « Les étoiles » sont l’expression du Comité national des écrivains créé dès la fin de 1941 ; l’influence communiste est forte notamment en zone nord. Sous son égide, les autres professions intellectuelles (journalistes, juristes, cinéastes…) s’organisent en comités locaux et régionaux. Et nous avons le témoignage précieux de Pierre Emmanuel décrivant la création du Comité des professeurs de la zone sud dans l’appartement même de l’abbé Larue : « Je me rappelle la première réunion du Comité national des professeurs qui fut formé chez lui pour toute la zone sud. Il y avait là quelques grands universitaires…Ils pourront témoigner de l’ascendant de l’Abbé Larue sur les débats. » Ces moments de rencontre le marqueront profondément, il en témoigne lui-même : « Dès que la lutte commença à s’esquisser, on vit se rejoindre des gens qui ne se fussent jamais rencontrés quelques années auparavant…Ceux qu’un même souffle poussait sur les chemins se rencontraient comme par enchantement, et chaque nouvelle rencontre créait une nouvelle maille d’un  réseau de force et d’amitié. » (« Itinéraires », mars 1944).

Parmi ceux qu’il découvre, les plus nombreux sont les communistes et il ne manque pas d’être influencé par les hommes mais aussi par leur doctrine. « Il en vint à penser que le communisme, tout insuffisant qu’il fût dans sa définition de l’homme et de sa liberté, ouvrait la perspective d’un humanisme nouveau, dont les communistes qu’il approchait lui semblaient les témoins indiscutables. Et cet humanisme encore imparfait mais audacieux et nourri de sacrifice, était le seul qui lui parût cohérent avec un monde où les chrétiens conduisaient leur propre deuil. » (« Qui est ce homme ? ») Parce que, parallèlement, l’abbé Larue constate avec dépit l’absence massive des chrétiens dans le combat en cours : « Les déception nous vinrent surtout des nôtres ou de ceux que nous avions cru être des nôtres. » Et il a cette image puissante pour stigmatiser le cardinal Gerlier recevant le maréchal Pétain devant la cathédrale

 


 

de Lyon : « Nous avons vu devant nos porches vénérés la haute pourpre cardinalice s’incliner devant l’usurpateur. » (« Itinéraires ») Au-delà du problème politique, il y a chez lui à ce moment là les signes d’une crise religieuse qui se nourrit d’une double mise en question, sociale et dogmatique. Dans un texte de 1942 intitulé « naissance et mort des religions », il constate que « les masses de tous les pays rejettent une religion qui, en glorifiant la pauvreté et en rejetant dans l’au-delà la compensation des misères de cette vie, contribue à maintenir une injuste répartition des richesses. » Cette incapacité du christianisme à résoudre ce qu’on appelait alors la question sociale « amène les meilleurs membres de l’Eglise à militer dans les rangs du socialisme en faveur de la classe ouvrière. » D’autre part, il y a chez lui une critique plus radicale des croyances chrétiennes au nom d’un évolutionnisme, qui reste à base religieuse, mais ne peut se satisfaire d’un dogme figé : « L’acte de foi est un moment essentiel de l’aventure humaine, mais il importe que cet acte ne se fige pas dans des dogmes fixés à tout jamais, car il n’y a pas de point final à l’aventure humaine. »(« Itinéraires ») En ce début des années 40, l’engagement de l’abbé Larue cristallise des idées et des sentiments déjà présents dans ses positions intellectuelles et existentielles antérieures, mais exacerbées par la confrontation avec le nazisme et le communisme dont l’énergie humaine l’impressionne. « Je ne pense pas que le christianisme sorte intact de cette terrible aventure. » écrit-il dans « Naissance et mort des religions ».

 

Et pourtant, c’est à cette heure que Robert Aron déclare à son sujet dans la longue dédicace de son ouvrage « Retour à l’éternel » : « Parmi les ministres des diverses confessions qu’il m’a été donné d’approcher, aucun ne m’a fait mieux que vous comprendre la possibilité d’être prêtre », car il lui sait gré de n’avoir pas été « un professionnel de Dieu », que, peut-être à travers ses propres doutes, il ait libéré en lui « cette parcelle de libre arbitre qui constitue, mieux qu’aucun dogme, l’étincelle divine en nous. »

 

Ces années 1942-44 de plongée dans l’action offrent ainsi à l’abbé Larue des opportunités de rencontres fécondes, sources de méditations sur son histoire personnelle et sur le sens de sa vocation. Pourtant, cette action était conduite sous la pression d’une clandestinité lourde de menaces, mettant en jeu sa vie même. Il en était parfaitement conscient, ayant confié à son chef le colonel Descours : « Vous savez, il y a des moments où il n’y a pas de milieu entre le martyre et le déshonneur. »  En novembre 1943, face à la menace, il avait jugé à propos de disparaître quelques temps, pour reprendre ses cours au début de 1944. En février, nouvelle alerte qui inquiète son entourage à qui il répond : « Non, il convient d’être fataliste, advienne que pourra. » Et il advint qu’il fut arrêté par la Gestapo à la sortie de ses cours le 28 mars 1944 dans le cadre d’une vague d’arrestations touchant l’ensemble de la Résistance lyonnaise. Il est interné au fort Montluc, interrogé et torturé. Et nous disposons du témoignage poignant de Lise Lesevre, résistante lyonnaise issue du monde universitaire et elle aussi engagée dans l’organisation des maquis, arrêtée à la même période que lui, qui le découvre quelques jours après, le 3 avril, à l’Ecole de santé militaire ou Klaus Barbie interroge les


prisonniers : « La séance se termine à l’heure du retour à Montluc ; le camion est dans la cour. Les prisonniers attendent l’ordre d’y monter. On me pousse auprès d’eux. Le cauchemar va prendre fin. Je vais retrouver mes amies à Montluc. Barbie passe..Il me voit, demande mon retour à la cave. L’immonde Max me prend brutalement le bras. L’escalier gluant, le cachot, la porte qui se ferme avec fracas. J’avoue avoir perdu mon sang-froid. Cette fois, c’est la folie qui me gagne. Je ferme les yeux sur mes mains jointes. Je crie de plus en plus fort : « Mon Dieu, mon Dieu, venez à mon secours. » Sur le mur, je vois une grande croix ! Hallucination…bien sûr ! Je suis devenue folle…Mes doigts se desserrent…La Croix toujours. Je n’ose toujours pas ôter mes mains de mon visage. Il le faut pourtant. Non, je ne suis pas folle. La croix est bien là…Les paroles de réconfort aussi. Le père Larue était arrêté depuis quelques jours. Les religieuses, mère Elisabeth et son adjointe sœur Marie-Ange, aussi. J’avais aperçu le père Larue en fort mauvais état. Nous n’avions pas pu changer un mot. Il avait une cuvette à la main. Le sang coulait de sa bouche. Il avait esquissé un geste de bénédiction. Mais les SS le reprenaient déjà. Et voilà qu’il était venu à mon secours, alors que la désespérance allait s’installer en moi. Je reproduis le panneau :

 

 

 

 

 

 

 


 (Lise Lesevre, « Face à Barbie »)

 

Témoignage extraordinaire par sa force émotionnelle et spirituelle, où l’on découvre un autre visage du prêtre, celui qui donne à sa souffrance et à celle de ses frères le sens d’une rédemption associée à celle du Christ. Ainsi s’éclaire une expression de Pierre Emmanuel évoquant l’évolution de l’esthète sceptique qu’il connut à la fin des années trente : « Son esprit découvrit le transcendant que son cœur de prêtre saluait depuis toujours. »

 

C’est aussi Pierre Emmanuel qui nous donne le seul témoignage sur la période de quatre mois d’emprisonnement qui précède sa fin tragique, par l’explication d’un poème contenu dans le recueil « La liberté guide nos pas » qu’il a dédié à l’abbé Larue : « Fort Montluc demande éclaircissement. Ce poème évoque une bouleversante visite à un ami emprisonné. Que l’on imagine, au-devant du fort, un terrain vague d’où l’on peut distinguer, haut derrière la muraille énorme, une rangée d’étroites fenêtres grillées. Nous étions là quatre


 

Le massacre de la côte Lorette à Saint-Genis-Laval

 

Le 20 août 1944, vers 7h30, cent vingt détenus sont tirés de leurs cellules du fort Montluc et rassemblés dans la cour. Une vingtaine de nazis et une douzaine de miliciens choisis la veille participent à cette opération.

Attachés deux par deux avec de la ficelle, on les entasse dans deux véhicules dont l’un est un fourgon cellulaire qui porte encore l’enseigne « gendarmerie nationale ».

Vers 8h30, les deux cars, escortés par quelques voitures de tourisme, traversent Saint-Genis-Laval. Après un bref arrêt pour demander leur route, le convoi s’engage dans la montée de l’Observatoire, vers le fort de la côte Lorette.

Ce fort, désaffecté, comprenait, outre les bâtiments principaux, un pavillon vide, autrefois logement du gardien. La veille, des officiers de la Gestapo étaient venus reconnaître les lieux.

Intrigué, un témoin monte dans un arbre où il assiste à la scène : les allemands sortent des voitures et éloignent les personnes se trouvant à proximité du fort, tandis que des civils font entrer les cars dans la cour du fort. Les prisonniers sont entassés dans la maison du gardien.

Peu de temps après, des coups de feu éclatent, par salves intermittentes mais presque régulières, ceci pendant près de trois quart d’heure.

Le témoin, qui n’a cessé d’observer le fort, voit un homme, suivi de deux autres, sauter par une fenêtre du rez-de-chaussée et poursuivi par d’autres qui lui tirent dessus. Un s’échappe, mais deux sont abattus. Pris par la tête et les jambes, ils sont rejetés dans la maison.

Vers 10 heures, de la fumée s’élève de la maison du gardien qui commence bientôt à flamber. Peu avant 11 heures, le maire et le chef de brigade de gendarmerie tentent de se rendre au fort, mais ils sont arrêtés par un officier allemand qui leur dit que la maison va sauter. Ils voient en effet des soldats placer des charges d’explosifs autour de la maison.

Sur le chemin du retour, deux cents mètres plus bas, ils entendent la première explosion qui sera suivie par beaucoup d’autres, tous les trois quart d’heure environ, jusqu’à 14 heures.

Ils rendent compte aux autorités, mais n’obtiennent ni aide ni instructions. Le maire s’adresse alors à la Croix-Rouge qui alerte les équipes d’urgence.

C’est vers 16 heures, une fois les derniers soldats allemands partis, qu’ils peuvent accéder au fort accompagnés du curé de la paroisse et de gendarmes. Une vision d’horreur s’offre à leurs yeux : au milieu des décombres de toutes sortes se mêlent des restes humains calcinés. Une forte odeur de chair grillée se dégage des cendres fumantes sous lesquelles le feu couve encore.

Les premières équipes de la Croix-Rouge, assistées des pompiers de Lyon, commencent le lendemain le travail de déblaiement. Tous les objets susceptibles de permettre l’identification sont scrupuleusement récupérés. Il est très difficile de séparer les corps qui se désagrègent dès qu’on tente de les déplacer. Cette sinistre besogne se terminera le 22 août en fin de journée ; les cadavres et les restes sont finalement placés dans quatre-vingt-huit cercueils dont cinq ne renferment que des fragments osseux mêlés à des débris de terre et de maçonnerie.

 


personnes : une amie et moi, puis un petit enfant et sa mère enceinte. Nous savions qu’entre six heures et quart et six heures et demie du soir, la surveillance rigoureuse se relâchait : les prisonniers en profitaient pour se faire la courte échelle, et respirer chacun à son tour un peu d’air, par les fenêtres situées à deux mètres et plus du plancher. Notre ami et le père de l’enfant étaient dans la même cellule, d’où ils pouvaient apercevoir le terrain vague –nous voir-, agiter les bras en signe d’amitié. Nous-mêmes, nous devions rester sans mouvements, de crainte d’éveiller l’attention, nous ne voyions rien, que l’ovale sombre des visages, et parfois l’éclair des lunettes de notre ami. Mais nos cœurs, comme ceux d’en haut, étaient gonflés d’amour, de tristesse et aussi d’une amère joie. » ;…éclair des lunettes de la seule photo qui nous reste de l’abbé Larue.

Le 15 août 1944, les armées alliées ont débarqué en Provence, et elles progressent rapidement dans la vallée du Rhône, ce qui s’accompagne d’une recrudescence des activités de la Résistance à laquelle répond une répression aveugle. En représailles, des détenus sont massacrés, le plus souvent sans procès. C’est dans le dernier massacre collectif de prisonniers de Montluc que devait mourir l’abbé Larue. On dispose de deux lettres de détenus qui l’évoquent précisément le soir du lundi 19 août, veille de sa mort, livrant les derniers détails précieux pour approcher la vérité de l’abbé Larue. Monsieur Echinard, qui a partagé sa cellule pendant deux mois et demi, témoigne ainsi : « Il m’a dit, quand le suis arrivé, qu’il avait déjà été appelé une fois pour un convoi de fusillés et que, après l’appel sur les rangs, on l’avait fait remonter dans sa cellule, il me disait : « J’ai peut-être échappé. » Mais, malheureusement, le 19 août à 8 heures du soir, on est venu le chercher en disant : « Larue, police de suite. » Alors, il s’est habillé, est descendu sur les rangs. Ensuite, on a fait l’appel. On les a fait coucher dans les caves de Montluc. Le matin, on a partagé le convoi en deux ; une partie est remontée en cellule et l’autre est partie. Direction ?...L’abbé Larue est remonté dans sa cellule, mais hélas pas pour longtemps, car dix minutes après on est revenu le chercher. Il était à peine déshabillé, on a rouvert la cellule et on a dit : « Larue, police, de suite. ». Un instant après, on est venu chercher un alsacien pour avoir le même sort que lui. Au moment de son deuxième départ, il était habillé : un béret basque, une chemise bleu foncé, un tricot de dessous blanc, pantalon velours côte de cheval couleur kaki, souliers jaunes montant à fortes semelles, cheveux coupés en brosse. Il avait sa soutane ornée de la rosette de la légion d’honneur. Je lui ai vu prendre son bréviaire à la main sur lequel était inscrit le nom de tous ses camarades de cellule… » Le second témoignage, de  Monsieur Béghin, porte sur la nuit passée dans les caves de Montluc, entre le 19 et le 20 août : « La descente dans le cave a eu lieu vers 20 heures 30…Parmi les détenus, se trouvait un jeune aviateur qui était vêtu d’un beau costume et portait une chemise propre alors que les autres étaient plutôt mal en point comme linge. Ce jeune aviateur leur ayant dit qu’il avait réservé cette chemise pour le jour de sa libération, notre cher abbé a pris alors la parole et lui a dit : « Moi, j’ai un col propre que je réservais pour le jour où je serais libéré ; il va me servir pour le jour où je serai fusillé. » L’ambiance était très calme. Tous les détenus étaient parfaitement lucides et ne se faisaient aucune illusion sur ce qui les attendait. Ils étaient tous très résignés à leur sort. Le jeune aviateur, à un moment donné s’est approché de l’abbé Boursier et lui a dit : « Croyez-vous, mon père, que j’ai une gueule à être fusillé ? » A quoi l’abbé Boursier répond : « Dieu seul sait ce qui nous est réservé. » Vers onze heures, notre ami et l’abbé Boursier se mirent à genoux vers le milieu


 

 


de la cave et récitèrent leur prière du soir, l’un disant un verset, l’autre y répondant ; ceci à mi-voix. Il ne fut pas question, à quelque moment que ce fut, de confession. Les deux prêtres n’en parlèrent pas, et les autres détenus ne demandèrent rien. A onze heures et demie, ils s’allongèrent tous sur la paille et le silence se fit. A six heures, on les fit remonter dans leurs cellules respectives, et à six heures et demie, on les rappela. Vous savez le reste. »

Le prêtre qui partage la prière de l’abbé Larue était l’abbé François Boursier, curé de la paroisse de la Nativité à Villeurbanne, membre du réseau de résistance Jouve qui agissait notamment pour l’évasion de prisonniers et d’aviateurs alliés sous l’égide du service de renseignements britannique. Ils furent l’un et l’autre massacrés le mardi 20 août à Saint-Genis-Laval avec 120 prisonniers. Le lendemain, les occupants en fuite laissaient les clés de la prison de Montluc et de ses 800 prisonniers. Le 3 septembre, les troupes alliées entraient dans Lyon.

 



 

Notes et articles de l’abbé Larue

 

Pierre Emmanuel a qualifié l’abbé Larue de « prêtre modeste », sans doute pensait-il à sa carrière de professeur discret et à son goût pour la contemplation des œuvres et des artistes, sans prétention à vouloir laisser une œuvre. Bernard Comte, un historien contemporain spécialiste du régime de Vichy, s’étonne lui aussi  constatant « combien sont rares les traces laissées par un homme qui a été tenu pour un très grand esprit. » Il nous reste essentiellement ses notes et commentaires de la poésie de Paul Valery, certains textes étant assez élaborés pour qu’on pense à un projet de communication. Celui qui est reproduit, « l’introduction à la pensée de Paul Valéry », compare la poésie et les mathématiques, démarche significative de la double passion de l’abbé Larue et de son haut niveau d’exigence. Il donne aussi à voir quelle pouvait être sa sensibilité artistique et sa méthode d’approche des œuvres et des artistes.

 

Le texte intitulé « Naissance et mort des religions » est daté d’octobre 1942, une époque où l’abbé Larue est engagé depuis un an dans la résistance active et où la puissance nazie est à son apogée. Il est intéressant de noter la compréhension qu’il développe du national socialisme « évangile de la force et de la joie » et de sa puissance de séduction. Face à cette nouvelle religion, le christianisme lui semble éloigné des attentes des masses, son message moral n’étant audible que par des individualités détachées des séductions du monde.

 

Dans le texte suivant, « Itinéraires », écrit une semaine avant son arrestation, dont on sait qu’il a été publié dans un journal de la Résistance, peut-être « Les étoiles », la critique du christianisme est reprise sous un angle plus politique et institutionnel, mais pour exalter la figure du Christ et des chrétiens qui, d’emblée, ont refusé toute idée de collaboration avec le nazisme. A l’opposé, est ébauchée la convergence des humanismes, née de la Résistance. Cette nouvelle foi allait-elle au delà de l’Eglise ? Il y a sur ce point le témoignage de Pierre Emmanuel : « Il refusait de séparer le sort du Christ et celui de l’Eglise », qui donne à penser qu’il croyait plus à un renouvellement qu’à un dépassement du christianisme.

 

En contrepoint, des notes rédigées en préparation d’un discours commémoratif (peut-être le 11 novembre 1939), exaltent l’idée de sacrifice dans une perspective chrétienne, anticipant ce que vivra l’abbé Larue entre mars et août 1944.

 

 

 

Introduction à la lecture de Paul Valéry

 

Un poème n’obéit pas à la logique du langage ordinaire ni pendant la période de création ni dans le mode d’expression adopté. Prenons des comparaisons en d’autres domaines de l’activité intellectuelle.

 

Que sont en définitive les mathématiques ? Un jeu de symboles, et l’algèbre ne progresse qu’en créant de nouveaux symboles et en perfectionnant la forme dans laquelle se présentent des combinaisons de symboles déjà connus. Cela est si vrai qu’on peut dire sans exagération que cette formule résume un des aspects fondamentaux de l’histoire des mathématiques. Et cette histoire se répète en petit pour chaque apprenti mathématicien. Le débutant épelle laborieusement les symboles les plus simples, il se familiarise avec eux peu à peu, passe à de plus compliqués et, s’il a des dispositions, il finit par jouer avec les symboles les plus denses, prodigieux raccourci  d’une élaboration qui a exigé les efforts des générations successives. Tout cela exige beaucoup de travail et, pour aller loin, des dispositions.

 

N’en est-il pas ainsi de toutes les activités intellectuelles orientées en n’importe quel métier ? On arrive à jongler avec les notions les plus péniblement acquises.

 

Imaginons maintenant un profane pénétrant dans les activités techniques du mathématicien ou de tel autre spécialiste. Il y entendra un langage incompréhensible et sera bien tenté de le qualifier de difficile et abstrait.

 

 « L’obscurité, lui répondra Valéry, est un produit de deux facteurs. Si mon esprit est plus riche, plus rapide, plus rigoureux que le vôtre, nous n’y pouvons rien, ni vous ni moi. » (« Poésie », p. 167)

 

C’est que la poésie requiert de l’esprit autant d’agilité et de subtilité que toute autre technique, et même davantage car les symboles du mathématicien et de la plupart des techniques ne visent que le mesurable tandis que ceux du poète doivent s’efforcer d’exprimer la complexité de la vie et de l’âme humaine. Il y aura donc en eux une part d’arbitraire et d’individuel que ne comportent pas les autres.

 

Autre difficulté : le mathématicien, quand il expose ses découvertes, fait entrer ses symboles dans le texte d’un discours qui obéit aux lois du langage commun. Mais le poète se propose d’éliminer de ses vers le plus possible de ce qui peut se dire en prose, il aboutit donc à un système d’expression différent de celui du langage commun et qui est une nouvelle cause d’obscurité.

Enfin, les nécessités proprement poétiques, rythme, rimes, musicalité, vont contraindre le poète à de nouveaux sacrifices pour accorder le son et le sens. Pour les mêmes raisons, le poète devra éliminer tous les vocables scientifiques, termes clairs mais qu’il estime barbares et non poétiques.

 

On aboutit ainsi nécessairement à se faire du poème l’idée d’un texte difficile et qui ne peut être jugé à l’aune d’un texte en prose. Il faudra d’abord le déchiffrer en tant que texte musical, « s’apprivoiser de la mélodie des vers, éprouver à loisir, écouter jusqu’aux harmoniques des timbres, les nuances, les reflets réciproques des voyelles, les liens souples des consonnes et des ajustements, et donc, et surtout, ne point se hâter d’accéder au sens, mais demeurer dans un pur état musical jusqu’au moment que le sens survenu peu à peu ne pourra plus nuire à la forme de la musique. » (« Poésie », p.45) Le travail de déchiffrement exige quelques connaissance de la technique poétique. Sans doute tout ne s’explique pas dans un beau vers, mais on risquerait de laisser passer inaperçus bien des éléments de beauté sans un minimum de connaissances.

 

Les relations de signification ne seront pas non plus celles de la prose. Elles se présenteront « pareilles à des rapports harmoniques et, plutôt que de pensées formellement exprimées, il faudra chercher le jeu d’images que ces pensées ont suscité dans l’esprit du poète, le reflet de ces images les unes sur les autres, le jeu de leurs transmutations et substitutions. » (p. 5). Chez Valéry en particulier, il importera de bien discerner ce jeu des images et des symboles. Il semble que ce soit là son apport vraiment original dans l’art poétique. Il compose par fragments isolés, taches de lumière et taches d’ombre, tableaux tantôt minutieux tantôt esquissés, toujours concis à l’extrême, mais rien de descriptif, de figé, de mort. Et surtout paysages spirituels dont l’évocation rapide n’a pour but que de créer un site favorable à la méditation. « Je sais bien, disait Phèdre à Socrate, que tu ne dédaignerais pas la douceur des campagnes, la splendeur des villes, et ni les eaux vives ni l’ombre délicate des platanes ; mais ce n’était pour toi que les ornements lointains de ta méditation, les environs délicieux de tes doutes, le site favorable à tes pas intérieurs. Ce qu’il y avait de plus beau te conduisait bien loin de toi, tu voyais toujours autre chose : l’homme et l’esprit de l’homme. » Au lecteur de dominer cet ensemble non pas discursif mais incantation magique, de saisir le rapport des parties, de découper dans ces puissantes données les figures de son expérience, figures changeantes comme la vie, subtiles comme la pensée, difficilement saisissables, mais qui s’enrichissent et s’approfondissent à mesure qu’on les poursuit.

 

J’imagine qu’un grand texte musical, une sonate de Beethoven par exemple, ne communiquera tout ce qu’il enferme de jouissances latentes qu’après un  travail analogue : un déchiffrement minutieux du texte, la perception de motifs essentiels comparables aux images principales d’un poème, des motifs secondaires suscités par les précédents, de leurs actions et réactions mutuelles. Et surtout la compréhension très nette de tous ces moyens devra avoir pour effet de susciter en nous une âme accordée à celle du musicien ou du poète, car le but de la musique et de la poésie est de créer un état émotif. Il faut donc apporter à ce travail non seulement sa lucidité mais toutes ses puissances intérieures, tout ce qui en nous est capable de vibrer et de chanter.

 

Alors, mais alors seulement apparaîtra la splendeur de l’œuvre d’un Paul Valéry. A travers la musicalité continue, la luxuriance des métaphores, la prodigieuse richesse de l’invention verbale, se révèlent une expérience des choses de l’esprit et une profondeur de pensée qui apparentent Paul Valéry aux grands philosophes de tous les temps.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Naissance et mort des religions

 

Nous avons failli –l’incertitude règne encore- assister à la naissance d’une religion nouvelle, la religion hitlérienne.

 

Le phénomène, en beaucoup de points comparable à la naissance de la religion musulmane, a pour nous sur ce dernier l’avantage de ne pas plonger ses racines en des temps si reculés que la légende s’en mêle nécessairement, encore que l’esprit humain soit prompt à créer la Fable. Nous avons assisté à ce développement surprenant.

 

Un homme étrange se dit l’envoyé de Dieu et le Sauveur de son peuple ; il recrute des adhérents fanatiques s’empare du pouvoir, fait appel aux instincts belliqueux et promet à ses fidèles la domination du monde pour mille ans et, parfois, pour l’éternité. Pour assurer cette domination, il crée un instrument de guerre formidable, fanatise la jeunesse et, quand sonne l’heure fatale, il lance à l’attaque ses masses ardentes et superbes que la mort n’effraie pas : elles se feront tuer pour Hitler, envoyé de Dieu, afin de susciter la religion de la race et du sang allemand.

Il s’en fallut de peu que la tentative monstrueuse et magnifique ne réussisse.

Est-ce paradoxe de la qualifier d’essentiellement religieuse ?

 

Certes non, car il s’agit bien, pour les dirigeants allemands, d’une vision totale de la réalité universelle, et non seulement d’une domination politique et économique. C’est là d’ailleurs le côté grandiose et admirable de l’entreprise. On ne peut dénier à Hitler un génie d’inspiré, une imagination mystique baignant dans le divin, une puissance d’envoûtement et de fascination qui ont créé son massif prestige. Le rayonnement en fut tel que peu d’années suffirent à faire surgir cette jeunesse exaltée, gonflée d’héroïsme, qui se fit tuer pour son dieu. Il ne s’agissait pas seulement d’une patrie, d’un nouvel ordre économique assurant au peuple allemand prééminence et richesse, mais bien de sentiments obscurs et profonds dont l’emprise sur l’être est totale, principe de force et de joie, possession et illumination jusqu’au sacrifice suprême. Hitler avait touché les âmes jusqu’en leur tréfonds, et la victoire totale devait consacrer cette révolution profonde et permettre d’instaurer un nouvel ordre d’essence religieuse.

Le christianisme a senti alors que, comme toute civilisation, il était périssable.

Sans doute les quelques croyants qui comprirent le danger pensèrent que Dieu ne permettrait pas cela et j’espère avec eux que la défaite de l’Allemagne sera la fin du grand rêve hitlérien. Mais je ne pense pas que le christianisme sorte intact de cette terrible aventure. L’assaut hitlérien, malgré son échec, aura contribué à saper un peu plus les fondements du vieil édifice. Si le problème du divin a été posé de nouveau à la face du monde, c’est que les anciennes théologies ne satisfont plus l’homme moderne. Car la tentative hitlérienne n’a pas touché que des cœurs allemands, elle a suscité ailleurs aussi de grands espoirs de rénovation. Bien des consciences sentaient peser sur elles le mensonge fondamental des Eglises chrétiennes et elles n’étaient pas fâchées qu’un puissant mouvement ait enfin la force de les en délivrer. Par ailleurs, l’action hitlérienne semble capable de résoudre le problème social. Depuis bien des années, les masses de tous les pays rejettent une religion qui, en glorifiant la pauvreté et en rejetant dans l’au-delà la compensation des misères de cette vie, contribuait à maintenir une injuste répartition des richesses. La pauvreté véritable –celle de l’Evangile d’ailleurs, beati pauperes spiritu- c’est l’esprit de pauvreté, un détachement intérieur des biens matériels, donc une victoire de l’esprit et, par suite, l’apanage de quelques individualités. L’Eglise l’a si bien compris du reste que les meilleurs de ses membres, agissant comme si les compensations futures n’étaient qu’improbables et de surcroît, militèrent dans les rangs du socialisme en faveur de la classe ouvrière. Le nazisme fit table rase de ces accommodements et proclama le socialisme comme base de la société future. Et ce ne fut pas là la moindre cause de son succès à l’intérieur et hors du Reich. Il a donc posé sur un plan général des problèmes qui resteront posés à la conscience universelle et les vieilles religions évolueront ou disparaîtront.

Quoi qu’il arrive, il est singulièrement suggestif de méditer sur l’instant présent, instant d’équilibre instable, où la victoire gonfle encore les plis des étendards à croix gammée, mais quand déjà apparaît sur les champs de bataille l’énorme puissance industrielle américaine, avec le dynamisme d’une jeune et grande nation qui désire sceller de son sang son unité nationale et affirmer sa supériorité humaine.

 

Quelques années de croissance et de réussite ont suffi pour que le nazisme crée en Allemagne sa religion, destructrice du judaïsme d’abord, du christianisme ensuite, et l’œuvre était déjà avancée. Si l’Allemagne l’emportait, l’enthousiasme de la victoire accélérerait l’évolution et c’en serait fait à brève échéance du christianisme avec son socialisme d’outre-tombe : la jeunesse de tous les pays se laisserait facilement gagner à un évangile de la force et de la joie, prometteur du véritable socialisme d’ici-bas. Le temps et quelques sûrs moyens de persuasion élimineraient les récalcitrants. Le prestige et la force d’une Europe allemande amèneraient assez vite à composition une Amérique discréditée et ruinée. Ainsi serait changée en moins d’un siècle la face religieuse de la terre.

 

Si cela ne se réalise pas, on peut l’expliquer par la puissance du Très-Haut, mais il suffit simplement de mentionner quelques erreurs stratégiques qui étaient évitables. Si, après Dunkerque, l’Allemagne s’était jetée sur l’Angleterre désarmée et, seulement après avoir conquis les Iles Britanniques, s’était retournée contre la Russie, alors la croix gammée l’emportait définitivement et rien n’eût arrêté l’évolution qu’on vient d’esquisser.

Si l’Allemagne est battue, la révolution nazie ira rejoindre tant d’autres rêves avortés, mais l’évènement dont nous avons senti l’imminence n’en reste pas moins suggestif. Et qui sait si Hitler, victime probable de la coalition anglo-russo-americaine, ne ressuscitera pas dans une Allemagne malheureuse, chez quelques fidèles qui auront besoin de leur dieu pour pouvoir espérer malgré tout. La foi a déjà réalisé un tel miracle.


 

Itinéraires

 

Avec nos cathédrales et nos églises, au centre de la ville ou du village, nous tenons beaucoup de place et la première place. Cette primauté architecturale n’entraîne plus depuis longtemps ni la primauté sociale, ni la primauté spirituelle d’autrefois. D’aucuns le regrettent ; à d’autres il suffit que leurs cathédrales agenouillées en leur manteau de pierre continuent d’intercéder et que leurs vieux porches enluminés demeurent accueillants aux mendiants du rêve et à tous les affamés de justice et d’amour.

 

Or, voici qu’on sonne à nos oreilles le rappel des antiques ambitions. Ecoutez Jean Luchaire : « L’Eglise de France, depuis qu’à la République maçonnique a succédé le gouvernement du Maréchal ou de ses délégués de pouvoir, s’est trouvée jouir d’une situation et d’un prestige inconnus d’elle depuis longtemps. Tenue en suspicion et en lisière par la démocratie, elle s’est vu rendre une place et une autorité dans l’Etat qu’au nom du redressement de la nation nul homme ne saurait regretter. »

 

Cette tentative de puissance aurait dû trouver des oreilles complaisantes. Et cependant, le bon apôtre des « Nouveaux temps » constate avec amertume que le champ d’activité qu’on lui avait si indulgemment ouvert n’a pas séduit le clergé.

 

Ce n’est pas exact. Il y eut, et il y a encore dans le clergé, des gens séduits par l’idée de jouer un rôle dans l’Etat. L’ambition est le ressort caché du vieillard. D’autre part, l’Eglise de France avait grand besoin d’argent pour son enseignement primaire et supérieur qui vivait de la charité publique, c'est-à-dire misérablement. On accueillit donc comme des largesses les aumônes de l’Etat Français, et on chanta les louanges de l’homme providentiel qu’était le grand soldat de Verdun, et la plupart de nos chaires retentirent du nom de ce denier en date des Pères de l’Eglise. Il arrive que l’écho le répercute encore.

 

Mais, il y eut aussi dans l’Eglise de France, et dès 1940, des hommes assez robustes de cœur et de pensée pour ne pas s’abandonner au courant et devenir le jouet des circonstances.

Ils pensaient alors que l’armistice était une lâcheté et une redoutable erreur. Ils soupçonnaient seulement que c’était une trahison ; ils pensaient que le gouvernement de Vichy était un gouvernement d’usurpation qui allait s’appuyer sur tous les adversaires de la démocratie ; ils en déduisaient que cette tare originelle ne pouvait conduire qu’à la collaboration avec le nazisme, c'est-à-dire à la ruine de leur idéal humain.

Aussi furent-ils parmi les premiers agents de la résistance spirituelle française, en attendant de travailler à la résistance organisée et armée.

Au cours de ces quatre années de lutte clandestine, que de déception, mais aussi quelles découvertes !

 

Les déceptions nous vinrent surtout des nôtres ou de ceux que nous avions cru des nôtres. Nous avons vu devant nos porches vénérés la haute pourpre cardinalice s’incliner devant l’usurpateur. Ce n’était que misérable opportunisme. Nous avons vu notre enseignement à l’affut des profits qui se pouvaient tirer de la défaite. Mais le pire c’est que nous avons vu un grand nombre de chrétiens rallier la collaboration avec l’ennemi : beaucoup étaient des lâches qui avaient peur de Vichy, peur de l’occupant, quelques-uns trouvaient un emploi ou prenaient plaisir à faire figure dans les organisations dites légales, et ils tombèrent de Légion en Service d’Ordre, pour finir miliciens, la plupart supputaient quelque bénéfice, tous avaient oublié ou mutilé la grande figure du Christ. Jamais comme alors nous n’avons senti la profonde misère de l’homme, encore courbé vers le sol animal, si lent à se redresser et qui n’ose lever la tête.

Nos découvertes ont largement compensé nos déceptions.

Mais il faut d’abord consentir un aveu : avant la catastrophe, nous nous confinions à l’excès dans ce milieu clos où flotte le parfum de l’encens ; insérés dans l’univers du « Discours sur l’Histoire universelle », nous n’avions pas prêté assez d’attention aux tentatives qui visaient à relever la condition humaine. La charité nous faisait oublier la justice. Il a fallu, pour nous arracher à notre quiétude, que l’idéologie lointaine des nazis se transformât en menace immédiate.

 

Dès que la lutte commença à s’esquisser, on vit se rejoindre des gens qui ne se fussent jamais rencontrés quelques années auparavant. Il se forma d’invraisemblables itinéraires aussi bien de quartier à quartier que de continent à continent. Ceux qu’un même souffle poussait sur les chemins se rencontraient comme par enchantement, et chaque rencontre créait une nouvelle maille d’un réseau de force et d’amitié.

Le moment n’est pas venu de donner des précisions ni sur les personnes ni sur les groupements qui furent ainsi mis en contact. Mais on peut brièvement indiquer quels en furent les résultats.

D’abord, suppression des barrières factices qui provenaient de l’ignorance, de préjugés et de malentendus.

Prise de conscience d’une unité profonde que révélaient un même esprit de résistance et une même volonté d’action contre l’envahisseur et ses complices.

 

Communion dans le culte de nos martyrs qui, venus comme nous de tous les coins de l’horizon, avaient rendu le même témoignage.

Affirmation d’une même foi en la grandeur des destins de l’homme et respect de la diversité provisoire de ses coutumes.

Dessein bien arrêté, après avoir lutté ensemble, de travailler ensemble à reconstruire une France profondément renouvelée dans sa structure économique et sociale.

Créer une atmosphère de franchise, de lumière et de pureté d’où soient enfin bannies les mortelles suspicions.

 

Unis ainsi par des buts communs et partageant les mêmes espérances, nous savons ce que notre tâche collective y gagnera en force et en durée. Car, si nous avons aujourd’hui les mêmes raisons de mourir, ne pourrions-nous avoir demain les mêmes raisons de vivre ?


 

Le sacrifice

 

 

I - Sacrifice de nos morts

Le départ au milieu de l’été : interruption des labeurs pacifiques

Le sacrifice

Pourquoi cette immense tuerie ? Fut-elle donc vaine ?

 

II - Le sacrifice de la croix

Quel est donc le sens de la cérémonie qui nous réunit ? Pourquoi associer ces deux sacrifices ?

Nul, suivant les apparences humaines, ne fut davantage superflu que le sacrifice de la croix. La Toute-Puissance divine disposait éternellement et infiniment de toutes les solutions rédemptrices. Pourquoi a-t-elle choisi entre toutes, entre mille, cet obscur épisode dans une lointaine et chétive province de l’immense empire romain ? Pourquoi a-t-elle choisi cette vulgaire arrestation dans un faubourg de grande ville, ce jugement romain et cette fin de malfaiteur ? Pourquoi cette mort, cette mort d’un innocent, cette mort voulue, cette mort ignoble ?

 

Ou elle n’est qu’un simple accident de l’histoire, elle n’a pas de sens et notre religion n’en a pas aussi. Ou elle signifie que l’on ne fonde rien que sur le sacrifice, et non sur le sacrifice de ses aises, de ses commodités, mais sur le sacrifice de son sang.

 

Entre Dieu et le démon, entre le bien et le mal, il a fallu le sang du Christ. Doctrine sauvage et barbare, ont dit certains prédicateurs. L’Eglise leur a signifié que telle était sa doctrine.

 

Et toute l’histoire de l’Eglise est là pour apprendre qu’il y a des causes pour lesquelles on meurt. Le sang des martyrs, voilà quelle fut la semence de la foi chrétienne. Et tel est le témoignage de l’histoire, de l’histoire contemporaine comme de l’histoire ancienne.


 

III - Notre sacrifice

 

Espérez-vous, messieurs, que vous échapperez à cette loi et que vous fonderez quelque chose de stable et de vivace autrement que sur le sacrifice ? Ce serait une grande et fatale illusion.

 

Entre l’idéal que vous rêvez  et les puissances de désordre et de corruption, il y aura votre sang, et si vous n’étiez pas prêts pour un tel sacrifice, il vaudrait mieux démobiliser vos sections ; il conviendrait de laisser en repos la mémoire de nos morts et d’enlever un insigne qui ne serait qu’une macabre fantaisie. Il signifie : jusqu’à la mort ! et, par delà la mort, par la vertu du sacrifice.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pierre Emmanuel, le témoin capital

 

Poète et journaliste, Pierre Emmanuel a porté au plus haut le souvenir de l’abbé Larue par les hommages qu’il lui a rendus dans son autobiographie intitulée « Qui est cet homme ? » (Eglof, 1947), dans une de ses premières plaquettes de poèmes publiée en 1947 dédiée « à mon plus que père l’abbé Larue », ainsi que par plusieurs articles de journaux, notamment dans « Les étoiles » dont il était le codirecteur.

 

Pierre Emmanuel a été le témoin le plus intime, le plus profond, le plus documenté qui nous permet aujourd’hui de cerner qui était l’abbé Larue. S’il l’a considéré comme « son plus que père », c’est parce qu’il l’a ouvert à la poésie lorsqu’il était son élève au collège des Lazaristes, qu’il a été son confident et son interlocuteur privilégié pendant la période de la guerre, père de substitut aussi pour un jeune homme dont les parents vivaient à l’étranger.

 

Il faut donc citer de larges extraits de « Qui est cet homme ? » où Pierre Emmanuel évoque la figure de l’abbé Larue et médite sur les mystères de sa personnalité. Ces pages sont marquées par une grande sensibilité, mais aussi par une délicatesse qui, par exemple, ne lui fait évoquer que par allusions la question de la religion de l’abbé Larue. Les deux extraits cités concernent deux périodes de leur relation, celle de l’élève qui évoque le maître, son rapport à la culture, son rapport aux autres, celle de l’adulte engagé dans un combat commun qui dévoile le politique, le philosophe de l’action, chaque moment permettant de dessiner le tableau d’une riche personnalité. On a plaisir à retrouver l’abbé Larue vivant, dans la finesse des descriptions du professeur en action et de l’homme dans son intimité, mais aussi à vivre la leçon de poésie telle qu’il en a donné la théorie dans « l’introduction à la lecture de Paul Valéry ».

 

Après la guerre, Pierre Emmanuel a poursuivi une carrière de journaliste de radio qui l’a amené aux plus hautes fonctions de président fondateur de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) en 1964. En 1969, il était élu à l’Académie française, ce qui fut l’occasion, pour Wladimir d’Ormesson, d’évoquer la figure tutélaire de l’abbé Larue. Resté fidèle à son inspiration chrétienne, Pierre Emmanuel, d’abord compagnon de route du parti communiste, qui, comme l’abbé Larue, l’avait séduit dans les combats fraternels de la Résistance,  prit ses distances dans les années cinquante et fut en fin de carrière éditorialiste de « La France catholique ». Alain Bosquet lui a consacré un ouvrage dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » de Pierre Séghers.

 

 

 

Qui est cet homme ?

 

Dans les pages 119 à 129, Pierre Emmanuel évoque l’abbé Larue après avoir relaté son enfance et ses premières années de collégien aux Lazaristes…

 

 « Dans un de mes livres récents, on peut lire cette dédicace : A mon plus que père, l’abbé François Larue. Celui qui devait devenir l’ami de mes années profondes m’inspirait, quand j’étais son élève, une sorte de terreur sacrée. Il enseignait les mathématiques en Spéciales : sa clarté touchait au génie. Avec cela, l’ironiste le plus constant qui se pût voir, léger, cruel, rapide, d’une bonté pourtant qui maniait l’aiguillon sans blesser. Il se moquait moins de nous que de l’homme : s’amusait de le prendre en défaut d’intelligence ou de bon sens ; le montrait aveuglé de lumière, capable d’intuitions qu’il ne savait justifier ; puis, l’ayant égaré dans les détours qu’il lui laissait prendre, il le ramenait d’une chiquenaude dans les chemins d’une évidence si simple que l’esprit en était honteux. C’était une épreuve à laquelle bien peu résistaient, que deux heures passées à plancher devant ce « juge » : avec une sympathie goguenarde, il nous suivait dans tous nos errements ; les aidait en nous proposant des variantes ; nous enfermait dans nos déductions ; quand le jeu lui semblait avoir assez duré, il reprenait point par point nos erreurs, avec une sureté pédagogique, plein d’un humour à faire trembler, féroce, gentil, tout en saillies imprévisibles. Timidement, nous l’adorions : il se refusait à la moindre familiarité.

 

La présence d’un grand esprit s’impose dans sa façon d’être : les moins subtils d’entre nous étaient sensibles à l’élégance intérieure de l’abbé Larue. Nous pressentions,  derrière le maître, un homme de puissante pensée : il en gardait le secret, mais le sourire, l’éclair des yeux, la mobilité du visage, trahissaient l’éternelle jeunesse du savoir. Il était de ceux dont Valéry aurait pu dire, comme du docteur Coste, qu’ils « peuvent exercer leur esprit et en développer jusqu’à la fin la culture, sans espoir extérieur ni d’autre illusion qui réside en toute pensée » : un pyrrhonien admirable, au moins le crus-je longtemps, jusqu’au jour où l’occasion lui fut donnée de se hausser à sa grandeur véritable, et de quitter son attitude de spectateur pour le parti-pris de la liberté.

 

Un spectateur qui fascinait ses personnages : intime à leur pensée, mais toujours en avance sur elle ; non par magie, mais par le génie de l’analyse ; d’un jugement si sûr qu’il saisissait, à peine échangées quelques phrases, la structure d’un esprit. Je l’allai trouver comme un oracle : il me reçut avec réserve, n’aimant guère qu’on forçat son intimité. Je bégayai, timide jusqu’aux larmes : il y avait en lui du militaire (il était commandant de chasseurs), une rigueur dans l’aspect, une clarté de langage, un goût des reflexes rapides, que je connaissais bien cependant, mais qui seul à seul m’interloquaient .Il vivait entouré de choses belles, précieuses même, toutes nouvelles pour moi : je le voyais dans son espace propre, peuplé de figures hautaines, un esclave de Michel-Ange, des détails du Parthénon ; la lumière entrait à flots dans sa demeure, chose rare dans un appartement lyonnais ; je me sentais dans un autre monde.

 

Soudain, je devins volubile, dans ma hâte peut-être d’en finir : je confessai ne rien savoir, et désirer je ne sais quoi qui me fût une raison de vivre. Je voulais toucher la vérité, au bout d’une recherche méthodique : les mathématiques n’étaient pas contradictoires, mais leur évidence ne signifiait rien d’autre que la conformité de l’esprit à ses lois ; ce dernier ne sortait pas de ses limites, bien qu’il parût ne dépendre que de soi ; or, je voulais vivre, déborder mes frontières, sans rien perdre de l’assurance que la pensée logique me donnait. La philosophie, qui va droit aux principes, et s’efforce de fonder l’esprit dans le réel, n’est-elle pas, demandai-je à l’abbé, la science même de l’existence : le même esprit dont la logique interne est infaillible, ne peut-il s’élever à la connaissance du monde par une chaîne continue de raisons ? Telle fut la substance de mon discours : je questionnais avidement, l’abbé Larue continuait à se taire. Mon cartésianisme s’effilochait en répétitions maladroites : je faisais effort pour paraître moins novice que je n’étais dans les idées.

 

Comme hors de propos, l’abbé me dit brusquement : « Ecoutez ceci ». Prenant sur le pupitre où il reposait, un exemplaire splendidement calligraphié de La Jeune Parque, enrichi d’aquarelles de Barta, il me lut la fameuse séquence qui figure la montée du printemps :

Que si ma tendre odeur grise ta tête creuse

O Mort ! Respire enfin cette esclave de roi !...

Il lisait parfaitement et dans le rythme : chaque mot avait sa forme pleine, son relief sonore dans le tout ; aucune emphase dans les voyelles, le chant toujours réglé par la diction, car le Carmen de la poésie, sa modulation singulière, n’ont d’autre appui musical que la judicieuse ordonnance des rythmes et des sons parlés. Un poème parfait n’outrepasse jamais les ressources naturelles du souffle : la voix chantante n’y ajoute qu’ornement superflu, dangereux même, car il trompe sur la qualité pure de l’art. L’abbé Larue n’aurait pu mieux choisir que ce fragment de La Jeune Parque : de « Ecoute n’attend plus… » à la fin (« un fleuve tendre, ô Mort, et caché sous les herbes ») il se fait un crescendo merveilleux, dont on ne sait plus s’il s’agit de l’effort ascendant de la sève, ou de la montée chromatique des mots. Les symboles, liés par une loi de croissance intérieure, créent, par leur progression même, l’espace vertical de la forêt : il suffit d’accorder sa respiration, de la porter s’un palier à un autre, par un jeu tout aisé de nuances et de demi-tons, pour restituer à la forme belle l’énergie dont le poète l’a créée.

 

J’écoutais, l’attention soutenue moins par le sens que par le rythme : ce langage inouï m’envahissait, les digues de la logique rompues ; car je renonçais à comprendre pour mieux être saisi. Une logique nouvelle, un vaste mouvement de procession des symboles, me traversait ainsi qu’un fleuve qui se creuse un lit dans l’épaisseur. L’évidence qui me portait, je l’aurais de sang-froid qualifiée d’irrationnelle : accoutumé que l’étais à l’image mathématique dont le caractère abstrait garantit l’universalité, j’ignorais que l’universel pût s’exprimer sous une forme singulière ; prisonnier de la distinction classique entre l’esprit, le cœur et les sens, je n’avais point encore éprouvé cette harmonie totale, cette raison sensuelle et sensible, principe de choix qui figure, dans l’œuvre d’art, un aspect ou dessein particuliers de l’universelle énergie ; qui représente à l’esprit telle réalité mystérieuse, telle substance mouvante et une dont l’analyse rationnelle commune s’épuise à saisir et le mouvement et les contours. Je m’expliquerai davantage le moment venu : je voudrais, autant que possible, que la réflexion a posteriori n’altère point la description de mon cheminement vers l’art. Car, c’est l’abbé Larue qui, le premier, me fit toucher cette évidence autre : je n’étais ni sourd, ni aveugle, mais grisé ; j’eusse volontiers consenti à ce langage, comme on consent figurer à l’au-delà, ce qui donne à l’imagination le champ libre, en dehors des contraintes que s’impose l’esprit.

 

Mais l’abbé Larue ne l’entendait pas de la sorte. Il voyait dans la poésie et généralement dans l’art, un mode de penser soumis à des lois propres, qui sont des lois de raison. Son intelligence avait horreur du vague, de l’image pour l’image, de cette discontinuité dans le beau que trop d’artistes nomment liberté. S’il disait de la logique, ou plutôt de la philosophie dans ses ambitions de logique : « Toute l’évidence que tant d’esprits se sont tués à dégager par les voies du raisonnement, je puis imaginer un raisonnement contraire, qui la tue », il ajoutait parlant de la poésie : «  L’évidence de La Jeune Parque, elle est digne des plus belles figures de la géométrie, des mouvements les plus rigoureux de l’analyse ». Ce qu’il voyait d’irréfutable chez Platon, ou Descartes, ou Bergson, ce n’étaient pas les idées, mais le style. De belles pages que la perfection du langage a sauvées. Les poètes, plus que les philosophes, lui semblaient donner corps à la raison par l’exercice concerté de leurs puissances sensibles : l’idée, chez eux, naissait de la matière, elle prenait forme dans une indivisible totalité, le poème ou la statue. Et si l’on pouvait toujours réduire une œuvre d’art à quelque armature logique, pénétrer l’accord des symboles par la commune raison, expliquer enfin par l’analyse successive les synthèses simultanées de l’esprit créateur, c’était là, tout au plus, une preuve de l’unité de la pensée, qui dans ses plus hauts mouvements intègre ses différents modes : mais la structure après coup mise à nu n’est qu’un squelette artificiellement rebâti ; sans la choir des symboles, l’idée n’est qu’un tas d’ossements ; toute l’évidence de l’art tient à la vie de la forme, à la respiration chez ceux qu’elle a séduits.

 

En défiance toujours du ferment métaphysique, à moins que ce ferment ne fût surgi de beaux monstres, l’abbé Larue me sembla longtemps un pur esthéticien, jusque dans le domaine des sciences. Il avait l’esprit scientifique le plus exigeant, le plus rapide que j’aie rencontré. Mais, à son gré, la science, qui des rapports exacts qu’elle établit entre ses symboles jusqu’au mythe de ses grandes théories, puis redescend de celles-ci pour vivifier l’expérience concrète, procédait du même mouvement que les arts les plus éloignés d’elle apparemment. Nourri longtemps de Valéry, que la pente de son ironie l’entraînait à chérir plus que tout autre, il se défendait de postuler l’absolu : comme le poète de Charmes, il lui arrivait de penser que l’ « univers n’est qu’un défaut dans la pureté du non-être » ; et la conscience un beau mensonge, qui trouverait sa suprême volupté dans la rigueur de ses lois.

 

Quand je fis sa connaissance, il était dans un moment de sa vie où la nature esthétique l’emportait : celle-ci se complait à récuser l’absolu, tout en se proclamant l’absolu. Né pour l’action, cette « sœur du rêve », il souffrait sans doute de sa propre sérénité, de ce monde fermé que par ailleurs il défendait contre l’intrusion étrangère : il s’en libérait par la spéculation, mais se refusait d’être dupe, inquiet soudain, toutefois, d’être la dupe de ce refus. Je l’ai vu plus tard se découvrir une âme d’une autre sorte, quand l’esprit agissant retrouva la pâte humaine de l’histoire, la matière où s’exercer, quotidienne et mythique à la fois. Mais, même aux jours où la pensée lui paraissait une illusion splendide, il avait foi dans la beauté, sinon dans la vérité des idées. Volontiers, il eût tenu que celle-là fonde celle-ci, et que le langage « honneur de l’homme », touche au parfait à chaque fois que l’esprit se laisse prendre à la rigueur de son propre jeu.

 

J’écrivais naguère, à propos de Paul Valéry : « Qu’il y ait, dans l’idée même du beau, une finalité secrète : que toute création ne se légitime jamais que par un pourquoi qui la dépasse infiniment, Valéry se condamne –et se condamne en toute conscience- à ne point l’envisager ». Ce parti-pris antimétaphysique me frappa chez l’abbé Larue : mais celui-ci consentait que la métaphysique, transposée sur le plan de l’art, lui soit prétexte à symboles. Les thèmes fondamentaux de la philosophie n’étaient à ses yeux que des mythes refroidis : le mythe demeurant éternel sous ses abstractions successives, une puissante imagination est à son aise dans l’abstrait, tant qu’elle n’en devient pas la proie. Il ne me dissuada donc pas d’entreprendre un voyage au pays des philosophes, mais il me mit en garde contre l’espoir que je semblais nourrir, d’y trouver jamais une certitude où m’assurer. Il professait, en ce temps-là, que la question de l’être est absurde et nécessaire : absurde pour qui veut la résoudre dans le domaine scientifique et moral ; nécessaire comme un aiguillon, pour qui s’amuse à tirer des contradictions qu’elle suscite un univers de symboles ennemis.

 

Notre conversation tournait au monologue : mon esprit, encore plombé, ne pouvait suivre cet esprit aventureux ; je pressentais chez l’abbé Larue quelque grand drame de l’intelligence, que mon défaut de sens critique m’empêchait de saisir ; l’eussé-je pu que j’aurais craint d’en dévoiler la nature, car j’avais –je garde encore- une pudeur presque panique devant le secret d’autrui. Je retins de cette longue confidence, que cet homme regrettait de n’être pas un créateur : que la métaphysique lui semblait ruineuse quand elle se prend au sérieux ; que les concepts dont elle se réclame, et qu’elle tente vainement d’élucider en raison, sont en réalité de vastes complexes d’images, dont l’imagination peut disposer à son gré, sans craindre de tomber dans l’erreur, puisque l’esprit n’a d’autre règle que lui-même, et qu’il est dans le possible autant et plus que dans le fait.

 

Il ajoutait cependant que si l’anarchie peut apparaître séduisante, et pour d’aucuns le signe même de leur liberté, elle en arrive à causer monotonie et fatigue, l’incohérence des mouvements se change en inertie, l’apparente ubiquité de l’esprit n’est plus que discontinuité pure, et le feu d’artifice des puissances retombe dans le néant. Fût-ce en vue seulement d’un plaisir, d’une certaine qualité de jouissance, mieux valait conserver une exacte maîtrise sur les énergies que l’imagination met en jeu : la beauté, qui n’est peut-être qu’une illusion, mais la seule permanente et toujours efficace, a son principe dans une limitation de fait, l’esprit s’interdisant d’enfreindre les lois qui le constituent cohérent –ce qui ne l’empêche point de s’explorer, jusqu’en son incohérence natale, mais avec cette attention implacable, ennemie de tout vertige, dont un Nerval donne l’exemple dans Aurelia.

 

Encore une fois, mon esprit était encore dans l’enfance : je simplifiai ces idées à sa mesure ; l’insistance sur la forme, l’importance, dans l’art, de la conscience attentive à son jeu, l’existence d’une logique des images dont l’évidence ne se raisonne pas, bien qu’elle soit chargée de raison – ces notions qui n’évoquaient en moi nulle expérience, je les enregistrai si fortement que c‘est à croire qu’un double obscur et clairvoyant me précédait dans mes pensées. J’étais allé trouver l’abbé Larue pour l’entendre confirmer, dans un domaine nouveau, les pouvoirs du langage logique : je le quittai ayant découvert un autre langage, une autre idole de raison, la Beauté. Il est vrai que j’eusse été bien incapable, n’ayant point encore assisté à l’éveil d’une image en moi, de comprendre le Beau dans sa double nature, symbolique et rationnelle : il y faut l’exercice patient et la souffrance de l’art.

 

J’entrevoyais aussi que la plus profonde pensée ne perdure que déchirée sur soi-même, dans le doute crucifiant de sa valeur. L’esthétisme de l’abbé Larue cachait moins une déception sur la métaphysique qu’une volonté d’immanence à tout prix, au point même où la métaphysique impuissante se tait. Il se tenait en sentinelle aux frontières de l’esprit, et pour l’empêcher d’outrepasser ses frontières, et pour prévenir que le mystère de l’être le contraignît à se plier à l’impensable absolu. Ce n’était point position facile : une gageure absurde mais héroïque – l’homme et rien que l’homme, une intégrale individuelle, indéfinie et tout ensemble limitée par sa loi. L’abbé Larue devait comprendre plus tard que la notion du grand individu n’embrassait pas l’humaine étendue tout entière : son esprit découvrit le transcendant que son cœur de prêtre saluait depuis toujours. Cette révolution de pensée, l’invention de la finalité spécifique, c’est la guerre qui les détermina ; j’y viendrai plus loin, mais d’avance je le signale, pour montrer que l’abbé Larue était de ceux dont la pensée ne procède pas par système, mais s’élabore dans l’univers comme un organisme moral. De toutes les perspectives que m’ouvrit sa rencontre, ce fut peut-être la plus féconde, et merveilleux l’exemple qu’il m’y donna.

 

…..pages 334 à 341, Pierre Emmanuel reprend son évocation de l’abbé Larue pendant la guerre, alors que lui-même réside dans le sud de la Drôme, dans un milieu d’intellectuels résistants

 

Parmi ceux que j’aimai pendant la guerre, et dont je fus le compagnon, aucun ne fait plus grande figure que mon ancien maître, l’abbé Larue. Dès juillet 40, je reçus de lui quelques lettres qui me fixèrent sur sa violente réaction. Ce subtil se révélait tout d’une pièce : son ironie stimulait sa colère, car le véritable ironiste n’a d’autre idole que la vérité. Mathématicien, il n’était pas sans jouir d’une situation qui lui donnait la preuve du mécanisme imbécile de certains esprits. Mais, il voyait loin, jusqu’au bout du problème ; l’énorme erreur initiale développait devant lui ses conséquences ; sa familiarité de l’histoire ne lui permettait pas d’illusions. Mais cet homme d’action, qu’un long exil spéculatif avait rendu sceptique, au point qu’il se demandait parfois si la conscience n’est pas le chancre monstrueux de la vie, retrouva, devant l’équivoque tragique dont beaucoup ne se défirent que lentement, cette promptitude dans la décision qui témoigne de la maîtrise intérieure, mais plus encore d’une option instinctive en faveur de la conscience blessée. Il comprit que la conscience est la vie même, ou plutôt l’aventure suprême de la vie ; celle-ci court un risque absolu que notre pouvoir sur la matière nous laisse déjà pressentir ; mais ce risque ne peut pas n’être couru, la vie ne se maintient qu’en transcendant ses limites ; elle tend à la conscience totale, contre et dans l’inertie que lui oppose son passé.

 

C’est au moment où l’homme s’empêtrait dans ses contradictions insolubles que l’abbé Larue misa sur lui : ce prêtre ne vaticinait pas, détestait le ton d’Apocalypse ; mais il percevait les grands rythmes de l’histoire, et n’excluait point l’hypothèse d’une barbarie ; barbarie qui n’aurait qu’un temps, aberration momentanée de l’esprit victime de l’excès de ses forces ; car le risque d’éclatement de la terre dépendait en dernier ressort de l’esprit, et peut-être, en un temps où celui-ci perdait le contrôle de ses puissances, n’avait-il d’autre salut contre le suicide qu’un sommeil barbare, un repos dans la dispersion. Quel que fût l’avenir immédiat, l’abbé Larue n’en pensait pas moins que la conscience ne peut pas se perdre ; elle s’engloutira peut-être, mais pour resurgir ailleurs ; autre, sans doute, mais ce qu’elle fut lui reste acquis. Il n’y a donc pas deux options pour l’esprit : au moment du danger extrême, non seulement il ne doit pas accepter de se voir remis en question (Vichy, fidèle à l’option contraire, incitait les intellectuels à battre leur coulpe ; il n’est que de lire les pages de Jouhandeau, de retour de Weimar, pour comprendre jusqu’où ce reniement pouvait aller) mais il doit concentrer toute sa force, sa lucidité de diamant, dans l’acte de penser l’universel ; il doit penser le jusant de la mort.

 

Cette certitude (et le pressentiment peut-être d’une fin tragique) décupla l’activité de l’abbé : sans apparemment changer de vie, continuant d’être un professeur tranquille, heureux de retrouver sa pipe et ses livres, il devint un des chefs militaires dans le Sud-Est ; mais cette tâche, pourtant très lourde, ne l’occupa point tout entier ; il lisait tout, s’assimilant les courants de pensée les plus modernes ; en décelait les convergences, la signification dans le drame spirituel qui se jouait. La pensée de l’évolution historique ne le quittait plus : ayant à côtoyer des communistes, et les appréciant d’homme à homme pour l’intégrité de leur idéal, il déblaya l’énorme littérature théorique dont la doctrine est encombrée ; se procura tout l’œuvre de Marx, dialogua le crayon à la main avec Lénine, connut bientôt dans le détail les mouvements, les crises de conscience, les luttes contre l’hérésie qu’intégra la révolution bolchevique ; il en vint à penser que le communisme, tout insatisfaisant qu’il fût dans sa définition de la personne et de la liberté, ouvrait la perspective d’un humanisme nouveau, dont les communistes qu’il approchait lui semblaient les témoins indiscutables. Et cet humanisme encore imparfait, mais audacieux et nourri de sacrifice, était le seul qui lui parût cohérent dans un monde où les chrétiens conduisaient leur propre deuil. Il n’était pas sans discerner ce que cet humanisme devait à l’humanisme chrétien ; sans y reconnaître au passage des formes chrétiennes, des dogmes mêmes, incompris des chrétiens et qui surgissaient, laïcisés, trahissant et le besoin de l’époque, et la hardiesse prophétique des esprits qui les avaient conçus. Dans l’éclipse de la pensée chrétienne (mais non point de tous les chrétiens et de la vérité du Christ) il ne voyait, après tout, qu’un phénomène transitoire, une perte momentanée du grand fleuve dont les alluvions avaient fécondé l’Occident. Personne ne pouvait prévoir sous quelle forme rejaillirait ce fleuve, ni même s’il serait identifiable après son parcours souterrain. Une chose n’était en tous cas que trop évidente : la carence de l’organisme religieux dans la lutte de l’homme pour sa vie. Les évêques avaient des mentalités de sous-préfets, les prêtres, hormis quelques-uns dont l’administration ne savait que faire, étaient châtrés dès l’adolescence, n’avaient aucune prise sur les terribles problèmes auxquels les hommes sont affrontés tous les jours ; la Parole de Dieu ne passait plus, diluée, terne, presque honteuse d’elle-même ; dans l’indifférence générale, au milieu d’une assistance qui pleurait sa propre fin, les offices déroulaient leurs rites funèbres autour de la dépouille d’un Dieu mort. Nous en étions au Vendredi-Saint de l’Eglise. Mais le Christ n’avait-il pas dit : « Laissez les morts enterrer les morts ». Dans son cœur de prêtre, il devait en gémir : il refusait de séparer le sort du Christ de celui de l’Eglise ; et sans doute prévoyait-il que l’Eglise de Pâques n’aurait rien de commun –si ! Christ seul)- avec celle du Vendredi-Saint.

 

Mais il y avait des questions plus urgentes, qui d’ailleurs commandaient celle-là. Quand un édifice menace ruine, on commence par sauver ceux qu’il risque d’ensevelir. Du moins, restés vivants, ceux-ci le reconstruiront-ils, s’ils en ont cure. Sauver la conscience d’abord, le vrai tabernacle du Dieu vivant. Il existe une vérité de l’homme, universelle, confondante de netteté : elle n’a pas à transiger ; qui la refuse va contre l’homme. Cette vérité, les chrétiens la possèdent –mais point eux seuls, car depuis des siècles, elle a pénétré l’humanité ; mais ils devraient la posséder plus clairement que les autres. L’Eglise le leur répète par habitude, sans bien savoir ce qu’elle dit ; eux-mêmes, ils se sentent une âme de propriétaire, bien qu’ils ne se demandent plus guère ce qu’est au juste cette vérité qui leur appartient. Ils ne savent plus la confronter aux exigences du siècle ; car le siècle est exigeant, parle haut ; cette vérité que les chrétiens connaissent mal, il en sait la rigueur, en pousse les conséquences ; ironiquement pitoyable, il en fait éclater les contradictions, et les chrétiens de se frotter les yeux : « est-ce là ma vérité ? » Ils sentent bien qu’elle est invivable, telle quelle, surtout en un temps si troublé ; aussi ne désirent-ils point la voir nue, mais parée de ces biens matériels, de cette considération sociale, qui s’attachent aux idées quand elles savent composer. Jadis, la vérité chrétienne était fière, intraitable dans sa pudeur ; en vieillissant, elle devint facile, de peur d’être quittée. Certes, on la courtise encore : mais pour longtemps ? rien n’est moins sûr. Elle a déjà beaucoup abandonné ; ses beaux restes, qui ne retiennent plus guère, ils vont bientôt la trahir. Les chrétiens sentent la peur les gagner ; le siècle a-t-il absolument tort ? La vérité ne doit-elle suivre son temps ? Ils pactisent, se mettent en règle avec l’intérêt et le bon sens. Ils plaident : rien n’irritait plus l’abbé que les palinodies de son archevêque, un ancien avocat qu’il avait surnommé : Jésus-Christ mon client.

 

Il y avait une autre manière de concevoir le témoignage chrétien : manière que l’archevêque n’approuvait pas, comme ce dernier le fit sentir, discrètement, dans son oraison funèbre. Son Eminence l’a bien dit : il ne fut pas toujours prudent. Pourtant il aurait dû l’être : lui qui aimait tant son chez-soi, le bon tabac, un verre de fine, un livre rare, et les plats bien cuisinés, à la façon lyonnaise où il excellait (il aimait faire sa popote, vieille habitude militaire, mais il y mettait l’application de l’artiste qui ne laisse rien au hasard : il fallait le voir, dans sa cuisine, ceint d’un tablier blanc, citant des vers de circonstance, pesant avec soin les proportions justes , admirant son œuvre avec la complaisance du gourmet). Cela aussi faisait partie de son monde, était sa vérité, la vérité. C’était compris dans le risque, et pas du tout à la façon d’un à-côté, d’une petite faiblesse aimable : l’abbé Larue savait être présent à chaque minute de sa vie ; il aimait vivre, et ne s’en cachait pas ; il paraît que c’est un scandale, pour certains chrétiens. Un jour vint cependant –je suis sûr qu’il l’attendait- où tandis qu’il rentrait chez lui retrouver son bon feu et sa pipe, deux messieurs le cueillirent au passage, sans qu’il pût jeter un dernier coup d’œil sur ses livres et ses tableaux : d’autres messieurs vinrent ensuite bouleverser tous ses trésors ; il n’était pas présent, c’est heureux, car il eût frémi de colère impuissante en les voyant fumer ses cigares et boire son précieux cognac.

 

On le mit en la meilleure compagnie : dans la cellule des condamnés à mort. Il y avait là deux jeunes gens, des enfants presque : ils attendaient la mort à l’aube. Toute la prison vivait cette double agonie, communiait avec le désespoir de ces jeunes : on sait combien l’âme collective est co-souffrante dans les prisons ; elle a déserté les églises pour se réfugier dans les lieux de douleur. Soudain, un chant monta de la cellule, un triple chant : heureux, vengeur, libre. On les entendit chanter toute la nuit, des chants de guerre, de vieilles chansons, des romances ; la victoire, l’amour, la foi, l’immense joie de la jeunesse : au matin, les deux adolescents partirent confiants pour la mort. Les anciens de Montluel se rappellent que la nouvelle se répandit aussitôt, par la mystérieuse télégraphie des prisons, qu’il venait d’arriver un curé extraordinaire. Chaque jour de sa détention fut à l’image de ce premier jour.

 

C’est assez pour dire le pouvoir que dégageait cet homme, qui, en quatre ans, avait développé en lui une indicible force d’humanité et d’amour, sans cesser d’être dans ses rapports ironique et sur la réserve. Nul, à ma connaissance, n’a plus parfaitement intégré le sens de cette guerre ; nul n’a voulu comprendre avec plus d’acharnement le mécanisme de l’histoire en cours ; nul n’a su plus constamment mettre sa science dans ses actes. L’abbé Larue sut accomplir son destin en rassemblant, dans une figure secrète et sublime, toutes les valeurs positives de l’homme, et jusqu’à cette mort qui, selon Claudel, est notre « précieux patrimoine ». Mort qui est vie donnée. Il mourut dans le massacre et l’explosion de Saint-Genis-Laval : on ne devait rien retrouver de son corps ; l’esprit n’avait plus besoin de ce support transitoire. C’était à la veille de la libération de Lyon : Jésus-Christ mon client, le lendemain, promena ses bénédictions parmi les ruines.


La rencontre avec Robert Aron

 

Un autre témoignage important sur l’abbé Larue est porté par Robert Aron dans une longue dédicace à son ouvrage « Retour à l’Eternel » publié en 1946. L’auteur est un intellectuel réputé, déjà connu avant-guerre, dont la notoriété sera confirmée dans les années cinquante comme historien du régime de Vichy, et qui sera élu à l’Académie française en 1974. Plus jeune de dix ans que l’abbé Larue, il a aussi participé à la guerre de 14, et s’est fait connaître dans l’entre-deux guerres par des essais philosophiques et politiques se situant dans la mouvance personnaliste, très critique du capitalisme, mais aussi des totalitarismes nazi et communiste.

 

En 1941, il est victime d’une des premières arrestations dirigées contre des juifs. Libéré, il est interdit de séjour à Paris et se réfugie à Lyon. Il gagnera ensuite l’Afrique du Nord à la fin de l’année 1942. On ignore par quelles voies précises il entre en contact avec l’abbé Larue, mais la dédicace qu’on lira bientôt décrit précisément leur première rencontre, évoque d’autres scènes significatives de l’attitude de l’abbé Larue, maître de liberté, et dévoile ce que son ouvrage « Retour à l’Eternel » doit à leurs échanges nombreux et approfondis. Il est donc intéressant d’en exposer les idées principales, dont on peut penser qu’elles reflètent aussi celles de l’abbé Larue.

 

L’inspiration de « Retour à l’Eternel » est spiritualiste ; l’auteur, nostalgique du Moyen-âge, période de plénitude de civilisation caractérisée par l’harmonie du corps et de l’âme, de la matière et de l’esprit, veut effacer le divorce entre foi et raison, religion et science, qui est né du cartésianisme. Il médite sur le sens de l’histoire, la naissance des religions sans transcendance, telles la Révolution française et le nazisme, qu’il voit comme des réponses à la sclérose cléricale de l’univers judéo-chrétien. Citant Mallarmé (poète proche de Valéry sur le fond comme sur la forme) : « cette perfection de ma certitude me gêne. Tout est trop clair », il rejette l’absolu de la science, appelle à une synthèse de l’esprit religieux et scientifique dans un syncrétisme renouvelant la synthèse originelle entre Athènes et Jérusalem, entre humanisme de la raison et humanisme de la foi. A l’absolu de la science répond le dogmatisme religieux. Aussi convient-il de « libérer Dieu de la religion » pour aller vers « un Dieu libre et qui inspire la liberté en nous-mêmes. »

 

Cette pensée apparaît caractéristique d’une période tourmentée où les cadres anciens sont malmenés et où beaucoup d’esprits sont agités par la perspective, paradoxalement optimiste, que l’humanité va vers des temps nouveaux. On y retrouve des thèmes évoqués directement par l’abbé Larue et indirectement par Pierre Emmanuel avec l’appel à une foi nouvelle ou, pour le moins, renouvelée.

 

Retour à l’Eternel

(Albin Michel 1946)

 

Dédicace à Monsieur l’abbé Larue, exécuté par les nazis

 

Mon Père,

Au moment d’inscrire votre nom en tête de ce volume, il me vient un scrupule. Je doute, si vous étiez vivant, que vous en eussiez accepté aussi simplement la dédicace que vous en aviez naguère encouragé le projet et sauvé les manuscrits.

Parmi les ministres des diverses confessions qu’il m’a été donné d’approcher, aucun ne m’a fait mieux que vous comprendre la possibilité d’être prêtre. Aucun n’apportait dans l’exercice de son sacerdoce plus de largeur d’esprit, plus d’aisance, et plus de bonté humaine. Aucun ne donnait moins l’impression d’être un professionnel de Dieu.

Ce qui rebute chez certains prêtres, ce qui fait que leur aspect seul ou leur langage souvent écarte de la religion, c’est que les intérêts humains, auxquels ils ont renoncé, se trouvent remplacés chez eux par d’autres sentiments plus nobles, mais non moins intéressés. Ramener une âme à Dieu, au Dieu dont ils défendent les droits et les positions sur terre, provoque péché d’âpreté, justifie manœuvres et ruses, justifie même une malice que l’on s’étonnerait moins de rencontrer dans des activités profanes.

On voudrait qu’un prêtre fût libre et s’attachât à inspirer à d’autres la liberté dont sa vocation procède. On voudrait que, tout au long de sa carrière, il perpétuât et respectât les hésitations fécondes qui entraînèrent sa décision, les ardeurs de son noviciat, l’enthousiasme de ses vœux, plutôt que de chercher à promouvoir ou imposer le mol confort spirituel, où tant d’entre eux s’organisent. On voudrait qu’il ne crût pas que tout chemin mène à Dieu, mais qu’il sût que s’en écartent tous les itinéraires forcés, où l’homme procède par abandon, par suggestion, par contrainte. On voudrait qu’il fût respectueux en tout homme, même incroyant, de cette part de libre arbitre qui constitue, mieux qu’aucun dogme, l’étincelle divine en nous.

Des prêtres que j’ai connus, nul ne savait mieux que vous comprendre toutes les positions spirituelles, même hérétiques ou athées, même tournées vers d’autres cultes. Le jour où, pour la première fois, je pénétrai dans votre bureau de la montée des Carmélites, vous ignoriez encore quel motif me dirigeait. Désorienté peut-être par l’excommunication dont me frappaient les lois raciales, enclin peut-être comme bien d’autres, pour des raisons de prudence, à rechercher le camouflage d’un baptême de complaisance, j’offrais peut-être un gibier facile à accrocher sur le tableau où Dieu, dit-on, compte ses élus. Mais vous aviez trop, mon Père, le respect de votre foi et celui de l’esprit humain pour vous conduire en chasseur d’âmes. Avant même que j’eusse pu vous indiquer les raisons de ma démarche, vous écartiez toute équivoque, et, vous refusant à un succès trop facile : « J’espère, Monsieur, me dites-vous, que vous ne venez pas pour vous convertir. » Puis, comme je vous avais rassuré : « C’est, continuâtes-vous à peu près, que nous avons besoin de tous pour repenser la religion. »

Le but de ce livre est de constituer un apport dont toute position spirituelle, soit religieuse, soit athée, puisse aujourd’hui bénéficier. Dès nos premières conversations, vous dont la foi avait trouvé la demeure où s’abriter, moi dont l’inquiétude religieuse n’avait pas trouvé de refuge, nous nous reconnûmes pourtant étrangement solidaires, étrangement rapprochés. De mois en mois, alors que progressaient les recherches dont ce livre est sorti, vous me dispensiez les encouragements d’un aîné en religion, qui voit un cadet s’engager dans des voies hasardeuses, mais parcourues d’un même élan. Un jour, qui m’apporta un précieux encouragement, vous m’affirmâtes, nonobstant certaines hardiesses que j’avais prônées devant vous, que j’avais l’esprit religieux. Un autre jour, quittant Lyon pour l’aventure, mais me croyant alors plus menacé que vous, je vous demandai réconfort et sollicitai un geste de bénédiction ; vous me l’accordâtes en des termes qui en tête de cet ouvrage prennent aujourd’hui tout leur sens. N’ayant aucune illusion à vous faire sur mes intentions : « Pourquoi ne vous bénirais-je pas ? Dites-vous, nous bénissons bien des animaux ou des plantes. »

Ainsi, rejoignant la religiosité diffuse et spontanée de certains cultes primitifs, nous situant dans un univers où tout jadis nous parlait de Dieu et dont la persistance évoque l’éternité, vous donniez le seul sacrement que puissent accepter pareillement chrétiens ou juifs, hérétiques ou athées, pourvu qu’ils sachent retrouver l’esprit au sein de la matière et l’éternel au sein des jours.

En souvenir de ce geste, qui peut-être aujourd’hui s’attarde un peu sur cet ouvrage, permettez-moi, mon Père, d’inscrire votre nom en tête de ces pages. Peut-être n’en auriez-vous ni partagé, ni approuvé tous les thèmes. Vous auriez accueilli bien des affirmations avec le sourire bienveillant, dont naguère vous gratifiez certains rapprochements hasardeux. Vivant, vous en auriez peut-être refusé la dédicace.

A la réflexion, je crois qu’à un double titre, ce livre vous eût surpris. Votre culture scientifique se fût sans doute étonnée de certaines conclusions audacieuses tirées de la science moderne. L’auteur n’est pas spécialiste ; mais une imagination profane peut être parfois nécessaire pour exploiter, bien ou mal, les découvertes des savants.

Par ailleurs, vous n’auriez pas pu ne pas vous montrer étonné que la personne du Christ ne fût qu’à peine évoquée dans des pages consacrées à l’incarnation, sur terre, du sentiment religieux. N’ayant pas vécu, comme vous, dans l’intimité de sa foi, ne l’ayant pas plus rencontré qu’aucune autre image de Dieu, j’aurais craint de mal en parler, d’exprimer prématurément à son égard un sentiment qui manquerait encore de réflexion et de scrupule.

Mais si, sous quelque forme que ce soit, religieuse ou bien athée, l’on croit à la Providence, il est une raison de plus pour qu’aujourd’hui votre nom reçoive l’hommage de ce livre. Car c’est vous qui l’avez sauvé.

Le jour de mon départ clandestin, je vous confiai mon manuscrit et mes notes. « Soyez tranquille, me dites-vous, en les déposant devant moi sur un rayon, à côté d’autres dossiers, vous les retrouverez ici. » Deux ans plus tard, après la libération qui ne vous rendait pas la vie, je rentrais doublement angoissé, dans le bureau que la Gestapo avait fouillé et saccagé. D’autres notes étaient en lambeaux : les miennes, dans le coin où vous les aviez placées, avaient échappé par miracle aux policiers qui cherchaient des arguments contre vous. Ainsi, je n’avais pas contribué, même involontairement, au drame qui vous perdit. Et vous aviez tenu, par miracle, la promesse dont vous ignoriez, au moment de la formuler, la difficulté et le risque.

Si ce livre doit rendre à certains esprits la notion du miracle, s’il doit persuader que les événements s’orientent parfois au gré d’une Providence, dont la nature importe peu, mais dont les effets éclatent et demeurent en se perpétuant, il convenait que votre nom ne fût pas absent de ces pages.

 

Le 16 septembre 1945

 


 

Principales sources utilisées

 

Outre les papiers personnels de l’Abbé Larue, fournis par sa famille, et qui sont reproduits pour partie sous le titre « Notes et articles de l’Abbé Larue », rappelons :

·         Robert Aron, « Retour à l’Eternel », Albin Michel, 1946, 248 pages

·         Louis Augros, « De l’Eglise d’hier à l’Eglise de demain », Cerf, 1981, 206 pages

·         Pierre Emmanuel, « La liberté guide nos pas », Collection Poésie, Seghers, 1946, 93 pages

·         Pierre Emmanuel, « Qui est cet homme », Egloff, 1947, 353 pages

·         Lise Lesevre, « Face à Barbie, souvenirs, cauchemars, de Montluc à Ravensbruck », Editions du Pavillon, 1987, 158 pages

 

En outre, il a été édité une plaquette à l’occasion de l’inauguration de la Place Abbé Larue dans le 5ème arrondissement de Lyon, le 23 mai 1948, qui reproduit les discours des personnalités présentes. Les propos cités du doyen Chapas et du général Descours sont issus de ce document.