Chanoines
comtes
D'abord
chanoines : le chapitre de Saint-Jean, comme tous les chapitres cathédraux,
prit naissance, dans les siècles obscurs, du groupe de clercs rassemblé autour de
l'évêque pour l'assister dans sa tâche de prédication et de célébration.
Réorganisé par Leidrade au début du IXe siècle, sur une règle
(« canon ») de vie commune mitigée, il s'attacha très tôt à ce qui fut jusqu'au XVIIIe siècle sa
grande fierté : le service de la liturgie, avec le souci de la perfection dans
les rites et les chants et la volonté de la conserver intacte.
Durant
tout ce temps, le chapitre fut, plus ou moins, associé au gouvernement du
diocèse : une vingtaine d'archevêques de Lyon sortirent de ses rangs, dont
seize entre 1150 et 1500. Du
XVIe au XVIIIe siècle, des vicaires généraux, des officiaux furent choisis
parmi les chanoines. Sur un plus vaste horizon, six papes et de nombreuses
dizaines d'évêques provinrent du chapitre.
Et
pourtant, on découvre avec surprise, tout au long de cette histoire, des
chanoines assez nombreux qui ne restèrent au chapitre qu'un temps fort court,
sans entrer dans les ordres, et qui le quittèrent pour mener, le plus
régulièrement, la vie la plus laïque qui fût.
C'était
le fruit du mélange inextricable opéré au Moyen Age entre spirituel et
temporel, quand, par la force des choses, l'Eglise s'inséra dans le service des
princes et dans le système seigneurial, et en fut elle-même pénétrée. A partir
du IXe siècle, par
dons, legs et concessions de toute nature, de vastes domaines ecclésiastiques se constituèrent, parmi
lesquels il faut retenir pour notre propos les seigneuries de tous rangs.
Seigneurie, c'est-à-dire revenus fonciers, mais surtout pouvoir de commandement,
de justice, de police, et donc élément de puissance publique.
C'est
ainsi que « l'Eglise de Lyon » (archevêque et chapitre) se trouva, au XIe siècle, en état de revendiquer
l'autorité sur le comté de Lyon, que lui disputait le comte de Forez. En 1173, un traité répartit
définitivement les droits de l'un et de l'autre à l'Est et à l'Ouest d'une ligne qui, très approximativement, sépare
toujours les départements du Rhône et de la Loire. Quand, en 1307- 1312, le roi, en
absorbant Lyon et le comté dans le royaume, eut reconnu à l'Eglise, et notamment aux chanoines,
le titre de comte, plus personne ne put le leur ôter. A partir du XVe siècle,
ils prirent l'habitude de porter chacun, individuellement, le titre de
« comte de Lyon ».
Pratiquement,
en quoi cela consistait-il ? Le comté, qui correspondait, là encore très
approximativement, à la ville à l'ouest du Rhône et à l'actuel arrondissement de Lyon, avait des organismes
communs dont le principal était la Cour du comté, jugeant en appel des petites
justices seigneuriales. Il y avait environ quatre-vingts seigneuries à justice,
appartenant pour la plupart à des établissements ecclésiastiques de Lyon. Le
chapitre en possédait une trentaine, réparties entre les chanoines, selon un
système de distribution régulièrement révisée, qui évitait tout accaparement
personnel.
Sur
le plan local le chapitre, bien que dépossédé par le roi de tout pouvoir
politique, détenait donc une réelle puissance temporelle, dont chacun des
chanoines était un représentant, d'abord dans la seigneurie qui lui était
attribuée, et aussi sur la place de Lyon. La municipalité lyonnaise (le
« Consulat »), que brûlait, comme un fer rouge, le souvenir de son
ancienne sujétion à la seigneurie de l'Eglise, hantée par la crainte qu'elle
pût revenir, essaya durant tout l'Ancien Régime de contester ce titre de comte,
mais toujours la justice royale la débouta. Dans cette ville essentiellement
bourgeoise, le corps municipal était également poussé, dans son hostilité, par
sa méfiance envers ces chanoines qui constituaient à Lyon la seule noblesse
d'épée qui y résidât, originaire du quart ou du tiers de la France. Pour être
admis au chapitre, en effet, il fallait pouvoir prouver une noblesse de quatre
générations dans toutes les branches ascendantes.
C'est
dans cette noblesse qu'il faut sans doute trouver l'explication, au moins
partielle, de l'appui constant donné par le chapitre, au cours du XVIIIe
siècle, aux ouvriers en soie lyonnais, aussi bien pour les secourir en temps de
chômage que pour s'entremettre entre eux et la puissance publique lors de leurs
révoltes corporatives de 1744 et 1786. En ce siècle qui connut un fort
mouvement de « réaction nobiliaire », les chanoines pensaient exercer
là une responsabilité propre au noble, au seigneur, qui doit protéger
« ses hommes ». Il n'y a aucune raison de contester qu'ils furent
également mus par un sentiment d'humanité et de charité chrétienne ; les deux
motifs n'étaient pas incompatibles.
La
Révolution supprima les chapitres, avec beaucoup d'autres choses, et quand le
Concordat les reconstitua, ce fut, cela va de soi, sur un tout autre pied.
Henri HOURS
Eglise à Lyon, 2002,
n°19