Lettre d’Albert
Carteron
aux Prêtres du
Diocèse de Lyon
1958
MON ROLE DE PRETRE
Je
voudrais adresser ces quelques lignes à mes confrères dans le Sacerdoce pour
leur expliquer en toute simplicité comment, depuis dix ans, j'avais compris la
responsabilité que m'avait confiée le Cardinal. La matérialité des faits, au
sujet de la minime « histoire » du Prado, a été exposée par Son Eminence dans
son communiqué de Rome. Inutile d'y revenir. Mais les confrères ont droit à une
explication loyale sur mon attitude et ma conduite.
I.
DEUX
PRINCIPES ONT TOUJOURS REGLE MA CONDUITE
1°-
Ne jamais rien faire sans en référer à mes supérieurs et au Cardinal. Leur
faire régulièrement un compte rendu détaillé sur mon activité.
J'ai
eu plusieurs fois à modifier cette dernière lorsque mes Supérieurs me l'ont
demandé. Ces modifications, j'ai toujours essayé de les faire très loyalement.
Je peux donc dire que mes Supérieurs portent autant que moi la responsabilité
de mon activité sacerdotale. Je suis toujours resté psychologiquement prêt à
tout stopper immédiatement, si mes Supérieurs me l'avaient demandé.
2°-
Aux yeux des Algériens auprès desquels l'Eglise m'envoyait, toujours apparaître
comme « délégué de l'Eglise » ; jamais comme un « franc-tireur ».
Si
je voulais résumer ces deux principes, je dirais : me tenir étroitement uni à
l'Eglise pour, d'une part, rester perpétuellement sous sa lumière, et, d'autre
part, faire endosser par l'Eglise l'entière responsabilité de ma présence
auprès de nos frères algériens. J'aurais considéré comme un échec, si j'étais
apparu aux Algériens comme un « individuel », travaillant en dehors du
mouvement de l'Eglise. Je voulais pouvoir répondre « oui » aux deux questions
qu'ils me posaient parfois :
-
« Toi, tu penses cela, mais tes confrères, pensent-ils
comme toi ? »
-
« Tes chefs t'approuvent-ils ? »
C'est
pourquoi l'attitude du Cardinal, de Mgr Ancel, de Mgr Dupuy, dans « l'affaire
du Prado », a eu un retentissement que vous ne pouvez soupçonner,
retentissement qui est allé jusqu'aux extrémités du monde afro-asiatique : «
Albert Carteron disait vrai ! Les chefs de son Eglise étaient avec lui et lui
était avec eux ! » Rester en liaison avec mon Evêque, pour me faire « contrôler ». Rester aussi en liaison avec
mes confrères dans le Sacerdoce, pour qu'ils soient dans la course avec moi,
autant que moi. Plusieurs fois, lorsque je sentais que je n'étais pas suivi par
les autres prêtres ou que je flairais que les confrères risquaient d'être
bernés et induits en erreur par la presse ou le « chauvinisme nationaliste »,
je prenais (certes à contrecœur, car j'aurais beaucoup préféré ne jamais être
connu), je prenais le bâton de pèlerin et je faisais le tour des cures du
diocèse, je participais aux réunions d'Archiprêtré, je me glissais dans les
sessions d'aumôniers pour mettre les confrères dans le coup, pour les éclairer
et leur permettre de s'élever au niveau de la catholicité dans l'Eglise.
Egalement,
et pour la même raison, quand je le pouvais, je mettais mes amis algériens en
relation avec la hiérarchie et avec les confrères, cela dans le double but :
-
d'une part, mettre ces amis algériens en contact
personnel avec l'Eglise ;
-
d'autre part, permettre à la hiérarchie et aux
confrères d'avoir comme moi et avec moi une information directe sur le «
problème algérien », information directe à laquelle rien ne pouvait suppléer.
II. COMMENT SUIS-JE ENTRE DANS LE « PROBLEME
ALGERIEN ? »
En
1948, dans la paroisse du Saint-Sacrement, où j'étais vicaire, vivaient environ
3.000 travailleurs algériens (la caserne de la Part-Dieu à elle seule en «
hébergeait » 2.000). Je n'avais à cette époque aucune idée sur les problèmes
algériens ; mais la misère matérielle et morale de ces hommes nous avait
bouleversés. Je dis nous, c'est-à-dire le clergé de la paroisse. Nous avons
commencé à leur apprendre le français. Nous avons essayé de monter une petite
école du soir. Nous leur cherchions des logements, nous avions le souci de les
mettre en contact simple et fraternel avec les Français du quartier, etc., etc.
Mais le travail nous paraissait immense. Nous sentions qu'il faudrait, pour
être logiques, apprendre à mieux les connaître ; et, pour cela, savoir leur
langue, connaître leur pays, leurs coutumes et surtout mieux comprendre leurs
souffrances et leurs aspirations. Le travail de dépannage que nous avions
entrepris nous paraissait trop superficiel.
J'ai
alors commencé à apprendre l'arabe. Mais au bout d'un mois j'y ai renoncé. Il
n'aurait fallu faire que cela. Etant vicaire d'une paroisse, je n'avais pas le
droit d'abandonner le reste de mon ministère. Ma fonction de vicaire qui était
pour tout le monde m'interdisait de ne me consacrer qu'à une minorité. J'ai
donc essayé [note 1] de me retirer discrètement de cet « à côté » de mon
ministère. Pendant plus d'un an j'ai pratiquement tout laissé tomber, pour
revenir à mon ministère paroissial. C'est alors que, sans que je l'eusse
demandé ni souhaité, Son Eminence a voulu me confier le problème d'accueil et
d'hospitalité posé dans son diocèse par les 30.000 travailleurs nord-africains
(en majorité algériens) qui s'y trouvaient. Cette responsabilité m'a effrayé !
A quarante ans, se remettre à apprendre une nouvelle langue et quelle
langue ! abandonner le « monde ouvrier » que j'aimais, que je connaissais
bien pour entrer dans un autre peuple, une autre civilisation... Mais le
Cardinal, conscient de son rôle d'Evêque, m'avait dit en substance : « Il y a
dans mon diocèse 30.000 musulmans dont j'ai en fait la responsabilité devant
Dieu, puisqu'ils sont mes « hôtes », qu'ils travaillent et habitent dans mon
diocèse. Personne ne pense à eux. Voulez-vous porter avec moi cette
responsabilité ? Je vous la confie, faites ce que vous pouvez ! Nous n'avons
pas devant Dieu le droit de les « ignorer ». Je n'ai posé au Cardinal qu'une
seule condition : « Avant de se préoccuper d'un problème, il faut le connaître !
Laissez-moi donc deux ans pour cette information ; il ne faut pas se moquer
d'eux ! »
III.
J'ai
alors fait table rase de tout ce que je savais, sauf de mon Evangile et de la
Théologie. Je me suis mis docilement et humblement à l'école de ce monde, nouveau
pour moi. Depuis ce jour, je me suis considéré comme le « délégué de l'Eglise
auprès d'eux ». Un petit fait vous fera mieux comprendre mon attitude : après
deux ans de voyage en Afrique du Nord, deux ans d'études, de lectures, après
avoir essayé d'apprendre la langue arabe, de connaître la théologie musulmane,
les mœurs africaines, j'ai voulu me mêler à cette masse de « pauvres ». Je me
suis embauché comme manœuvre balayeur, au milieu des autres manœuvres balayeurs
arabes. Au bout d'un mois un haut fonctionnaire de la préfecture de
Constantine, ayant appris qui j'étais, m'a fait expulser de mon travail et du
village où j'habitais et a dit approximativement au Vicaire Général dont je
dépendais : « Cet abbé n'a le droit de se mêler fraternellement aux Arabes
comme il le fait que comme indicateur de police [note 2] » Le
même jour, lorsque mes compagnons de travail ont appris mon expulsion et ne
sachant toujours pas qui j'étais, l'un d'eux — celui que j'avais repéré comme
un « meneur » — m'a dit confidentiellement : « Dis-nous qui tu es ? Malgré la
confiance instinctive que nous avons eue en toi, nous nous sommes
perpétuellement demandé si tu n'étais pas un indicateur de police. Aujourd'hui,
nous voyons bien que tu n'en es pas un. D'où sors-tu ? » Je lui ai répondu : «
Oui, je suis bien une sorte d'indicateur, non pas de police, mais un indicateur
de... Dieu ! Mon chef religieux de Lyon m'a dit : « Il y a chez nous une masse
de travailleurs d'Afrique du Nord ; nous avons envers eux le devoir sacré
d'hospitalité. Or, la première démarche d'hospitalité envers quelqu'un c'est de
le connaître. Va donc dans leur pays, vois ce qui s'y passe. Etudie leurs
problèmes à fond. Et viens ensuite nous rendre compte ! » Mon camarade de
travail m'a embrassé : « Merci », a-t-il dit. De retour dans la région
lyonnaise — après deux ans — que faire ? C'était en 1952.
-
30.000 hommes, employés la plupart dans les travaux
les plus durs et les plus malsains, 90 % d'illettrés logeant la plupart dans
des taudis.
-
Dans leur pays une misère à faire frémir. 700.000
pré-chômeurs (c'est-à-dire 700.000 chefs de famille qui n'ont jamais trouvé de
travail) les trois quarts ne faisant qu'un repas par jour.
-
Des gosses à
demi-nus, au visage
ridé, comme des
vieillards.
Certaines
personnes me conseillaient de faire du « social » : bureau de placement, centre
d'hébergement, cours du soir, etc. Mais que pouvais-je faire d'efficace ? La
détresse matérielle était si grande dans ce milieu d'émigrés algériens ! Je
n'avais pas de moyens matériels et financiers sérieux ! Et puis le réservoir de
la détresse était là-bas, en Algérie, réservoir sans fond ! Or moi, j'étais en
France, à Lyon. Par ailleurs, j'avais découvert chez ces hommes que leur
immense misère matérielle n'était rien à côté de leur misère morale, de leur
misère psychologique ; de la double faim qui les tenaillait, la plus cruelle
n'était pas leur faim de pain, mais leur faim de dignité. Leur souffrance «
morale » immensément plus grande que leur souffrance « économique ». Enfin, mon
voyage en Afrique du Nord m'avait ouvert des horizons insoupçonnés : 30.000
Algériens dans la région lyonnaise. Ces 30.000 Algériens étaient liés aux 20
millions de musulmans d'Afrique du Nord. Ces 20 millions de Nord-Africains
étaient eux-mêmes liés aux 400 millions de musulmans d'Afrique, du
Proche-Orient et de l'Extrême-Orient. Ces 400 millions de musulmans étaient
eux-mêmes liés au milliard et demi des peuples sous-développés, ceux qu'on a
pris l'habitude d'appeler les « peuples de Bandoeng ».
-
J'avais découvert que ce qui pouvait se passer à Lyon,
à Saint-Etienne ou à Roanne, dans le milieu des émigrés algériens, se
répercutait à travers une caisse de résonance jusqu'aux extrémités du monde
afro-asiatique.
-
J'avais découvert que le moindre geste d'un prêtre de
Villefranche, d'un militant chrétien de Rive-de-Gier, ou d'un évêque de France,
était connu et commenté jusqu'en Syrie, en Irak, au Soudan.
-
J'avais découvert la place unique de l'Algérie dans
l'évolution du monde et la place providentielle des émigrés algériens de la
région lyonnaise : ces hommes venus chez nous, poussés par la faim, avaient
pratiquement une double culture, culture arabe et culture française. Ils
étaient au carrefour de l'Orient et de l'Occident, de l'Europe et de l'Afrique.
Leur pays, l'Algérie, était une vraie plaque tournante entre les mondes et les
civilisations, entre l'Eglise et l'Islam. Vraie plaque tournante ! ou plutôt
vrai pont-levis qui pouvait rester baissé ou au contraire se relever et ne
laisser subsister qu'un fossé de sang et de haine !
-
Du coup je découvrais la « supra-nationalité » de
l'Eglise. « Je voudrais une Eglise sans Occident », disait un Noir ayant
séjourné en France.
-
Et je comprenais mieux ce qu'avait de providentiel ce
contact unique entre l'Eglise et l'Islam, et cet espoir de Paix et de
fraternité entre les peuples qu'était en fait la présence de ces 40.000
musulmans algériens dans notre région lyonnaise.
-
La « classe ouvrière occidentale », qui m'avait jadis
attiré parce qu'elle m'apparaissait comme la « masse des plus pauvres », quand
je la comparais maintenant à ces peuples sous-développés, me faisait presque
figure de classe... « privilégiée » !
-
J'avais découvert qu'il y avait en fait moins de différence
au point de vue niveau de vie entre un ingénieur et un ouvrier de France
qu'entre ce même ouvrier, même manœuvre, et l'un quelconque de ces pré-chômeurs
de Constantine, de Biskra ou de Sétif.
IV.
Donc,
revenu à Lyon en 1952, au milieu de ces 30.000 émigrés algériens, que faire ?
La conviction essentielle à laquelle j'étais arrivé, c'était que les hommes et
surtout que les « pauvres » ont une horreur instinctive de tout ce qui sent le
paternalisme. Ils veulent prendre eux-mêmes en main leurs propres affaires. Il
ne faut jamais faire le travail à leur place ! [note 3]
C'est
alors que j'ai réalisé que mon rôle était double :
1°-
Vis-à-vis de la Hiérarchie, des confrères et des chrétiens : les informer sur
le problème posé par la présence au milieu de nous de 30.000 émigrés
nord-africains (en grande majorité algériens). Etre auprès de l'Eglise comme le
haut-parleur de ces « pauvres du XXe siècle ». Faire retentir dans l'Eglise la
voix de ces « hôtes » lyonnais. Tourné vers l'Eglise, sans jamais se lasser,
parler, crier la souffrance de ces hommes afin que pas un seul prêtre, pas un
seul chrétien, ne puisse ignorer la misère matérielle et surtout morale de ces
hommes, leurs aspirations à la dignité, au respect et à la liberté. Informer
l'Eglise. Et ensuite
laisser chaque prêtre, chaque
chrétien, chaque groupement, chaque mouvement inventer ce qu'il pourra,
dans le domaine social, dans le domaine politique, ou sur quelque plan que ce
soit, pour remédier à cette situation.
En
même temps, et pour pouvoir remplir correctement ce rôle d'informateur de
l'Eglise, rester le plus possible, et le plus intimement possible, en contact
avec ces émigrés algériens (et dans ce cas, ce n'est pas le nombre de contacts
qui importe, mais leur profondeur). Non plus parler, prêcher, informer, mais
les écouter, les comprendre. Etre auprès d'eux l'oreille maternelle, attentive,
de la Mater Ecclesia. Comprendre ! Je me disais
parfois : « si un jour
ces hommes pouvaient
dire « l'Eglise catholique
nous a compris
», je ne
dis pas approuvés, mais compris, j'estimerais que ce
jour la moitié de ma « mission » auprès d'eux a été accomplie. Et cela toujours
en gardant ostensiblement contact avec le reste de l'Eglise, allant
quotidiennement célébrer la messe à l'église paroissiale, récitant
consciencieusement mon bréviaire au milieu de mes amis [note 4], pour qu'ils me
prennent, je le répète, non pas pour un « franc-tireur », mais pour un
prêtre catholique comme les autres.
2°-
Parallèlement à ce travail d'information dans l'Eglise et de découverte du
monde algérien, j'avais une autre attitude. C'est l'attitude que, me
semble-t-il, doit avoir tout aumônier catholique. Lorsque l'Evêque dit à un de
ses prêtres : « Je vous charge du milieu étudiant, ou bien du milieu ingénieur,
ou bien du milieu paysan, ou bien du milieu ouvrier... », que fait ce prêtre ?
Commence-t-il par faire des « asiles de sans-abri », des « œuvres sociales »,
des « bureaux de placement »... que sais-je encore ? Il se dit : « Je suis
envoyé à tel milieu. Je dois d'abord le connaître. Je dois ensuite en découvrir
les lignes de force, les cadres naturels, les aspirations profondes, l'idéal
vers lequel la Providence semble orienter ce milieu. » Il essaie de s'appuyer
sur les éléments dynamiques de ce milieu, sur ses éléments sains. La règle d'or
restant toujours : le travail du semblable sur le semblable. Par eux, pour eux,
avec eux. Rechercher et soutenir les bonnes volontés, encourager toutes les initiatives
fraternelles. Faire monter les meilleurs comme levain de la pâte, faire
réfléchir... Bref, essayer d'imiter l'action de l'Esprit de Dieu : « Lava quod est sordidum, riga quod est
aridum, sana quod est saucium, fove quod est frigidum, rege quod est devium...
» Toutes proportions gardées, c'est ce que j'ai fait depuis dix ans...
Depuis
des années, j'ai pu connaître, aimer, les meilleurs d'entre eux. Cela répondait
à leur désir puisque, dès qu'ils rencontraient un « gars bien », généreux, dévoué,
pur, loyal, fraternel, pensant « promotion collective », ils me le
présentaient, me mettaient en contact avec lui. Et à mon tour, je lui faisais
rencontrer des gens « bien » de chez nous !... Récemment, ayant refusé de
mettre tel d'entre eux en contact avec des chrétiens, ne le trouvant pas à la
hauteur de l'idéal que j'avais de l'Algériens ils m'ont dit : « Toi, tu
voudrais qu'on soit tous des saints ! » « Exactement, ai-je rétorqué, je vous
estime trop pour accepter d'agir autrement. » Peu à peu se sont créés ainsi des
liens fraternels, puissants, entre les meilleurs de chez eux et les meilleurs
de chez nous. « On vous trouve de partout » me reprochait un policier
scandalisé. On me trouve de partout !... Mais surtout là où il y a le plus
de misère. On me trouve de partout !... Mais surtout là où il y a des bonnes
volontés à soutenir. On me trouve de partout !... Mais surtout là où il y
a le désir de monter spirituellement, socialement, moralement, fraternellement.
Et toujours dans le respect scrupuleux de leurs croyances religieuses
et de leurs
opinions politiques.
-
Au point de vue religieux, je n'ai jamais accepté de
polémiquer, ou même de discuter religion.
-
Au point de vue politique, j'étais à côté d'eux comme
homme de Dieu, qu'ils optent pour « Français à part entière », « intégration »,
« désintégration », « loi-cadre », « assimilation », « personnalité algérienne
», « Algérie française », « Algérie libre », « F.L.N. », « M.N.A. », « béni oui
oui »...
«
La presse vous accuse d'être en relation avec des cadres politiques, avec des «
chefs »...
Pour
ma part, je n'ai jamais participé à aucun mouvement politique, aucune réunion
politique, je n'ai jamais été affilié à aucune organisation que ce soit, je
n'ai jamais parlé en réunion publique. Que ces hommes fassent de la politique,
c'est leur droit. Qu'ils aient un prêtre à côté d'eux, c'est aussi leur droit ;
surtout quand ce prêtre leur a été envoyé par son Evêque. Ce prêtre n'a pas à
juger leurs options politiques. Au plus, s'ils le lui demandent, peut-il les
aider à « juger » spirituellement, moralement, fraternellement leur action, les
aider à « se juger » spirituellement, moralement. Et cela avec toute la
délicatesse et le tact qu'exige la présence de ce prêtre catholique auprès
d'amis musulmans.
«
Mais ces hommes sont peut-être des anti-français », disent certaines personnes
! « C'est trahir son pays que de rester en contact avec eux. » D'abord il
faudrait savoir s'ils sont vraiment « anti-français » ! Ce que je suis en droit
de mettre en doute après dix ans d'expérience : ils sont loin d'être, comme
disent les journaux, des « anti-français ». « Ce n'est pas la France en tant
que telle que nous haïssons, mais un régime injuste que nous combattons »
disent-ils. Mais admettons même qu'ils soient « anti-français » ! L'Eglise,
elle, est « supra-nationale ». Elle estime qu'elle n'a pas le droit
d'abandonner même les « anti-français ». Et un prêtre catholique, sans pour
cela, naturellement, renier sa propre patrie et travailler contre elle, ne doit-il
pas arriver à être prêtre, entièrement prêtre, même auprès d'hommes qui se
diraient anti-français ? L'essentiel est qu'il soit envoyé par son Evêque et
contrôlé par lui [note 5].
-
« Avant de venir en France, je croyais que les prêtres
n'étaient que des aumôniers d'armée d'occupation », disait un Noir.
-
« Avant de
venir en France, disait un gars de l'Aurès, on m'aurait dit : « prends un
fusil et tape dans le tas ! », je l'aurais fait sans hésiter... ;
maintenant je ne suis plus capable de prendre un fusil : j'aurais trop peur de
toucher un bon ! » (et, ô ironie du sort, cet homme a été arrêté, il y a
bientôt un an, comme « dangereux terroriste » et envoyé en camp de
concentration en Algérie).
-
Un jour on m'a présenté un gars de 35 ans, le type de
l'agitateur politique professionnel. Notre premier contact a été froid. « Tu
verras, m'a dit celui qui me l'a présenté, c'est un riche type ; il faut que tu
le connaisses ! » Par la suite, j'ai eu l'occasion de lui faire rencontrer des
prêtres et des militants chrétiens. Au bout de quelques semaines, il est venu
me trouver. « J'ai l'intention de faire venir à Lyon un copain, commissaire
politique en Kabylie. Il faut qu'il rencontre les chrétiens français que je
connais. Quand il repartira dans le maquis, il ne pourra plus être raciste
contre les Français, et il pourra aider les « frères » à rester humains. »
V.
Si
nous reprenons maintenant les cas concrets, peut-être comprend-on mieux mon
rôle de « prêtre d'une Eglise supra -nationale », envoyé par l'Evêque auprès
des émigrés algériens du diocèse.
Quels
sont les faits qu'on me reproche ?
a)
En 1954 (remarquez bien la date !) voici ce qu'il y avait sur ma fiche des «
renseignements généraux » de Lyon : « A des contacts avec des nationalistes ;
pousse les Algériens à se syndiquer ; personnage très dangereux. » C'est ce
rapport qui est à l'origine de mon expulsion de Constantine.
b)
Il y a plus d'un an, un inspecteur de la D.S.T. [note 6] m'a reproché d'avoir
logé chez moi, pendant plus d'un an, un travailleur algérien qui, après avoir
quitté Lyon, serait devenu un « chef ».
c)
« L'histoire du Prado ».
Une
équipe de jeunes Algériens prennent en charge d'organiser, comme l'ont dit les
journaux, une véritable Sécurité Sociale au profit des détenus, de leurs familles
et de leurs enfants. Le but n'était pas immoral. Même ce travail « social »,
j'aurais pu en accepter la responsabilité en tant que prêtre ; c'est ce
qu'essaie de faire un curé de paroisse en période de grèves. Mais, fidèle aux
principes de ne jamais faire de paternalisme, je me suis contenté de féliciter,
d'encourager une initiative fraternelle et humaine. Et, à ces jeunes gens, j'ai
trouvé un local, c'est tout [note 7]. Si j'avais, avant de leur rendre ce
service, fait une enquête sur leur appartenance politique, et que j'eusse
subordonné ce service matériel aux résultats de cette enquête, je serais sorti
de mon rôle de prêtre et j'aurais estimé « avoir fait de la politique ».
d)
Un jeune ménage d'étudiants m'a demandé de lui trouver un logement. Jeunes
mariés, lui couchait chez un copain, elle ailleurs. Je suis arrivé à leur
trouver quelque chose, même à leur faire avoir un bail. Fallait-il m'enquérir
au préalable de leurs opinions politiques ? Et même, les aurais-je connues...
Mon Evêque m'a envoyé à tous les Algériens : tout Algérien a le droit de dormir
; en lui, c'est, un besoin humain ; c'est donc l'homme qui doit m'intéresser en
lui et non le militant politique. « L'Eglise supra-nationale » est au service
de l'homme, de tout homme et de tout l'homme.
Voici,
à ce sujet, les principes que m'avaient donnés mes Supérieurs :
1°-
Aider moralement, spirituellement et matériellement, tous les Algériens, dans
leurs besoins humains (logement, nourriture, travail, etc.), sans m'occuper de
leurs «idées » et de leur « action.
2°-
Refuser catégoriquement toute aide en matière spécifiquement politique, à plus
forte raison toute collaboration à des actes de violence.
VI.
En
terminant, aux prêtres que préoccupe le problème des émigrés nord-africains, je
conseille de lire : Les prêtres français
et le problème des Algériens émigrés en France.
Ces
notes répondent à la question : « Nous, prêtres de paroisse, aumôniers d'Action
Catholique, quelle attitude devons-nous avoir envers les travailleurs d'Afrique
du Nord que les circonstances de notre ministère peuvent nous amener à
rencontrer ? »
Je
m'excuse si certaines expressions de cet exposé ont pu heurter certains. Qu'ils
veuillent bien me le pardonner. Je n'ai eu qu'un but en écrivant ces pages,
c'est d'exposer le plus loyalement possible et le plus fraternellement possible
à mes frères dans le Sacerdoce quelle a été mon activité depuis dix ans. Et
c'est avec joie que je remercie par avance tous ceux qui voudront bien
m'adresser leurs remarques et leurs suggestions.
Priez
pour moi,
Lyon,
le 28 novembre 1958.
Carteron
PS.
— En montant à l'Archevêché porter cette lettre au Cardinal Gerlier, j'ai
rencontré un Algérien de ma connaissance ; je lui ai dit : « Ça tombe bien ! Veux-tu
lire ce texte et me dire ce que tu en penses... » Il l'a lu attentivement, a
réfléchi quelques minutes, puis m'a dit : « Il y a deux choses sur lesquelles
tu n'as pas suffisamment insisté :
1°-
Nous ne sommes pas des « anti-français » ; nous avons trop souvent souffert du
racisme pour devenir racistes à notre tour !... Si nous étions anti-français,
nous serions des racistes. Le racisme est un péché contre Dieu et contre
l'homme. Nous ne sommes pas non plus contre la France. Quel dommage pour elle
et pour nous, si nous étions définitivement coupés d'elle. Nous avons besoin de
la France économiquement et culturellement. La France a besoin de nous. Les
Algériens sont seulement des hommes qui luttent contre un régime injuste. Ils
sont prêts à donner leur vie pour la liberté, la dignité et le respect. En
cela, ils ne font que mettre en pratique ce que l'école française leur a
appris. Malheureusement, plus cette guerre se prolonge, plus le fossé
s'agrandit entre les Français et les Algériens. Pour le plus grand malheur des
uns et des autres.
2°-
Si les Algériens, malgré cette guerre atroce, n'éprouvent pas de haine pour
tout ce qui est français et ne mettent pas tous les Français dans le même sac,
ils le doivent, pour une part, à leur propre effort d'ouverture en direction de
toutes les familles spirituelles françaises et à cet effort tenace pour
dialoguer avec elles. Mais ils le doivent aussi, pour une grande part, aux
milieux chrétiens qui, par leur souci de la dignité humaine, leur largeur de
vue et leur courage, ont mérité l'estime et l'amitié des Algériens. De
puissants liens d'amitié et de compréhension se sont tissés entre les milieux
chrétiens et les Algériens... Je voudrais que tu leur dises publiquement notre
respect. Et dans ces marques de respect, la personne du Cardinal Gerlier a une
place toute spéciale. »
NOTES
(1)
A regret, je l'avoue, car plus je pénétrais dans ce monde africain, plus je
l'aimais ; de puissants liens de fraternité s'étaient déjà créés entre lui et
moi.
(2)
Si je pouvais ouvrir une parenthèse, je dirais qu'une des choses qui m'a le
plus peiné dans cette curieuse « affaire du Prado », c'est la réaction raciste
et chauvine de certains ouvriers et prolétaires
de France. Ce qui m'a également beaucoup peiné depuis deux ans, au
moment des nombreuses fouilles et rafles opérées par la police dans les rues,
les cafés, les garnis, les bidonvilles algériens, ce sont les réactions
anti-arabes d'ouvriers et de prolétaires de France. C'était la première fois
que l'on voyait des ouvriers et prolétaires sympathiser sans gêne avec les
C.R.S. et les gardes mobiles, parfois même les encourager à la dureté et à la
violence. Je ne leur jette pas la pierre à ces ouvriers, la faute en est en
grande partie à la grande presse... d'information. Je demande pourtant
instamment à tout militant ouvrier chrétien de relire ce qui était dit en mars
dernier aux militants A.C.O. de Lyon : Le
problème algérien et le monde ouvrier occidental.
(3)
Ouvrons une deuxième parenthèse et revenons à cette « histoire du Prado ». Le
comique (je dirais presque le vexant) de l'affaire pour ceux qui me
connaissent, a été d'apprendre que le P.Carteron dirigeait d'immenses « œuvres
sociales ». Tous savent bien que je respecte trop mes amis algériens pour avoir
voulu faire le travail à leur place. Ils sont suffisamment majeurs pour
s'administrer eux-mêmes.
(4) Certains
seront peut-être surpris de m'entendre parler de mes amis algériens ; et
cependant le terme n'est même pas exact, je devrais dire mes frères algériens. Car
leurs joies sont devenues mes joies, leurs souffrances mes souffrances, leurs
humiliations mes humiliations. Un journaliste a cru bon de m'appeler le « curé
arabe » ; ce qualificatif, je l'accepte avec joie et fierté !
(5)
A ceux qui pourraient s'étonner de ne pas trouver, dans les lignes qui
précèdent, un jugement sur la guerre d'Algérie et une condamnation de toutes
ses horreurs, je tiens à dire sans équivoque combien je compatis à toutes les
douleurs et à toutes les larmes causées par cette guerre et combien je
réprouve, d'où qu'elles viennent, toutes les atrocités qui s'y commettent. J'ai
toujours considéré comme un devoir grave pour moi de prêcher, à temps et à
contretemps, aux Français et aux Algériens, le respect de la vie et de la
dignité humaine. Je crois être en cela resté fidèle à ma qualité de Français et
avoir travaillé à donner à ma patrie le « visage humain » qui doit être le
sien.
(6)
Un homme d'ailleurs correct et Intelligent. Je profite de cette petite note
pour vous affirmer que, contrairement à ce qui a été publié récemment, les
Algériens ne mettent pas tous les policiers dans le même sac. Plusieurs fois,
j'ai entendu, à côté de tel camarade qui avait subi des « sévices physiques et
moraux » graves, d'autres affirmer :
-
« Moi je n'ai pas été torturé ».
-
« Moi, pendant que j'étais à genoux, entièrement nu, obligé de tenir à bras
tendu une chaise au-dessus de ma tête, au bout de deux heures, un policier
chargé de me donner des coups de cravache si je faiblissais m'a dit : «
Repose-toi un moment, assieds-toi ; quand tu entendras « l'autre » revenir dans
le couloir, tu te mettras à genoux ! »
-
« Moi, pendant qu'un policier me torturait, un autre
lui a dit : « C'est pas étonnant qu'on t'a expulsé du Maroc, brute comme tu es
! »
-
Et les Algériens de conclure : « Vous voyez qu'il ne
faut pas mettre tous les policiers dans le même sac ! »
(7) Une
seule fois, j'ai eu affaire à eux au point de vue argent : dans un quartier de
Lyon, un groupe de chrétiens avait découvert une jeune algérienne dans une
grande misère. Son mari avait été arrêté quelques mois plus tôt, elle avait un
tout petit bébé — une grande détresse cachée. Ces chrétiens m'ont alerté, que
faire ? Je n'avais pas d'argent. Je leur ai demandé de faire eux-mêmes leur
possible. Je me suis ensuite mis en relations avec un responsable de ce «
service social ». Je l'ai moi-même amené auprès de cette femme. Devant moi, il
lui a donné 20.000 francs et lui a promis de venir chaque mois lui apporter ce
qu'il pourrait.