En mémoire
de l’Abbé François LARUE Né à Ecoche,
le 234 décembre 1888, exécuté à Saint-Genis-Laval, le 20 août 1944
Né à Ecoche, le 24
décembre 1888, exécuté à Saint-Genis-Laval, le 20 août 1944
Sur le monument aux
morts de la commune d’Ecoche, aux cinquante tués de la guerre de 14 font écho
les deux seuls morts de la dernière guerre, donnant ainsi la mesure du vécu si
différent des deux conflits mondiaux dans nos campagnes. Mais, l’un de ces deux
morts attire l’attention à la fois par sa qualité et les circonstances de sa
disparition : « abbé François Larue, massacré par les Allemands à
Saint-Genis-Laval le 20 août 1944 ». Deux tiers de siècle se sont écoulés
depuis cet évènement, la plupart de ceux qui ont connu l’abbé ont eux-mêmes
disparu et leur mémoire vivante s’en va comme les traces matérielles, lettres,
documents, photographies relatives à sa personne et à cette époque. Pourtant,
l’on pressent que ce prêtre résistant, fils de la modeste paroisse paysanne
d’Ecoche, auquel la ville de Lyon a dédié une de ses places, devait être grand,
d’une grandeur liée à son état et aux circonstances de sa mort. Les premiers
témoins qui se présentent à notre recherche nous le confirment avec éclat. Du
poète et futur Académicien Pierre Emmanuel, nous lisons : « Parmi
ceux que j’aimai pendant la guerre et dont je fus le compagnon, aucun ne fait
plus grande figure que mon ancien maître, l’abbé Larue ». Un autre
Académicien, l’historien Robert Aron dit de lui : « Parmi les
ministres des diverses confessions qu’il m’a été donné d’approcher, aucun ne
m’a fait mieux comprendre la possibilité d’être prêtre. » De tels
témoignages encouragent à poursuivre une recherche, qui se heurte bientôt à la
rareté des documents. Après son arrestation, l’appartement de l’abbé Larue a
été pillé par la gestapo et, auparavant, son activité clandestine laissait bien
évidemment peu de traces. Il reste, conservés par sa famille quelques textes de
lui qui seront présentés avec les témoignages de Pierre Emmanuel et de Robert
Aron, après un récit de sa vie constitué à partir des éléments d’information
encore aujourd’hui disponibles. Le personnage est paradoxal : prêtre et
soldat, esthète et homme d’action, critique du christianisme et mourant sous le
signe de la croix ; les textes présentés permettent à chacun de forger son
image de ce grand personnage encore magnifié par son martyre.
La photographie de la page de couverture, qui
représente l’Abbé Larue en uniforme de commandant du 107ème
bataillon de chasseurs alpins, est la seule qui subsiste de la dernière période
de sa vie.
La
maison natale de François Larue est une belle ferme de village, attenante au
presbytère de l’église d’Ecoche, village situé à l’extrême nord du département
de
Pour
comprendre le cadre humain dans lequel apparaît cet enfant, un autre prêtre,
Louis Augros, né dix ans plus tard dans le village voisin de Belmont de
En
1909, probablement après les deux ans de philosophie du grand séminaire,
François Larue est appelé pour le service militaire au 98° régiment
d’infanterie. La durée du service est alors fixée à deux ans, et François
Larue, qui a participé à l’école des sous-officiers de réserve, est nommé
sous-lieutenant de réserve au terme de son service. Le contexte était alors
marqué par la violence des tensions entre l’Eglise et le catholicisme, à
quelques années de la séparation de 1905. Depuis 1889, le service militaire
avait été étendu aux séminaristes, et ceux-ci ne voulaient pas apparaître en
reste dans l’engagement patriotique.
Le baptême du feu du
sous-lieutenant François Larue du 229ème régiment d’infanterie
Le
229ème régiment d’infanterie de réserve, sous les ordres du
lieutenant-colonel Bigeard, procède à sa mobilisation de 2 au 10 août 1914. Il
appartient à la 58ème division , 115ème brigade, et
comprend deux bataillons, les 5ème et 7ème. Le 10 août,
veille du départ, le lieutenant-colonel passe la revue du régiment et, dans une
allocution de chaud patriotisme, fait vibrer dans l’âme de chacun l’esprit de
sacrifice et de devoir, tout entier consacré à la défense du pays.
Le 11 août, le régiment quitte
Autun par voie ferrée, à l’effectif de 37 officiers et 2210 hommes, pour gagner
la frontière de l’Est. Il débarque le soir même à Conflans-Varigny. Le 12, il
gagne Francalmont et Ainvelle où il séjourne les 13 et 14. Le 15 août, il marche
sur Plombières où il cantonne…
Le 20 août, le régiment est alerté
à 2 heures, il se rassemble à Saules, dans un silence absolu, et est dirigé sur
Steige. Vers 17 heures, le 5° bataillon prend contact avec l’ennemi, puis
bientôt tout le régiment entre dans la bataille. C’est le baptême du feu. Pour
la première fois, les hommes entendent le sifflement des balles, le crépitement
des mitrailleuses et l’éclatement des obus. Ce premier contact avec le feu est
supporté par tous allègrement, avec un entrain parfait et une crânerie
remarquable.
Pendant la période du 21 au 30
août, le régiment prend part aux combats de
Le 229ème est chargé de
l’attaque du col d’Anzel qui venait d’être occupé par l’ennemi et de reprendre
coûte que coûte la position. Le 27 août à 17 heures, il aborde la position, et
à la suite d’un vigoureux assaut qui se prolonge pendant toute la nuit par de
nombreux combats à la baïonnette dans les bois au sud du col, il conquiert la
position dont les défenseurs sont détruits ou rejetés sur la gare de Saulcy le
lendemain au petit jour.
Dans la journée du 28 août, le 229ème
se porte sur la gare de Saulcy et le village des Cours, où il s’installe après
avoir refoulé sur la rive droite de
Il est relevé par la 41ème
division d’infanterie et reporté en arrière après avoir exécuté intégralement
sa mission au prix de pertes cruelles (un chef de bataillon, 7 capitaines
(sur8), la moitié des officiers et les trois cinquièmes de son effectif sont
hors de combat.
D’après le journal de
marche du régiment exploité par Didier Detombe : www.chtimiste.com
François
Larue reprend ses études de théologie à l’issue de son service militaire
jusqu’à l’année 1912 qui est marquée par sa double ordination au diaconat et à la prêtrise le 21 décembre.
Entre-temps, il s’est engagé, à la rentrée universitaire 1912-1913, dans une
licence de sciences aux Facultés catholiques, tout en occupant la fonction de
préfet des études au collège des Minimes. Il assure aussi la préparation
militaire de ses collègues étudiants, « faisant faire l’exercice, en
accompagnant ses commandements de quelques joyeuses plaisanteries »
(souvenirs de M.Chapas, doyen de
Tel
est le personnage qui est mobilisé, le 2 août 1914, comme sous-lieutenant au
229° régiment d’infanterie. Il est rapidement engagé sur le front des Vosges et
gagne bientôt sa première citation en emmenant ses hommes au
feu : « Très zélé et très actif, en même temps très brave,
ainsi qu’il en a donné la preuve en août et septembre (1914) comme officier de
peloton…a pris part en cette qualité aux combats de Steige, Coinchimont, Anzel
et Saulcy . »
Ses
connaissances scientifiques conduisent à son détachement, comme lieutenant, au
service téléphonique de la 3° brigade de Chasseurs alpins, Chasseurs qui
constitueront sa famille militaire pendant trente années. Jusqu'à la fin de la
guerre, il évoluera comme spécialiste des transmissions et du renseignement, à
l’état-major de différents groupes de Chasseurs alpins, notamment sous le
commandement du général Messimy, ministre de la guerre en 1914 et qui avait
repris du service actif. Dans ces fonctions, il confirmera ses qualités,
recevant sur le front de
François
Larue termine la guerre couvert de gloire et indemne de blessures ; mais
sans doute profondément marqué par un conflit dans lequel Louis Augros voit la
première grande rupture de la société villageoise chrétienne : « La
plupart des hommes de 18 à 45 ans furent plongés pendant des années dans un
monde à peu près vide de pratique religieuse et où s’exprimaient des positions
agressives par rapport à leur foi. » Après cinq années de guerre et de
fureur, l’abbé François Larue semble pourtant renouer simplement avec son
passé : il revient aux Facultés catholiques de Lyon pour terminer sa
licence es-sciences commencée en 1912. Il est en même temps professeur à
l’école du Point-du-jour. « L’on fondait alors sur lui les plus grands
espoirs pour une brillante carrière mathématique » (doyen Chapas), ce qui
explique ensuite un séjour d’un an à Paris, à
Son
projet est interrompu pour les besoins de l’Institution préparatoire aux
grandes écoles, institution catholique lyonnaise dont « le fondateur,
Monsieur Sogno, octogénaire mais toujours sur la brèche, va demander à
l’autorité supérieure de bien vouloir consentir à ce que l’abbé Larue serve
comme professeur de mathématiques supérieures dans cette maison, dont la belle
réputation exige, pour se maintenir, un homme ardent sachant parler aux élèves
de vingt ans, les instruire, les diriger vers les carrières d’ingénieur. »
(doyen Chapas). En a-t-il coûté à l’abbé Larue de devoir abandonner les
promesses d’une carrière de chercheur scientifique ? A-t-il dû céder à des
pressions ? Il ne reste nulle trace de ses états d’âme de cette époque.
De
1925, date où il est nommé professeur aux Lazaristes, collège tenu par les
Frères des écoles chrétiennes auquel est associé le cours Sogno, jusqu’à la seconde
guerre mondiale, vont s’écouler les quinze années obscures de l’abbé Larue.
Pierre Emmanuel, qui est le témoin capital des dix dernières années de sa vie,
et qui a fait sa connaissance comme élève en 1934, le décrit pratiquant sa
pédagogie « comme l’ironiste le plus constant qui se put voir, léger,
rapide cruel, d’une bonté pourtant qui maniait l’aiguillon sans blesser. »
(Pierre Emmanuel, « Qui est cet homme ? »), témoignage corroboré
par le directeur des Lazaristes lors d’un hommage rendu après guerre :
« Nous le revoyons dans cette attitude familière du professeur au tableau,
le bâton de craie à la main, à-demi tourné vers sa classe, l’œil malicieux,
dans une physionomie éclairée d’un sourire bon enfant. Il ne fallait pas
risquer la trop naïve question, sous peine de s’attirer une réplique
humoristique ou cocasse qui, d’ailleurs, aurait pu décourager toute demande
d’explication, si d’autre part ne s’était constamment manifesté chez lui le
cœur d’or du prêtre, toujours accueillant, toujours charitable. ». Sauf
l’interruption d’une année de guerre en 1939/40, l’abbé Larue aura donc exercé
pendant vingt ans dans le même fonction et le même établissement, avec succès et
plaisir semble t-il, mais on s’étonne qu’une si riche personnalité n’ait pas
éprouvé le besoin d’évoluer vers d’autres fonctions, n’ait pas été appelé à
déployer ailleurs ses talents exceptionnels. Pierre Emmanuel relève
effectivement chez lui « une contradiction avec la dimension homme
d’action…Il souffrait sans doute de sa propre sérénité…Il s’en libérait par la
spéculation. »
De
fait, il va trouver dans la poésie l’équilibre de sa pensée et de ses émotions,
car « ce mathématicien, ce fidèle de la pure raison était également un
intuitif passionné. » (Pierre Emmanuel, « Les étoiles », mars
1946) ; non par l’écriture poétique, mais dans l’étude, le commentaire des
poètes les plus ardus, les plus obscurs au premier abord, les plus formalistes
dans leur expression, Mallarmé et surtout Valéry. Ce choix, il s’en explique
précisément par un parallèle entre les mathématiques et la poésie :
« Qu’est-ce que les mathématiques ? Un jeu de symboles, et l’algèbre
ne progresse qu’en créant de nouveaux symboles et en perfectionnant la forme
sous laquelle se présentent des combinaisons de symboles déjà connus…La poésie
requiert de l’esprit autant d’agilité et
de subtilité…et même davantage car
les
techniques des poètes doivent s’efforcer d’exprimer la complexité de la vie et
de l’âme humaine. » (Introduction à la lecture de Paul Valéry). Qu’il
s’agisse des mathématiques ou de la poésie comme d’autres formes d’art (l’abbé
Larue fut aussi un passionné de sculpture), il s’agit de retrouver le même
esprit humain dans ses productions les plus élevées. Et cette recherche du vrai
et du beau se fait sans intention métaphysique ni finalité sociale, avec le
seul souci du jeu de l’esprit, d’où la perception de l’abbé Larue par le jeune
Pierre Emmanuel comme « un pur esthéticien, un pyrrhonien
admirable…jusqu’au jour où l’occasion lui fut donnée de se hausser à sa grandeur
véritable et de quitter son attitude de spectateur pour le parti-pris de la
liberté. » (« Qui est cet homme ? »). A l’évidence, il y a
une avant-guerre et un après-guerre dans l’équilibre du personnage, et il y
aura même sans doute une avant et une après arrestation dans sa vérité
intérieure.
Entre
temps, l’abbé Larue a poursuivi sa carrière militaire avec des affectations
dans des unités où il effectue des périodes pendant les vacances scolaires. En
1933, il est nommé chef de bataillon de réserve. C’est ainsi qu’il prend la
tête du 107ème bataillon de Chasseurs alpins constitué lors de la
déclaration de guerre, en septembre 1939, près de Chambéry. Le bataillon va se
déployer en Savoie et Haute-Savoie pendant la « drôle de guerre », et
c’est dans les Hautes-Alpes, dans le secteur de Villard-Sallet où il a été
affecté que le bataillon recevra le choc de la déclaration de guerre de
l’Italie à
Dès
la rentrée scolaire de 1940-41, l’abbé Larue reprend son poste de professeur.
Ses sentiments politiques sont d’emblée sans ambigüité. Il en rend compte dans
un texte publié ultérieurement où il flétrit les membres du clergé qui se sont
compromis avec le régime de Vichy. Mais, dit-il, « il y eut aussi
dans l’Eglise de France, et dès 1940, des hommes assez robustes de cœur et de
pensée, pour ne pas s’abandonner au courant et devenir le jouet des
circonstances. Ils pensaient alors que l’armistice était une lâcheté et une
redoutable erreur, ils soupçonnaient seulement que c’était une trahison ;
ils pensaient que le gouvernement de Vichy était un gouvernement d’usurpation
qui allait s’appuyer sur tous les adversaires de la démocratie ; ils en
déduisaient que cette tare originelle ne pouvait conduire qu’à la collaboration
avec le nazisme, c'est-à-dire à la ruine de leur idéal humain. Ainsi furent-ils
les premiers agents de la résistance spirituelle en attendant de travailler à
la résistance organisée et armée. » (« Itinéraires », mars
1944).
De
la résistance spirituelle à la résistance organisée, il s’écoulera un peu plus
d’une année. Son ami le doyen Chapas a témoigné que c’est à la fin de l’année
1941 qu’il rejoint l’Armée secrète. Aux Lazaristes, on a relevé
l’évènement : « Un soir, il nous arriva plus en train qu’à
l’ordinaire : il avait reçu un chef qui l’avait entretenu du projet
d’Armée secrète. Depuis cet instant, l’orientation de l’abbé Larue était très
nette. Si, par ses paroles, il cingle tous ceux qui parlent de collaboration et
de conciliation, on sait qu’il agit plus encore. » (Directeur des Lazaristes,
1946). C’est donc à travers les réseaux d’officiers qui, à l’intérieur ou à
l’extérieur de l’armée d’armistice, préparent une reprise des combats, que
l’abbé est entré en résistance active. Le colonel Descours, son futur chef à
l’état-major régional des FFI en 1944, était alors commandant d’un escadron du
régiment de cuirassiers de
L’action
de l’abbé Larue va alors se déployer sur deux plans. « Sans apparemment
changer de vie, continuant d’être un professeur tranquille, heureux de
retrouver sa pipe et ses livres, il devient un des chefs de la résistance
militaire dans le sud-est. » (« Qui est cet homme ? »)
C’est à jeter les bases des maquis de l’est de la région qu’il va
essentiellement se consacrer, tirant tout son parti de sa connaissance du
milieu et des cadres militaires, notamment des Chasseurs alpins. Le mémoire de
proposition pour le médaille de
Le numéro 1 des Etoiles et le titre
de l’article de Pierre Emmanuel dans le numéro de mars 1946
une belle amitié avec
Robert Aron. Au début de 1944, les maquis ont pris leur plein développement ce
qui suscite la réaction militaire des Allemands assistés de
Une
autre face de son activité résistante est constituée par son implication dans
le milieu des intellectuels résistants qui s’organise progressivement à partir
de la fin de l’année 1942. Les journaux clandestins constituent le premier
moyen de mise en réseau : en septembre 1942, « Les lettres françaises »
sont crées en zone nord, en février 1943, « Les étoiles » sont
fondées en zone sud sous l’impulsion d’Aragon, de l’historien du cinéma Georges
Sadoul et de l’intellectuel catholique Stanislas Fumet. Un témoignage relève
l’amitié qui lie l’abbé Larue et Georges Sadoul, et il est probable que
l’article « Itinéraires » qu’il a écrit début
Parmi
ceux qu’il découvre, les plus nombreux sont les communistes et il ne manque pas
d’être influencé par les hommes mais aussi par leur doctrine. « Il en vint
à penser que le communisme, tout insuffisant qu’il fût dans sa définition de
l’homme et de sa liberté, ouvrait la perspective d’un humanisme nouveau, dont
les communistes qu’il approchait lui semblaient les témoins indiscutables. Et
cet humanisme encore imparfait mais audacieux et nourri de sacrifice, était le
seul qui lui parût cohérent avec un monde où les chrétiens conduisaient leur
propre deuil. » (« Qui est ce homme ? ») Parce que,
parallèlement, l’abbé Larue constate avec dépit l’absence massive des chrétiens
dans le combat en cours : « Les déception nous vinrent surtout des
nôtres ou de ceux que nous avions cru être des nôtres. » Et il a cette
image puissante pour stigmatiser le cardinal Gerlier recevant le maréchal
Pétain devant la cathédrale
de Lyon : « Nous
avons vu devant nos porches vénérés la haute pourpre cardinalice s’incliner
devant l’usurpateur. » (« Itinéraires ») Au-delà du problème
politique, il y a chez lui à ce moment là les signes d’une crise religieuse qui
se nourrit d’une double mise en question, sociale et dogmatique. Dans un texte
de 1942 intitulé « naissance et mort des religions », il constate que
« les masses de tous les pays rejettent une religion qui, en glorifiant la
pauvreté et en rejetant dans l’au-delà la compensation des misères de cette
vie, contribue à maintenir une injuste répartition des richesses. » Cette
incapacité du christianisme à résoudre ce qu’on appelait alors la question
sociale « amène les meilleurs membres de l’Eglise à militer dans les rangs
du socialisme en faveur de la classe ouvrière. » D’autre part, il y a chez
lui une critique plus radicale des croyances chrétiennes au nom d’un
évolutionnisme, qui reste à base religieuse, mais ne peut se satisfaire d’un
dogme figé : « L’acte de foi est un moment essentiel de l’aventure
humaine, mais il importe que cet acte ne se fige pas dans des dogmes fixés à
tout jamais, car il n’y a pas de point final à l’aventure
humaine. »(« Itinéraires ») En ce début des années 40,
l’engagement de l’abbé Larue cristallise des idées et des sentiments déjà
présents dans ses positions intellectuelles et existentielles antérieures, mais
exacerbées par la confrontation avec le nazisme et le communisme dont l’énergie
humaine l’impressionne. « Je ne pense pas que le christianisme sorte intact
de cette terrible aventure. » écrit-il dans « Naissance et mort des
religions ».
Et
pourtant, c’est à cette heure que Robert Aron déclare à son sujet dans la
longue dédicace de son ouvrage « Retour à l’éternel » :
« Parmi les ministres des diverses confessions qu’il m’a été donné
d’approcher, aucun ne m’a fait mieux que vous comprendre la possibilité d’être
prêtre », car il lui sait gré de n’avoir pas été « un professionnel
de Dieu », que, peut-être à travers ses propres doutes, il ait libéré en
lui « cette parcelle de libre arbitre qui constitue, mieux qu’aucun dogme,
l’étincelle divine en nous. »
Ces
années 1942-44 de plongée dans l’action offrent ainsi à l’abbé Larue des
opportunités de rencontres fécondes, sources de méditations sur son histoire
personnelle et sur le sens de sa vocation. Pourtant, cette action était
conduite sous la pression d’une clandestinité lourde de menaces, mettant en jeu
sa vie même. Il en était parfaitement conscient, ayant confié à son chef le
colonel Descours : « Vous savez, il y a des moments où il n’y a pas
de milieu entre le martyre et le déshonneur. » En novembre 1943, face à la menace, il avait
jugé à propos de disparaître quelques temps, pour reprendre ses cours au début
de 1944. En février, nouvelle alerte qui inquiète son entourage à qui il
répond : « Non, il convient d’être fataliste, advienne que
pourra. » Et il advint qu’il fut arrêté par
prisonniers :
« La séance se termine à l’heure du retour à Montluc ; le camion est
dans la cour. Les prisonniers attendent l’ordre d’y monter. On me pousse auprès
d’eux. Le cauchemar va prendre fin. Je vais retrouver mes amies à Montluc.
Barbie passe..Il me voit, demande mon retour à la cave. L’immonde Max me prend
brutalement le bras. L’escalier gluant, le cachot, la porte qui se ferme avec
fracas. J’avoue avoir perdu mon sang-froid. Cette fois, c’est la folie qui me
gagne. Je ferme les yeux sur mes mains jointes. Je crie de plus en plus
fort : « Mon Dieu, mon Dieu, venez à mon secours. » Sur le mur,
je vois une grande croix ! Hallucination…bien sûr ! Je suis devenue
folle…Mes doigts se desserrent…
(Lise Lesevre, « Face à Barbie »)
Témoignage
extraordinaire par sa force émotionnelle et spirituelle, où l’on découvre un
autre visage du prêtre, celui qui donne à sa souffrance et à celle de ses
frères le sens d’une rédemption associée à celle du Christ. Ainsi s’éclaire une
expression de Pierre Emmanuel évoquant l’évolution de l’esthète sceptique qu’il
connut à la fin des années trente : « Son esprit découvrit le
transcendant que son cœur de prêtre saluait depuis toujours. »
C’est
aussi Pierre Emmanuel qui nous donne le seul témoignage sur la période de
quatre mois d’emprisonnement qui précède sa fin tragique, par l’explication
d’un poème contenu dans le recueil « La liberté guide nos pas » qu’il
a dédié à l’abbé Larue : « Fort
Montluc demande éclaircissement. Ce poème évoque une bouleversante visite à
un ami emprisonné. Que l’on imagine, au-devant du fort, un terrain vague d’où
l’on peut distinguer, haut derrière la muraille énorme, une rangée d’étroites
fenêtres grillées. Nous étions là quatre
Le massacre de la côte Lorette à
Saint-Genis-Laval
Le
20 août 1944, vers 7h30, cent vingt détenus sont tirés de leurs cellules du
fort Montluc et rassemblés dans la cour. Une vingtaine de nazis et une douzaine
de miliciens choisis la veille participent à cette opération.
Attachés
deux par deux avec de la ficelle, on les entasse dans deux véhicules dont l’un
est un fourgon cellulaire qui porte encore l’enseigne « gendarmerie
nationale ».
Vers
8h30, les deux cars, escortés par quelques voitures de tourisme, traversent
Saint-Genis-Laval. Après un bref arrêt pour demander leur route, le convoi
s’engage dans la montée de l’Observatoire, vers le fort de la côte Lorette.
Ce
fort, désaffecté, comprenait, outre les bâtiments principaux, un pavillon vide,
autrefois logement du gardien. La veille, des officiers de
Intrigué,
un témoin monte dans un arbre où il assiste à la scène : les allemands
sortent des voitures et éloignent les personnes se trouvant à proximité du
fort, tandis que des civils font entrer les cars dans la cour du fort. Les
prisonniers sont entassés dans la maison du gardien.
Peu
de temps après, des coups de feu éclatent, par salves intermittentes mais
presque régulières, ceci pendant près de trois quart d’heure.
Le
témoin, qui n’a cessé d’observer le fort, voit un homme, suivi de deux autres,
sauter par une fenêtre du rez-de-chaussée et poursuivi par d’autres qui lui
tirent dessus. Un s’échappe, mais deux sont abattus. Pris par la tête et les
jambes, ils sont rejetés dans la maison.
Vers
10 heures, de la fumée s’élève de la maison du gardien qui commence bientôt à
flamber. Peu avant 11 heures, le maire et le chef de brigade de gendarmerie
tentent de se rendre au fort, mais ils sont arrêtés par un officier allemand
qui leur dit que la maison va sauter. Ils voient en effet des soldats placer
des charges d’explosifs autour de la maison.
Sur
le chemin du retour, deux cents mètres plus bas, ils entendent la première
explosion qui sera suivie par beaucoup d’autres, tous les trois quart d’heure
environ, jusqu’à 14 heures.
Ils
rendent compte aux autorités, mais n’obtiennent ni aide ni instructions. Le
maire s’adresse alors à
C’est
vers 16 heures, une fois les derniers soldats allemands partis, qu’ils peuvent
accéder au fort accompagnés du curé de la paroisse et de gendarmes. Une vision
d’horreur s’offre à leurs yeux : au milieu des décombres de toutes sortes
se mêlent des restes humains calcinés. Une forte odeur de chair grillée se
dégage des cendres fumantes sous lesquelles le feu couve encore.
Les
premières équipes de
personnes : une
amie et moi, puis un petit enfant et sa mère enceinte. Nous savions qu’entre
six heures et quart et six heures et demie du soir, la surveillance rigoureuse
se relâchait : les prisonniers en profitaient pour se faire la courte
échelle, et respirer chacun à son tour un peu d’air, par les fenêtres situées à
deux mètres et plus du plancher. Notre ami et le père de l’enfant étaient dans
la même cellule, d’où ils pouvaient apercevoir le terrain vague –nous voir-,
agiter les bras en signe d’amitié. Nous-mêmes, nous devions rester sans
mouvements, de crainte d’éveiller l’attention, nous ne voyions rien, que
l’ovale sombre des visages, et parfois l’éclair des lunettes de notre ami. Mais
nos cœurs, comme ceux d’en haut, étaient gonflés d’amour, de tristesse et aussi
d’une amère joie. » ;…éclair des lunettes de la seule photo qui nous
reste de l’abbé Larue.
Le
15 août 1944, les armées alliées ont débarqué en Provence, et elles progressent
rapidement dans la vallée du Rhône, ce qui s’accompagne d’une recrudescence des
activités de
de la cave et
récitèrent leur prière du soir, l’un disant un verset, l’autre y
répondant ; ceci à mi-voix. Il ne fut pas question, à quelque moment que
ce fut, de confession. Les deux prêtres n’en parlèrent pas, et les autres
détenus ne demandèrent rien. A onze heures et demie, ils s’allongèrent tous sur
la paille et le silence se fit. A six heures, on les fit remonter dans leurs
cellules respectives, et à six heures et demie, on les rappela. Vous savez le
reste. »
Le
prêtre qui partage la prière de l’abbé Larue était l’abbé François Boursier,
curé de la paroisse de
Notes
et articles de l’abbé Larue
Pierre Emmanuel a qualifié l’abbé
Larue de « prêtre modeste », sans doute pensait-il à sa carrière de
professeur discret et à son goût pour la contemplation des œuvres et des
artistes, sans prétention à vouloir laisser une œuvre. Bernard Comte, un historien
contemporain spécialiste du régime de Vichy, s’étonne lui aussi constatant « combien sont rares les
traces laissées par un homme qui a été tenu pour un très grand esprit. »
Il nous reste essentiellement ses notes et commentaires de la poésie de Paul
Valery, certains textes étant assez élaborés pour qu’on pense à un projet de
communication. Celui qui est reproduit, « l’introduction à la pensée de
Paul Valéry », compare la poésie et les mathématiques, démarche
significative de la double passion de l’abbé Larue et de son haut niveau
d’exigence. Il donne aussi à voir quelle pouvait être sa sensibilité artistique
et sa méthode d’approche des œuvres et des artistes.
Le texte intitulé « Naissance
et mort des religions » est daté d’octobre 1942, une époque où l’abbé Larue
est engagé depuis un an dans la résistance active et où la puissance nazie est
à son apogée. Il est intéressant de noter la compréhension qu’il développe du
national socialisme « évangile de la force et de la joie » et de sa
puissance de séduction. Face à cette nouvelle religion, le christianisme lui
semble éloigné des attentes des masses, son message moral n’étant audible que
par des individualités détachées des séductions du monde.
Dans le texte suivant,
« Itinéraires », écrit une semaine avant son arrestation, dont on
sait qu’il a été publié dans un journal de
En contrepoint, des notes rédigées
en préparation d’un discours commémoratif (peut-être le 11 novembre 1939),
exaltent l’idée de sacrifice dans une perspective chrétienne, anticipant ce que
vivra l’abbé Larue entre mars et août 1944.
Introduction
à la lecture de Paul Valéry
Un
poème n’obéit pas à la logique du langage ordinaire ni pendant la période de
création ni dans le mode d’expression adopté. Prenons des comparaisons en
d’autres domaines de l’activité intellectuelle.
Que
sont en définitive les mathématiques ? Un jeu de symboles, et l’algèbre ne
progresse qu’en créant de nouveaux symboles et en perfectionnant la forme dans
laquelle se présentent des combinaisons de symboles déjà connus. Cela est si vrai
qu’on peut dire sans exagération que cette formule résume un des aspects
fondamentaux de l’histoire des mathématiques. Et cette histoire se répète en
petit pour chaque apprenti mathématicien. Le débutant épelle laborieusement les
symboles les plus simples, il se familiarise avec eux peu à peu, passe à de
plus compliqués et, s’il a des dispositions, il finit par jouer avec les
symboles les plus denses, prodigieux raccourci
d’une élaboration qui a exigé les efforts des générations successives.
Tout cela exige beaucoup de travail et, pour aller loin, des dispositions.
N’en
est-il pas ainsi de toutes les activités intellectuelles orientées en n’importe
quel métier ? On arrive à jongler avec les notions les plus péniblement
acquises.
Imaginons
maintenant un profane pénétrant dans les activités techniques du mathématicien
ou de tel autre spécialiste. Il y entendra un langage incompréhensible et sera
bien tenté de le qualifier de difficile et abstrait.
« L’obscurité, lui répondra Valéry, est
un produit de deux facteurs. Si mon esprit est plus riche, plus rapide, plus
rigoureux que le vôtre, nous n’y pouvons rien, ni vous ni moi. »
(« Poésie », p. 167)
C’est
que la poésie requiert de l’esprit autant d’agilité et de subtilité que toute
autre technique, et même davantage car les symboles du mathématicien et de la
plupart des techniques ne visent que le mesurable tandis que ceux du poète
doivent s’efforcer d’exprimer la complexité de la vie et de l’âme humaine. Il y
aura donc en eux une part d’arbitraire et d’individuel que ne comportent pas
les autres.
Autre
difficulté : le mathématicien, quand il expose ses découvertes, fait
entrer ses symboles dans le texte d’un discours qui obéit aux lois du langage
commun. Mais le poète se propose d’éliminer de ses vers le plus possible de ce
qui peut se dire en prose, il aboutit donc à un système d’expression différent
de celui du langage commun et qui est une nouvelle cause d’obscurité.
Enfin,
les nécessités proprement poétiques, rythme, rimes, musicalité, vont
contraindre le poète à de nouveaux sacrifices pour accorder le son et le sens.
Pour les mêmes raisons, le poète devra éliminer tous les vocables
scientifiques, termes clairs mais qu’il estime barbares et non poétiques.
On aboutit ainsi
nécessairement à se faire du poème l’idée d’un texte difficile et qui ne peut
être jugé à l’aune d’un texte en prose. Il faudra d’abord le déchiffrer en tant
que texte musical, « s’apprivoiser de la mélodie des vers, éprouver à
loisir, écouter jusqu’aux harmoniques des timbres, les nuances, les reflets
réciproques des voyelles, les liens souples des consonnes et des ajustements,
et donc, et surtout, ne point se hâter d’accéder au sens, mais demeurer dans un
pur état musical jusqu’au moment que le sens survenu peu à peu ne pourra plus
nuire à la forme de la musique. » (« Poésie », p.45) Le travail
de déchiffrement exige quelques connaissance de la technique poétique. Sans
doute tout ne s’explique pas dans un beau vers, mais on risquerait de laisser
passer inaperçus bien des éléments de beauté sans un minimum de connaissances.
Les
relations de signification ne seront pas non plus celles de la prose. Elles se
présenteront « pareilles à des rapports harmoniques et, plutôt que de
pensées formellement exprimées, il faudra chercher le jeu d’images que ces
pensées ont suscité dans l’esprit du poète, le reflet de ces images les unes
sur les autres, le jeu de leurs transmutations et substitutions. » (p. 5).
Chez Valéry en particulier, il importera de bien discerner ce jeu des images et
des symboles. Il semble que ce soit là son apport vraiment original dans l’art
poétique. Il compose par fragments isolés, taches de lumière et taches d’ombre,
tableaux tantôt minutieux tantôt esquissés, toujours concis à l’extrême, mais
rien de descriptif, de figé, de mort. Et surtout paysages spirituels dont
l’évocation rapide n’a pour but que de créer un site favorable à la méditation.
« Je sais bien, disait Phèdre à Socrate, que tu ne dédaignerais pas la
douceur des campagnes, la splendeur des villes, et ni les eaux vives ni l’ombre
délicate des platanes ; mais ce n’était pour toi que les ornements
lointains de ta méditation, les environs délicieux de tes doutes, le site
favorable à tes pas intérieurs. Ce qu’il y avait de plus beau te conduisait
bien loin de toi, tu voyais toujours autre chose : l’homme et l’esprit de
l’homme. » Au lecteur de dominer cet ensemble non pas discursif mais
incantation magique, de saisir le rapport des parties, de découper dans ces
puissantes données les figures de son expérience, figures changeantes comme la
vie, subtiles comme la pensée, difficilement saisissables, mais qui
s’enrichissent et s’approfondissent à mesure qu’on les poursuit.
J’imagine
qu’un grand texte musical, une sonate de Beethoven par exemple, ne communiquera
tout ce qu’il enferme de jouissances latentes qu’après un travail analogue : un déchiffrement
minutieux du texte, la perception de motifs essentiels comparables aux images
principales d’un poème, des motifs secondaires suscités par les précédents, de
leurs actions et réactions mutuelles. Et surtout la compréhension très nette de
tous ces moyens devra avoir pour effet de susciter en nous une âme accordée à
celle du musicien ou du poète, car le but de la musique et de la poésie est de
créer un état émotif. Il faut donc apporter à ce travail non seulement sa
lucidité mais toutes ses puissances intérieures, tout ce qui en nous est
capable de vibrer et de chanter.
Alors,
mais alors seulement apparaîtra la splendeur de l’œuvre d’un Paul Valéry. A
travers la musicalité continue, la luxuriance des métaphores, la prodigieuse
richesse de l’invention verbale, se révèlent une expérience des choses de
l’esprit et une profondeur de pensée qui apparentent Paul Valéry aux grands
philosophes de tous les temps.
Naissance
et mort des religions
Nous
avons failli –l’incertitude règne encore- assister à la naissance d’une
religion nouvelle, la religion hitlérienne.
Le
phénomène, en beaucoup de points comparable à la naissance de la religion
musulmane, a pour nous sur ce dernier l’avantage de ne pas plonger ses racines
en des temps si reculés que la légende s’en mêle nécessairement, encore que
l’esprit humain soit prompt à créer
Un
homme étrange se dit l’envoyé de Dieu et le Sauveur de son peuple ; il
recrute des adhérents fanatiques s’empare du pouvoir, fait appel aux instincts
belliqueux et promet à ses fidèles la domination du monde pour mille ans et,
parfois, pour l’éternité. Pour assurer cette domination, il crée un instrument
de guerre formidable, fanatise la jeunesse et, quand sonne l’heure fatale, il
lance à l’attaque ses masses ardentes et superbes que la mort n’effraie
pas : elles se feront tuer pour Hitler, envoyé de Dieu, afin de susciter
la religion de la race et du sang allemand.
Il
s’en fallut de peu que la tentative monstrueuse et magnifique ne réussisse.
Est-ce
paradoxe de la qualifier d’essentiellement religieuse ?
Certes
non, car il s’agit bien, pour les dirigeants allemands, d’une vision totale de
la réalité universelle, et non seulement d’une domination politique et
économique. C’est là d’ailleurs le côté grandiose et admirable de l’entreprise.
On ne peut dénier à Hitler un génie d’inspiré, une imagination mystique
baignant dans le divin, une puissance d’envoûtement et de fascination qui ont
créé son massif prestige. Le rayonnement en fut tel que peu d’années suffirent
à faire surgir cette jeunesse exaltée, gonflée d’héroïsme, qui se fit tuer pour
son dieu. Il ne s’agissait pas seulement d’une patrie, d’un nouvel ordre
économique assurant au peuple allemand prééminence et richesse, mais bien de
sentiments obscurs et profonds dont l’emprise sur l’être est totale, principe
de force et de joie, possession et illumination jusqu’au sacrifice suprême.
Hitler avait touché les âmes jusqu’en leur tréfonds, et la victoire totale
devait consacrer cette révolution profonde et permettre d’instaurer un nouvel
ordre d’essence religieuse.
Le
christianisme a senti alors que, comme toute civilisation, il était périssable.
Sans
doute les quelques croyants qui comprirent le danger pensèrent que Dieu ne
permettrait pas cela et j’espère avec eux que la défaite de l’Allemagne sera la
fin du grand rêve hitlérien. Mais je ne pense pas que le christianisme sorte
intact de cette terrible aventure. L’assaut hitlérien, malgré son échec, aura
contribué à saper un peu plus les fondements du vieil édifice. Si le problème du
divin a été posé de nouveau à la face du monde, c’est que les anciennes
théologies ne satisfont plus l’homme moderne. Car la tentative hitlérienne n’a
pas touché que des cœurs allemands, elle a suscité ailleurs aussi de grands
espoirs de rénovation. Bien des consciences sentaient peser sur elles le
mensonge fondamental des Eglises chrétiennes et elles n’étaient pas fâchées
qu’un puissant mouvement ait enfin la force de les en délivrer. Par ailleurs,
l’action hitlérienne semble capable de résoudre le problème social. Depuis bien
des années, les masses de tous les pays rejettent une religion qui, en
glorifiant la pauvreté et en rejetant dans l’au-delà la compensation des
misères de cette vie, contribuait à maintenir une injuste répartition des
richesses. La pauvreté véritable –celle de l’Evangile d’ailleurs, beati
pauperes spiritu- c’est l’esprit de pauvreté, un détachement intérieur des
biens matériels, donc une victoire de l’esprit et, par suite, l’apanage de
quelques individualités. L’Eglise l’a si bien compris du reste que les
meilleurs de ses membres, agissant comme si les compensations futures n’étaient
qu’improbables et de surcroît, militèrent dans les rangs du socialisme en
faveur de la classe ouvrière. Le nazisme fit table rase de ces accommodements et
proclama le socialisme comme base de la société future. Et ce ne fut pas là la
moindre cause de son succès à l’intérieur et hors du Reich. Il a donc posé sur
un plan général des problèmes qui resteront posés à la conscience universelle
et les vieilles religions évolueront ou disparaîtront.
Quoi
qu’il arrive, il est singulièrement suggestif de méditer sur l’instant présent,
instant d’équilibre instable, où la victoire gonfle encore les plis des
étendards à croix gammée, mais quand déjà apparaît sur les champs de bataille
l’énorme puissance industrielle américaine, avec le dynamisme d’une jeune et
grande nation qui désire sceller de son sang son unité nationale et affirmer sa
supériorité humaine.
Quelques
années de croissance et de réussite ont suffi pour que le nazisme crée en
Allemagne sa religion, destructrice du judaïsme d’abord, du christianisme
ensuite, et l’œuvre était déjà avancée. Si l’Allemagne l’emportait,
l’enthousiasme de la victoire accélérerait l’évolution et c’en serait fait à
brève échéance du christianisme avec son socialisme d’outre-tombe : la
jeunesse de tous les pays se laisserait facilement gagner à un évangile de la
force et de la joie, prometteur du véritable socialisme d’ici-bas. Le temps et
quelques sûrs moyens de persuasion élimineraient les récalcitrants. Le prestige
et la force d’une Europe allemande amèneraient assez vite à composition une
Amérique discréditée et ruinée. Ainsi serait changée en moins d’un siècle la
face religieuse de la terre.
Si
cela ne se réalise pas, on peut l’expliquer par la puissance du Très-Haut, mais
il suffit simplement de mentionner quelques erreurs stratégiques qui étaient
évitables. Si, après Dunkerque, l’Allemagne s’était jetée sur l’Angleterre
désarmée et, seulement après avoir conquis les Iles Britanniques, s’était
retournée contre
Si
l’Allemagne est battue, la révolution nazie ira rejoindre tant d’autres rêves
avortés, mais l’évènement dont nous avons senti l’imminence n’en reste pas
moins suggestif. Et qui sait si Hitler, victime probable de la coalition anglo-russo-americaine,
ne ressuscitera pas dans une Allemagne malheureuse, chez quelques fidèles qui
auront besoin de leur dieu pour pouvoir espérer malgré tout. La foi a déjà
réalisé un tel miracle.
Itinéraires
Avec
nos cathédrales et nos églises, au centre de la ville ou du village, nous
tenons beaucoup de place et la première place. Cette primauté architecturale
n’entraîne plus depuis longtemps ni la primauté sociale, ni la primauté
spirituelle d’autrefois. D’aucuns le regrettent ; à d’autres il suffit que
leurs cathédrales agenouillées en leur manteau de pierre continuent
d’intercéder et que leurs vieux porches enluminés demeurent accueillants aux
mendiants du rêve et à tous les affamés de justice et d’amour.
Or,
voici qu’on sonne à nos oreilles le rappel des antiques ambitions. Ecoutez Jean
Luchaire : « L’Eglise de France, depuis qu’à
Cette
tentative de puissance aurait dû trouver des oreilles complaisantes. Et
cependant, le bon apôtre des « Nouveaux temps » constate avec
amertume que le champ d’activité qu’on lui avait si indulgemment ouvert n’a pas
séduit le clergé.
Ce
n’est pas exact. Il y eut, et il y a encore dans le clergé, des gens séduits
par l’idée de jouer un rôle dans l’Etat. L’ambition est le ressort caché du
vieillard. D’autre part, l’Eglise de France avait grand besoin d’argent pour
son enseignement primaire et supérieur qui vivait de la charité publique,
c'est-à-dire misérablement. On accueillit donc comme des largesses les aumônes
de l’Etat Français, et on chanta les louanges de l’homme providentiel qu’était
le grand soldat de Verdun, et la plupart de nos chaires retentirent du nom de
ce denier en date des Pères de l’Eglise. Il arrive que l’écho le répercute
encore.
Mais,
il y eut aussi dans l’Eglise de France, et dès 1940, des hommes assez robustes
de cœur et de pensée pour ne pas s’abandonner au courant et devenir le jouet
des circonstances.
Ils
pensaient alors que l’armistice était une lâcheté et une redoutable erreur. Ils
soupçonnaient seulement que c’était une trahison ; ils pensaient que le
gouvernement de Vichy était un gouvernement d’usurpation qui allait s’appuyer
sur tous les adversaires de la démocratie ; ils en déduisaient que cette
tare originelle ne pouvait conduire qu’à la collaboration avec le nazisme,
c'est-à-dire à la ruine de leur idéal humain.
Aussi
furent-ils parmi les premiers agents de la résistance spirituelle française, en
attendant de travailler à la résistance organisée et armée.
Au
cours de ces quatre années de lutte clandestine, que de déception, mais aussi
quelles découvertes !
Les
déceptions nous vinrent surtout des nôtres ou de ceux que nous avions cru des
nôtres. Nous avons vu devant nos porches vénérés la haute pourpre cardinalice
s’incliner devant l’usurpateur. Ce n’était que misérable opportunisme. Nous
avons vu notre enseignement à l’affut des profits qui se pouvaient tirer de la
défaite. Mais le pire c’est que nous avons vu un grand nombre de chrétiens
rallier la collaboration avec l’ennemi : beaucoup étaient des lâches qui
avaient peur de Vichy, peur de l’occupant, quelques-uns trouvaient un emploi ou
prenaient plaisir à faire figure dans les organisations dites légales, et ils
tombèrent de Légion en Service d’Ordre, pour finir miliciens, la plupart
supputaient quelque bénéfice, tous avaient oublié ou mutilé la grande figure du
Christ. Jamais comme alors nous n’avons senti la profonde misère de l’homme,
encore courbé vers le sol animal, si lent à se redresser et qui n’ose lever la
tête.
Nos
découvertes ont largement compensé nos déceptions.
Mais
il faut d’abord consentir un aveu : avant la catastrophe, nous nous
confinions à l’excès dans ce milieu clos où flotte le parfum de l’encens ;
insérés dans l’univers du « Discours sur l’Histoire universelle »,
nous n’avions pas prêté assez d’attention aux tentatives qui visaient à relever
la condition humaine. La charité nous faisait oublier la justice. Il a fallu,
pour nous arracher à notre quiétude, que l’idéologie lointaine des nazis se
transformât en menace immédiate.
Dès
que la lutte commença à s’esquisser, on vit se rejoindre des gens qui ne se
fussent jamais rencontrés quelques années auparavant. Il se forma
d’invraisemblables itinéraires aussi bien de quartier à quartier que de
continent à continent. Ceux qu’un même souffle poussait sur les chemins se
rencontraient comme par enchantement, et chaque rencontre créait une nouvelle
maille d’un réseau de force et d’amitié.
Le
moment n’est pas venu de donner des précisions ni sur les personnes ni sur les
groupements qui furent ainsi mis en contact. Mais on peut brièvement indiquer
quels en furent les résultats.
D’abord, suppression
des barrières factices qui provenaient de l’ignorance, de préjugés et de
malentendus.
Prise de conscience
d’une unité profonde que révélaient un même esprit de résistance et une même
volonté d’action contre l’envahisseur et ses complices.
Communion
dans le culte de nos martyrs qui, venus comme nous de tous les coins de
l’horizon, avaient rendu le même témoignage.
Affirmation
d’une même foi en la grandeur des destins de l’homme et respect de la diversité
provisoire de ses coutumes.
Dessein
bien arrêté, après avoir lutté ensemble, de travailler ensemble à reconstruire
une France profondément renouvelée dans sa structure économique et sociale.
Créer
une atmosphère de franchise, de lumière et de pureté d’où soient enfin bannies
les mortelles suspicions.
Unis
ainsi par des buts communs et partageant les mêmes espérances, nous savons ce
que notre tâche collective y gagnera en force et en durée. Car, si nous avons
aujourd’hui les mêmes raisons de mourir, ne pourrions-nous avoir demain les
mêmes raisons de vivre ?
Le
sacrifice
I - Sacrifice de nos morts
Le départ au milieu de l’été : interruption des
labeurs pacifiques
Le sacrifice
Pourquoi cette immense tuerie ? Fut-elle donc
vaine ?
II - Le sacrifice de la croix
Quel est donc le sens
de la cérémonie qui nous réunit ? Pourquoi associer ces deux
sacrifices ?
Nul, suivant les
apparences humaines, ne fut davantage superflu que le sacrifice de la croix.
Ou elle n’est qu’un
simple accident de l’histoire, elle n’a pas de sens et notre religion n’en a
pas aussi. Ou elle signifie que l’on ne fonde rien que sur le sacrifice, et non
sur le sacrifice de ses aises, de ses commodités, mais sur le sacrifice de son
sang.
Entre Dieu et le démon,
entre le bien et le mal, il a fallu le sang du Christ. Doctrine sauvage et
barbare, ont dit certains prédicateurs. L’Eglise leur a signifié que telle
était sa doctrine.
Et toute l’histoire de
l’Eglise est là pour apprendre qu’il y a des causes pour lesquelles on meurt.
Le sang des martyrs, voilà quelle fut la semence de la foi chrétienne. Et tel
est le témoignage de l’histoire, de l’histoire contemporaine comme de
l’histoire ancienne.
III
- Notre sacrifice
Espérez-vous,
messieurs, que vous échapperez à cette loi et que vous fonderez quelque chose
de stable et de vivace autrement que sur le sacrifice ? Ce serait une
grande et fatale illusion.
Entre l’idéal que vous
rêvez et les puissances de désordre et
de corruption, il y aura votre sang, et si vous n’étiez pas prêts pour un tel
sacrifice, il vaudrait mieux démobiliser vos sections ; il conviendrait de
laisser en repos la mémoire de nos morts et d’enlever un insigne qui ne serait
qu’une macabre fantaisie. Il signifie : jusqu’à la mort ! et, par
delà la mort, par la vertu du sacrifice.
Pierre
Emmanuel, le témoin capital
Poète et journaliste, Pierre
Emmanuel a porté au plus haut le souvenir de l’abbé Larue par les hommages
qu’il lui a rendus dans son autobiographie intitulée « Qui est cet
homme ? » (Eglof, 1947), dans une de ses premières plaquettes de poèmes
publiée en 1947 dédiée « à mon plus que père l’abbé Larue », ainsi
que par plusieurs articles de journaux, notamment dans « Les
étoiles » dont il était le codirecteur.
Pierre Emmanuel a été le témoin le
plus intime, le plus profond, le plus documenté qui nous permet aujourd’hui de
cerner qui était l’abbé Larue. S’il l’a considéré comme « son plus que
père », c’est parce qu’il l’a ouvert à la poésie lorsqu’il était son élève
au collège des Lazaristes, qu’il a été son confident et son interlocuteur privilégié
pendant la période de la guerre, père de substitut aussi pour un jeune homme
dont les parents vivaient à l’étranger.
Il faut donc citer de larges
extraits de « Qui est cet homme ? » où Pierre Emmanuel évoque la
figure de l’abbé Larue et médite sur les mystères de sa personnalité. Ces pages
sont marquées par une grande sensibilité, mais aussi par une délicatesse qui,
par exemple, ne lui fait évoquer que par allusions la question de la religion
de l’abbé Larue. Les deux extraits cités concernent deux périodes de leur
relation, celle de l’élève qui évoque le maître, son rapport à la culture, son
rapport aux autres, celle de l’adulte engagé dans un combat commun qui dévoile
le politique, le philosophe de l’action, chaque moment permettant de dessiner
le tableau d’une riche personnalité. On a plaisir à retrouver l’abbé Larue
vivant, dans la finesse des descriptions du professeur en action et de l’homme
dans son intimité, mais aussi à vivre la leçon de poésie telle qu’il en a donné
la théorie dans « l’introduction à la lecture de Paul Valéry ».
Après la guerre, Pierre Emmanuel a
poursuivi une carrière de journaliste de radio qui l’a amené aux plus hautes
fonctions de président fondateur de l’Institut national de l’audiovisuel (INA)
en 1964. En 1969, il était élu à l’Académie française, ce qui fut l’occasion,
pour Wladimir d’Ormesson, d’évoquer la figure tutélaire de l’abbé Larue. Resté
fidèle à son inspiration chrétienne, Pierre Emmanuel, d’abord compagnon de
route du parti communiste, qui, comme l’abbé Larue, l’avait séduit dans les
combats fraternels de
Qui
est cet homme ?
Dans
les pages 119 à 129, Pierre Emmanuel évoque l’abbé Larue après avoir relaté son
enfance et ses premières années de collégien aux Lazaristes…
« Dans un de mes livres récents, on peut
lire cette dédicace : A mon plus que père, l’abbé François Larue. Celui
qui devait devenir l’ami de mes années profondes m’inspirait, quand j’étais son
élève, une sorte de terreur sacrée. Il enseignait les mathématiques en
Spéciales : sa clarté touchait au génie. Avec cela, l’ironiste le plus
constant qui se pût voir, léger, cruel, rapide, d’une bonté pourtant qui
maniait l’aiguillon sans blesser. Il se moquait moins de nous que de
l’homme : s’amusait de le prendre en défaut d’intelligence ou de bon
sens ; le montrait aveuglé de lumière, capable d’intuitions qu’il ne
savait justifier ; puis, l’ayant égaré dans les détours qu’il lui laissait
prendre, il le ramenait d’une chiquenaude dans les chemins d’une évidence si
simple que l’esprit en était honteux. C’était une épreuve à laquelle bien peu
résistaient, que deux heures passées à plancher devant ce
« juge » : avec une sympathie goguenarde, il nous suivait dans
tous nos errements ; les aidait en nous proposant des variantes ;
nous enfermait dans nos déductions ; quand le jeu lui semblait avoir assez
duré, il reprenait point par point nos erreurs, avec une sureté pédagogique,
plein d’un humour à faire trembler, féroce, gentil, tout en saillies
imprévisibles. Timidement, nous l’adorions : il se refusait à la moindre
familiarité.
La
présence d’un grand esprit s’impose dans sa façon d’être : les moins
subtils d’entre nous étaient sensibles à l’élégance intérieure de l’abbé Larue.
Nous pressentions, derrière le maître,
un homme de puissante pensée : il en gardait le secret, mais le sourire, l’éclair
des yeux, la mobilité du visage, trahissaient l’éternelle jeunesse du savoir.
Il était de ceux dont Valéry aurait pu dire, comme du docteur Coste, qu’ils
« peuvent exercer leur esprit et en développer jusqu’à la fin la culture,
sans espoir extérieur ni d’autre illusion qui réside en toute
pensée » : un pyrrhonien admirable, au moins le crus-je longtemps,
jusqu’au jour où l’occasion lui fut donnée de se hausser à sa grandeur
véritable, et de quitter son attitude de spectateur pour le parti-pris de la
liberté.
Un
spectateur qui fascinait ses personnages : intime à leur pensée, mais
toujours en avance sur elle ; non par magie, mais par le génie de
l’analyse ; d’un jugement si sûr qu’il saisissait, à peine échangées
quelques phrases, la structure d’un esprit. Je l’allai trouver comme un
oracle : il me reçut avec réserve, n’aimant guère qu’on forçat son
intimité. Je bégayai, timide jusqu’aux larmes : il y avait en lui du
militaire (il était commandant de chasseurs), une rigueur dans l’aspect, une
clarté de langage, un goût des reflexes rapides, que je connaissais bien
cependant, mais qui seul à seul m’interloquaient .Il vivait entouré de choses
belles, précieuses même, toutes nouvelles pour moi : je le voyais dans son
espace propre, peuplé de figures hautaines, un esclave de Michel-Ange, des
détails du Parthénon ; la lumière entrait à flots dans sa demeure, chose
rare dans un appartement lyonnais ; je me sentais dans un autre monde.
Soudain,
je devins volubile, dans ma hâte peut-être d’en finir : je confessai ne
rien savoir, et désirer je ne sais quoi qui me fût une raison de vivre. Je
voulais toucher la vérité, au bout d’une recherche méthodique : les
mathématiques n’étaient pas contradictoires, mais leur évidence ne signifiait
rien d’autre que la conformité de l’esprit à ses lois ; ce dernier ne
sortait pas de ses limites, bien qu’il parût ne dépendre que de soi ; or,
je voulais vivre, déborder mes frontières, sans rien perdre de l’assurance que
la pensée logique me donnait. La philosophie, qui va droit aux principes, et
s’efforce de fonder l’esprit dans le réel, n’est-elle pas, demandai-je à
l’abbé, la science même de l’existence : le même esprit dont la logique
interne est infaillible, ne peut-il s’élever à la connaissance du monde par une
chaîne continue de raisons ? Telle fut la substance de mon discours :
je questionnais avidement, l’abbé Larue continuait à se taire. Mon
cartésianisme s’effilochait en répétitions maladroites : je faisais effort
pour paraître moins novice que je n’étais dans les idées.
Comme
hors de propos, l’abbé me dit brusquement : « Ecoutez
ceci ». Prenant sur le pupitre où il reposait, un exemplaire splendidement
calligraphié de
Que si ma tendre odeur grise ta tête creuse
O Mort ! Respire enfin cette esclave de
roi !...
Il
lisait parfaitement et dans le rythme : chaque mot avait sa forme pleine,
son relief sonore dans le tout ; aucune emphase dans les voyelles, le
chant toujours réglé par la diction, car le Carmen de la poésie, sa modulation
singulière, n’ont d’autre appui musical que la judicieuse ordonnance des
rythmes et des sons parlés. Un poème parfait n’outrepasse jamais les ressources
naturelles du souffle : la voix chantante n’y ajoute qu’ornement superflu,
dangereux même, car il trompe sur la qualité pure de l’art. L’abbé Larue
n’aurait pu mieux choisir que ce fragment de
J’écoutais,
l’attention soutenue moins par le sens que par le rythme : ce langage
inouï m’envahissait, les digues de la logique rompues ; car je renonçais à
comprendre pour mieux être saisi. Une logique nouvelle, un vaste mouvement de
procession des symboles, me traversait ainsi qu’un fleuve qui se creuse un lit
dans l’épaisseur. L’évidence qui me portait, je l’aurais de sang-froid
qualifiée d’irrationnelle : accoutumé que l’étais à l’image mathématique
dont le caractère abstrait garantit l’universalité, j’ignorais que l’universel
pût s’exprimer sous une forme singulière ; prisonnier de la distinction
classique entre l’esprit, le cœur et les sens, je n’avais point encore éprouvé
cette harmonie totale, cette raison sensuelle et sensible, principe de choix
qui figure, dans l’œuvre d’art, un aspect ou dessein particuliers de
l’universelle énergie ; qui représente à l’esprit telle réalité
mystérieuse, telle substance mouvante et une dont l’analyse rationnelle commune
s’épuise à saisir et le mouvement et les contours. Je m’expliquerai davantage
le moment venu : je voudrais, autant que possible, que la réflexion a
posteriori n’altère point la description de mon cheminement vers l’art. Car,
c’est l’abbé Larue qui, le premier, me fit toucher cette évidence autre :
je n’étais ni sourd, ni aveugle, mais grisé ; j’eusse volontiers consenti
à ce langage, comme on consent figurer à l’au-delà, ce qui donne à
l’imagination le champ libre, en dehors des contraintes que s’impose l’esprit.
Mais
l’abbé Larue ne l’entendait pas de la sorte. Il voyait dans la poésie et
généralement dans l’art, un mode de penser soumis à des lois propres, qui sont
des lois de raison. Son intelligence avait horreur du vague, de l’image pour
l’image, de cette discontinuité dans le beau que trop d’artistes nomment
liberté. S’il disait de la logique, ou plutôt de la philosophie dans ses
ambitions de logique : « Toute l’évidence que tant d’esprits se sont
tués à dégager par les voies du raisonnement, je puis imaginer un raisonnement
contraire, qui la tue », il ajoutait parlant de la poésie : «
L’évidence de
En
défiance toujours du ferment métaphysique, à moins que ce ferment ne fût surgi
de beaux monstres, l’abbé Larue me sembla longtemps un pur esthéticien, jusque
dans le domaine des sciences. Il avait l’esprit scientifique le plus exigeant,
le plus rapide que j’aie rencontré. Mais, à son gré, la science, qui des
rapports exacts qu’elle établit entre ses symboles jusqu’au mythe de ses
grandes théories, puis redescend de celles-ci pour vivifier l’expérience
concrète, procédait du même mouvement que les arts les plus éloignés d’elle
apparemment. Nourri longtemps de Valéry, que la pente de son ironie
l’entraînait à chérir plus que tout autre, il se défendait de postuler
l’absolu : comme le poète de Charmes,
il lui arrivait de penser que l’ « univers n’est qu’un défaut dans la
pureté du non-être » ; et la conscience un beau mensonge, qui
trouverait sa suprême volupté dans la rigueur de ses lois.
Quand je fis sa
connaissance, il était dans un moment de sa vie où la nature esthétique
l’emportait : celle-ci se complait à récuser l’absolu, tout en se
proclamant l’absolu. Né pour l’action, cette « sœur du rêve », il
souffrait sans doute de sa propre sérénité, de ce monde fermé que par ailleurs
il défendait contre l’intrusion étrangère : il s’en libérait par la
spéculation, mais se refusait d’être dupe, inquiet soudain, toutefois, d’être
la dupe de ce refus. Je l’ai vu plus tard se découvrir une âme d’une autre
sorte, quand l’esprit agissant retrouva la pâte humaine de l’histoire, la
matière où s’exercer, quotidienne et mythique à la fois. Mais, même aux jours
où la pensée lui paraissait une illusion splendide, il avait foi dans la beauté,
sinon dans la vérité des idées. Volontiers, il eût tenu que celle-là fonde
celle-ci, et que le langage « honneur de l’homme », touche au parfait
à chaque fois que l’esprit se laisse prendre à la rigueur de son propre jeu.
J’écrivais
naguère, à propos de Paul Valéry : « Qu’il y ait, dans l’idée même du
beau, une finalité secrète : que toute création ne se légitime jamais que
par un pourquoi qui la dépasse infiniment, Valéry se condamne –et se condamne
en toute conscience- à ne point l’envisager ». Ce parti-pris
antimétaphysique me frappa chez l’abbé Larue : mais celui-ci consentait
que la métaphysique, transposée sur le plan de l’art, lui soit prétexte à
symboles. Les thèmes fondamentaux de la philosophie n’étaient à ses yeux que
des mythes refroidis : le mythe demeurant éternel sous ses abstractions
successives, une puissante imagination est à son aise dans l’abstrait, tant
qu’elle n’en devient pas la proie. Il ne me dissuada donc pas d’entreprendre un
voyage au pays des philosophes, mais il me mit en garde contre l’espoir que je
semblais nourrir, d’y trouver jamais une certitude où m’assurer. Il professait,
en ce temps-là, que la question de l’être est absurde et nécessaire :
absurde pour qui veut la résoudre dans le domaine scientifique et moral ;
nécessaire comme un aiguillon, pour qui s’amuse à tirer des contradictions
qu’elle suscite un univers de symboles ennemis.
Notre
conversation tournait au monologue : mon esprit, encore plombé, ne pouvait
suivre cet esprit aventureux ; je pressentais chez l’abbé Larue quelque
grand drame de l’intelligence, que mon défaut de sens critique m’empêchait de
saisir ; l’eussé-je pu que j’aurais craint d’en dévoiler la nature, car
j’avais –je garde encore- une pudeur presque panique devant le secret d’autrui.
Je retins de cette longue confidence, que cet homme regrettait de n’être pas un
créateur : que la métaphysique lui semblait ruineuse quand elle se prend
au sérieux ; que les concepts dont elle se réclame, et qu’elle tente
vainement d’élucider en raison, sont en réalité de vastes complexes d’images,
dont l’imagination peut disposer à son gré, sans craindre de tomber dans
l’erreur, puisque l’esprit n’a d’autre règle que lui-même, et qu’il est dans le
possible autant et plus que dans le fait.
Il
ajoutait cependant que si l’anarchie peut apparaître séduisante, et pour
d’aucuns le signe même de leur liberté, elle en arrive à causer monotonie et
fatigue, l’incohérence des mouvements se change en inertie, l’apparente
ubiquité de l’esprit n’est plus que discontinuité pure, et le feu d’artifice
des puissances retombe dans le néant. Fût-ce en vue seulement d’un plaisir,
d’une certaine qualité de jouissance, mieux valait conserver une exacte
maîtrise sur les énergies que l’imagination met en jeu : la beauté, qui
n’est peut-être qu’une illusion, mais la seule permanente et toujours efficace,
a son principe dans une limitation de fait, l’esprit s’interdisant d’enfreindre
les lois qui le constituent cohérent –ce qui ne l’empêche point de s’explorer,
jusqu’en son incohérence natale, mais avec cette attention implacable, ennemie
de tout vertige, dont un Nerval donne l’exemple dans Aurelia.
Encore
une fois, mon esprit était encore dans l’enfance : je simplifiai ces idées
à sa mesure ; l’insistance sur la forme, l’importance, dans l’art, de la
conscience attentive à son jeu, l’existence d’une logique des images dont
l’évidence ne se raisonne pas, bien qu’elle soit chargée de raison – ces
notions qui n’évoquaient en moi nulle expérience, je les enregistrai si
fortement que c‘est à croire qu’un double obscur et clairvoyant me précédait
dans mes pensées. J’étais allé trouver l’abbé Larue pour l’entendre confirmer,
dans un domaine nouveau, les pouvoirs du langage logique : je le quittai
ayant découvert un autre langage, une autre idole de raison,
J’entrevoyais
aussi que la plus profonde pensée ne perdure que déchirée sur soi-même, dans le
doute crucifiant de sa valeur. L’esthétisme de l’abbé Larue cachait moins une
déception sur la métaphysique qu’une volonté d’immanence à tout prix, au point
même où la métaphysique impuissante se tait. Il se tenait en sentinelle aux
frontières de l’esprit, et pour l’empêcher d’outrepasser ses frontières, et
pour prévenir que le mystère de l’être le contraignît à se plier à l’impensable
absolu. Ce n’était point position facile : une gageure absurde mais
héroïque – l’homme et rien que l’homme, une intégrale individuelle, indéfinie
et tout ensemble limitée par sa loi. L’abbé Larue devait comprendre plus tard
que la notion du grand individu n’embrassait pas l’humaine étendue tout
entière : son esprit découvrit le transcendant que son cœur de prêtre
saluait depuis toujours. Cette révolution de pensée, l’invention de la finalité
spécifique, c’est la guerre qui les détermina ; j’y viendrai plus loin,
mais d’avance je le signale, pour montrer que l’abbé Larue était de ceux dont
la pensée ne procède pas par système, mais s’élabore dans l’univers comme un
organisme moral. De toutes les perspectives que m’ouvrit sa rencontre, ce fut
peut-être la plus féconde, et merveilleux l’exemple qu’il m’y donna.
…..pages
334 à 341, Pierre Emmanuel reprend son évocation de l’abbé Larue pendant la
guerre, alors que lui-même réside dans le sud de
Parmi
ceux que j’aimai pendant la guerre, et dont je fus le compagnon, aucun ne fait
plus grande figure que mon ancien maître, l’abbé Larue. Dès juillet 40, je
reçus de lui quelques lettres qui me fixèrent sur sa violente réaction. Ce
subtil se révélait tout d’une pièce : son ironie stimulait sa colère, car
le véritable ironiste n’a d’autre idole que la vérité. Mathématicien, il
n’était pas sans jouir d’une situation qui lui donnait la preuve du mécanisme
imbécile de certains esprits. Mais, il voyait loin, jusqu’au bout du
problème ; l’énorme erreur initiale développait devant lui ses
conséquences ; sa familiarité de l’histoire ne lui permettait pas
d’illusions. Mais cet homme d’action, qu’un long exil spéculatif avait rendu
sceptique, au point qu’il se demandait parfois si la conscience n’est pas le
chancre monstrueux de la vie, retrouva, devant l’équivoque tragique dont
beaucoup ne se défirent que lentement, cette promptitude dans la décision qui
témoigne de la maîtrise intérieure, mais plus encore d’une option instinctive
en faveur de la conscience blessée. Il comprit que la conscience est la vie
même, ou plutôt l’aventure suprême de la vie ; celle-ci court un risque
absolu que notre pouvoir sur la matière nous laisse déjà pressentir ; mais
ce risque ne peut pas n’être couru, la vie ne se maintient qu’en transcendant
ses limites ; elle tend à la conscience totale, contre et dans l’inertie
que lui oppose son passé.
C’est
au moment où l’homme s’empêtrait dans ses contradictions insolubles que l’abbé
Larue misa sur lui : ce prêtre ne vaticinait pas, détestait le ton
d’Apocalypse ; mais il percevait les grands rythmes de l’histoire, et
n’excluait point l’hypothèse d’une barbarie ; barbarie qui n’aurait qu’un
temps, aberration momentanée de l’esprit victime de l’excès de ses
forces ; car le risque d’éclatement de la terre dépendait en dernier
ressort de l’esprit, et peut-être, en un temps où celui-ci perdait le contrôle
de ses puissances, n’avait-il d’autre salut contre le suicide qu’un sommeil
barbare, un repos dans la dispersion. Quel que fût l’avenir immédiat, l’abbé
Larue n’en pensait pas moins que la conscience ne peut pas se perdre ;
elle s’engloutira peut-être, mais pour resurgir ailleurs ; autre, sans
doute, mais ce qu’elle fut lui reste acquis. Il n’y a donc pas deux options
pour l’esprit : au moment du danger extrême, non seulement il ne doit pas
accepter de se voir remis en question (Vichy, fidèle à l’option contraire,
incitait les intellectuels à battre leur coulpe ; il n’est que de lire les
pages de Jouhandeau, de retour de Weimar, pour comprendre jusqu’où ce reniement
pouvait aller) mais il doit concentrer toute sa force, sa lucidité de diamant,
dans l’acte de penser l’universel ; il doit penser le jusant de la mort.
Cette
certitude (et le pressentiment peut-être d’une fin tragique) décupla l’activité
de l’abbé : sans apparemment changer de vie, continuant d’être un
professeur tranquille, heureux de retrouver sa pipe et ses livres, il devint un
des chefs militaires dans le Sud-Est ; mais cette tâche, pourtant très
lourde, ne l’occupa point tout entier ; il lisait tout, s’assimilant les
courants de pensée les plus modernes ; en décelait les convergences, la
signification dans le drame spirituel qui se jouait. La pensée de l’évolution
historique ne le quittait plus : ayant à côtoyer des communistes, et les
appréciant d’homme à homme pour l’intégrité de leur idéal, il déblaya l’énorme
littérature théorique dont la doctrine est encombrée ; se procura tout
l’œuvre de Marx, dialogua le crayon à la main avec Lénine, connut bientôt dans
le détail les mouvements, les crises de conscience, les luttes contre l’hérésie
qu’intégra la révolution bolchevique ; il en vint à penser que le
communisme, tout insatisfaisant qu’il fût dans sa définition de la personne et
de la liberté, ouvrait la perspective d’un humanisme nouveau, dont les
communistes qu’il approchait lui semblaient les témoins indiscutables. Et cet
humanisme encore imparfait, mais audacieux et nourri de sacrifice, était le
seul qui lui parût cohérent dans un monde où les chrétiens conduisaient leur
propre deuil. Il n’était pas sans discerner ce que cet humanisme devait à
l’humanisme chrétien ; sans y reconnaître au passage des formes
chrétiennes, des dogmes mêmes, incompris des chrétiens et qui surgissaient,
laïcisés, trahissant et le besoin de l’époque, et la hardiesse prophétique des
esprits qui les avaient conçus. Dans l’éclipse de la pensée chrétienne (mais
non point de tous les chrétiens et de la vérité du Christ) il ne voyait, après
tout, qu’un phénomène transitoire, une perte momentanée du grand fleuve dont
les alluvions avaient fécondé l’Occident. Personne ne pouvait prévoir sous
quelle forme rejaillirait ce fleuve, ni même s’il serait identifiable après son
parcours souterrain. Une chose n’était en tous cas que trop évidente : la
carence de l’organisme religieux dans la lutte de l’homme pour sa vie. Les
évêques avaient des mentalités de sous-préfets, les prêtres, hormis
quelques-uns dont l’administration ne savait que faire, étaient châtrés dès
l’adolescence, n’avaient aucune prise sur les terribles problèmes auxquels les
hommes sont affrontés tous les jours ;
Mais
il y avait des questions plus urgentes, qui d’ailleurs commandaient celle-là.
Quand un édifice menace ruine, on commence par sauver ceux qu’il risque
d’ensevelir. Du moins, restés vivants, ceux-ci le reconstruiront-ils, s’ils en
ont cure. Sauver la conscience d’abord, le vrai tabernacle du Dieu vivant. Il
existe une vérité de l’homme, universelle, confondante de netteté : elle
n’a pas à transiger ; qui la refuse va contre l’homme. Cette vérité, les
chrétiens la possèdent –mais point eux seuls, car depuis des siècles, elle a
pénétré l’humanité ; mais ils devraient la posséder plus clairement que
les autres. L’Eglise le leur répète par habitude, sans bien savoir ce qu’elle
dit ; eux-mêmes, ils se sentent une âme de propriétaire, bien qu’ils ne se
demandent plus guère ce qu’est au juste cette vérité qui leur appartient. Ils
ne savent plus la confronter aux exigences du siècle ; car le siècle est
exigeant, parle haut ; cette vérité que les chrétiens connaissent mal, il
en sait la rigueur, en pousse les conséquences ; ironiquement pitoyable,
il en fait éclater les contradictions, et les chrétiens de se frotter les
yeux : « est-ce là ma vérité ? » Ils sentent bien qu’elle
est invivable, telle quelle, surtout en un temps si troublé ; aussi ne
désirent-ils point la voir nue, mais parée de ces biens matériels, de cette
considération sociale, qui s’attachent aux idées quand elles savent composer.
Jadis, la vérité chrétienne était fière, intraitable dans sa pudeur ; en
vieillissant, elle devint facile, de peur d’être quittée. Certes, on la
courtise encore : mais pour longtemps ? rien n’est moins sûr. Elle a
déjà beaucoup abandonné ; ses beaux restes, qui ne retiennent plus guère,
ils vont bientôt la trahir. Les chrétiens sentent la peur les gagner ; le
siècle a-t-il absolument tort ? La vérité ne doit-elle suivre son
temps ? Ils pactisent, se mettent en règle avec l’intérêt et le bon sens.
Ils plaident : rien n’irritait plus l’abbé que les palinodies de son
archevêque, un ancien avocat qu’il avait surnommé : Jésus-Christ mon client.
Il
y avait une autre manière de concevoir le témoignage chrétien : manière
que l’archevêque n’approuvait pas, comme ce dernier le fit sentir,
discrètement, dans son oraison funèbre. Son Eminence l’a bien dit : il ne
fut pas toujours prudent. Pourtant il aurait dû l’être : lui qui aimait
tant son chez-soi, le bon tabac, un verre de fine, un livre rare, et les plats
bien cuisinés, à la façon lyonnaise où il excellait (il aimait faire sa popote,
vieille habitude militaire, mais il y mettait l’application de l’artiste qui ne
laisse rien au hasard : il fallait le voir, dans sa cuisine, ceint d’un
tablier blanc, citant des vers de circonstance, pesant avec soin les
proportions justes , admirant son œuvre avec la complaisance du gourmet). Cela
aussi faisait partie de son monde, était sa vérité, la vérité. C’était compris
dans le risque, et pas du tout à la façon d’un à-côté, d’une petite faiblesse
aimable : l’abbé Larue savait être présent à chaque minute de sa
vie ; il aimait vivre, et ne s’en cachait pas ; il paraît que c’est
un scandale, pour certains chrétiens. Un jour vint cependant –je suis sûr qu’il
l’attendait- où tandis qu’il rentrait chez lui retrouver son bon feu et sa
pipe, deux messieurs le cueillirent au passage, sans qu’il pût jeter un dernier
coup d’œil sur ses livres et ses tableaux : d’autres messieurs vinrent
ensuite bouleverser tous ses trésors ; il n’était pas présent, c’est
heureux, car il eût frémi de colère impuissante en les voyant fumer ses cigares
et boire son précieux cognac.
On
le mit en la meilleure compagnie : dans la cellule des condamnés à mort.
Il y avait là deux jeunes gens, des enfants presque : ils attendaient la
mort à l’aube. Toute la prison vivait cette double agonie, communiait avec le
désespoir de ces jeunes : on sait combien l’âme collective est
co-souffrante dans les prisons ; elle a déserté les églises pour se
réfugier dans les lieux de douleur. Soudain, un chant monta de la cellule, un
triple chant : heureux, vengeur, libre. On les entendit chanter toute la
nuit, des chants de guerre, de vieilles chansons, des romances ; la
victoire, l’amour, la foi, l’immense joie de la jeunesse : au matin, les
deux adolescents partirent confiants pour la mort. Les anciens de Montluel se
rappellent que la nouvelle se répandit aussitôt, par la mystérieuse télégraphie
des prisons, qu’il venait d’arriver un curé extraordinaire. Chaque jour de sa
détention fut à l’image de ce premier jour.
C’est
assez pour dire le pouvoir que dégageait cet homme, qui, en quatre ans, avait
développé en lui une indicible force d’humanité et d’amour, sans cesser d’être
dans ses rapports ironique et sur la réserve. Nul, à ma connaissance, n’a plus
parfaitement intégré le sens de cette guerre ; nul n’a voulu comprendre
avec plus d’acharnement le mécanisme de l’histoire en cours ; nul n’a su
plus constamment mettre sa science dans ses actes. L’abbé Larue sut accomplir
son destin en rassemblant, dans une figure secrète et sublime, toutes les
valeurs positives de l’homme, et jusqu’à cette mort qui, selon Claudel, est
notre « précieux patrimoine ». Mort qui est vie donnée. Il mourut
dans le massacre et l’explosion de Saint-Genis-Laval : on ne devait rien
retrouver de son corps ; l’esprit n’avait plus besoin de ce support
transitoire. C’était à la veille de la libération de Lyon : Jésus-Christ mon client, le lendemain,
promena ses bénédictions parmi les ruines.
La
rencontre avec Robert Aron
Un autre témoignage important sur
l’abbé Larue est porté par Robert Aron dans une longue dédicace à son ouvrage
« Retour à l’Eternel » publié en 1946. L’auteur est un intellectuel
réputé, déjà connu avant-guerre, dont la notoriété sera confirmée dans les
années cinquante comme historien du régime de Vichy, et qui sera élu à
l’Académie française en 1974. Plus jeune de dix ans que l’abbé Larue, il a
aussi participé à la guerre de 14, et s’est fait connaître dans l’entre-deux
guerres par des essais philosophiques et politiques se situant dans la mouvance
personnaliste, très critique du capitalisme, mais aussi des totalitarismes nazi
et communiste.
En 1941, il est victime d’une des
premières arrestations dirigées contre des juifs. Libéré, il est interdit de
séjour à Paris et se réfugie à Lyon. Il gagnera ensuite l’Afrique du Nord à la
fin de l’année 1942. On ignore par quelles voies précises il entre en contact
avec l’abbé Larue, mais la dédicace qu’on lira bientôt décrit précisément leur
première rencontre, évoque d’autres scènes significatives de l’attitude de
l’abbé Larue, maître de liberté, et dévoile ce que son ouvrage « Retour à
l’Eternel » doit à leurs échanges nombreux et approfondis. Il est donc
intéressant d’en exposer les idées principales, dont on peut penser qu’elles
reflètent aussi celles de l’abbé Larue.
L’inspiration de « Retour à
l’Eternel » est spiritualiste ; l’auteur, nostalgique du Moyen-âge,
période de plénitude de civilisation caractérisée par l’harmonie du corps et de
l’âme, de la matière et de l’esprit, veut effacer le divorce entre foi et
raison, religion et science, qui est né du cartésianisme. Il médite sur le sens
de l’histoire, la naissance des religions sans transcendance, telles
Cette pensée apparaît
caractéristique d’une période tourmentée où les cadres anciens sont malmenés et
où beaucoup d’esprits sont agités par la perspective, paradoxalement optimiste,
que l’humanité va vers des temps nouveaux. On y retrouve des thèmes évoqués
directement par l’abbé Larue et indirectement par Pierre Emmanuel avec l’appel
à une foi nouvelle ou, pour le moins, renouvelée.
Retour
à l’Eternel
(Albin
Michel 1946)
Dédicace
à Monsieur l’abbé Larue, exécuté par les nazis
Mon
Père,
Au
moment d’inscrire votre nom en tête de ce volume, il me vient un scrupule. Je
doute, si vous étiez vivant, que vous en eussiez accepté aussi simplement la
dédicace que vous en aviez naguère encouragé le projet et sauvé les manuscrits.
Parmi
les ministres des diverses confessions qu’il m’a été donné d’approcher, aucun
ne m’a fait mieux que vous comprendre la possibilité d’être prêtre. Aucun
n’apportait dans l’exercice de son sacerdoce plus de largeur d’esprit, plus
d’aisance, et plus de bonté humaine. Aucun ne donnait moins l’impression d’être
un professionnel de Dieu.
Ce
qui rebute chez certains prêtres, ce qui fait que leur aspect seul ou leur
langage souvent écarte de la religion, c’est que les intérêts humains, auxquels
ils ont renoncé, se trouvent remplacés chez eux par d’autres sentiments plus
nobles, mais non moins intéressés. Ramener une âme à Dieu, au Dieu dont ils
défendent les droits et les positions sur terre, provoque péché d’âpreté,
justifie manœuvres et ruses, justifie même une malice que l’on s’étonnerait
moins de rencontrer dans des activités profanes.
On
voudrait qu’un prêtre fût libre et s’attachât à inspirer à d’autres la liberté
dont sa vocation procède. On voudrait que, tout au long de sa carrière, il
perpétuât et respectât les hésitations fécondes qui entraînèrent sa décision,
les ardeurs de son noviciat, l’enthousiasme de ses vœux, plutôt que de chercher
à promouvoir ou imposer le mol confort spirituel, où tant d’entre eux
s’organisent. On voudrait qu’il ne crût pas que tout chemin mène à Dieu, mais
qu’il sût que s’en écartent tous les itinéraires forcés, où l’homme procède par
abandon, par suggestion, par contrainte. On voudrait qu’il fût respectueux en
tout homme, même incroyant, de cette part de libre arbitre qui constitue, mieux
qu’aucun dogme, l’étincelle divine en nous.
Des
prêtres que j’ai connus, nul ne savait mieux que vous comprendre toutes les
positions spirituelles, même hérétiques ou athées, même tournées vers d’autres
cultes. Le jour où, pour la première fois, je pénétrai dans votre bureau de la
montée des Carmélites, vous ignoriez encore quel motif me dirigeait. Désorienté
peut-être par l’excommunication dont me frappaient les lois raciales, enclin
peut-être comme bien d’autres, pour des raisons de prudence, à rechercher le
camouflage d’un baptême de complaisance, j’offrais peut-être un gibier facile à
accrocher sur le tableau où Dieu, dit-on, compte ses élus. Mais vous aviez
trop, mon Père, le respect de votre foi et celui de l’esprit humain pour vous
conduire en chasseur d’âmes. Avant même que j’eusse pu vous indiquer les
raisons de ma démarche, vous écartiez toute équivoque, et, vous refusant à un
succès trop facile : « J’espère, Monsieur, me dites-vous, que
vous ne venez pas pour vous convertir. » Puis, comme je vous avais
rassuré : « C’est, continuâtes-vous à peu près, que nous avons besoin
de tous pour repenser la religion. »
Le
but de ce livre est de constituer un apport dont toute position spirituelle,
soit religieuse, soit athée, puisse aujourd’hui bénéficier. Dès nos premières
conversations, vous dont la foi avait trouvé la demeure où s’abriter, moi dont
l’inquiétude religieuse n’avait pas trouvé de refuge, nous nous reconnûmes
pourtant étrangement solidaires, étrangement rapprochés. De mois en mois, alors
que progressaient les recherches dont ce livre est sorti, vous me dispensiez
les encouragements d’un aîné en religion, qui voit un cadet s’engager dans des
voies hasardeuses, mais parcourues d’un même élan. Un jour, qui m’apporta un
précieux encouragement, vous m’affirmâtes, nonobstant certaines hardiesses que j’avais
prônées devant vous, que j’avais l’esprit religieux. Un autre jour, quittant
Lyon pour l’aventure, mais me croyant alors plus menacé que vous, je vous
demandai réconfort et sollicitai un geste de bénédiction ; vous me
l’accordâtes en des termes qui en tête de cet ouvrage prennent aujourd’hui tout
leur sens. N’ayant aucune illusion à vous faire sur mes
intentions : « Pourquoi ne vous bénirais-je pas ?
Dites-vous, nous bénissons bien des animaux ou des plantes. »
Ainsi,
rejoignant la religiosité diffuse et spontanée de certains cultes primitifs,
nous situant dans un univers où tout jadis nous parlait de Dieu et dont la
persistance évoque l’éternité, vous donniez le seul sacrement que puissent
accepter pareillement chrétiens ou juifs, hérétiques ou athées, pourvu qu’ils
sachent retrouver l’esprit au sein de la matière et l’éternel au sein des
jours.
En
souvenir de ce geste, qui peut-être aujourd’hui s’attarde un peu sur cet
ouvrage, permettez-moi, mon Père, d’inscrire votre nom en tête de ces pages.
Peut-être n’en auriez-vous ni partagé, ni approuvé tous les thèmes. Vous auriez
accueilli bien des affirmations avec le sourire bienveillant, dont naguère vous
gratifiez certains rapprochements hasardeux. Vivant, vous en auriez peut-être
refusé la dédicace.
A
la réflexion, je crois qu’à un double titre, ce livre vous eût surpris. Votre
culture scientifique se fût sans doute étonnée de certaines conclusions
audacieuses tirées de la science moderne. L’auteur n’est pas spécialiste ;
mais une imagination profane peut être parfois nécessaire pour exploiter, bien
ou mal, les découvertes des savants.
Par
ailleurs, vous n’auriez pas pu ne pas vous montrer étonné que la personne du
Christ ne fût qu’à peine évoquée dans des pages consacrées à l’incarnation, sur
terre, du sentiment religieux. N’ayant pas vécu, comme vous, dans l’intimité de
sa foi, ne l’ayant pas plus rencontré qu’aucune autre image de Dieu, j’aurais
craint de mal en parler, d’exprimer prématurément à son égard un sentiment qui
manquerait encore de réflexion et de scrupule.
Mais
si, sous quelque forme que ce soit, religieuse ou bien athée, l’on croit à
Le
jour de mon départ clandestin, je vous confiai mon manuscrit et mes notes.
« Soyez tranquille, me dites-vous, en les déposant devant moi sur un
rayon, à côté d’autres dossiers, vous les retrouverez ici. » Deux ans plus
tard, après la libération qui ne vous rendait pas la vie, je rentrais
doublement angoissé, dans le bureau que
Si ce livre doit rendre
à certains esprits la notion du miracle, s’il doit persuader que les événements
s’orientent parfois au gré d’une Providence, dont la nature importe peu, mais
dont les effets éclatent et demeurent en se perpétuant, il convenait que votre
nom ne fût pas absent de ces pages.
Le
16 septembre 1945
Principales sources utilisées
Outre
les papiers personnels de l’Abbé Larue, fournis par sa famille, et qui sont
reproduits pour partie sous le titre « Notes et articles de l’Abbé
Larue », rappelons :
·
Robert Aron, « Retour à
l’Eternel », Albin Michel, 1946, 248 pages
·
Louis Augros, « De l’Eglise d’hier
à l’Eglise de demain », Cerf, 1981, 206 pages
·
Pierre Emmanuel, « La liberté guide
nos pas », Collection Poésie, Seghers, 1946, 93 pages
·
Pierre Emmanuel, « Qui est cet
homme », Egloff, 1947, 353 pages
·
Lise Lesevre, « Face à Barbie,
souvenirs, cauchemars, de Montluc à Ravensbruck », Editions du Pavillon,
1987, 158 pages
En outre, il a été
édité une plaquette à l’occasion de l’inauguration de