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immunités ecclésiastiques

1916

 

 

 

 

 

Nous insérons ici la Consultation que Nous avons publiée dans la Croix du 3 février dernier.

 

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1. — L'exemption du service militaire, que les lois de tous les peuples anciens et modernes avaient reconnue au prêtre jusqu'à- la Révolution, et que lui reconnaissent encore des Etats protestants, a peu à peu disparu de tous les Codes qui s'inspirent des principes de 89. Sans tenir compte ni de la nécessité de la religion pour un peuple, ni de l'équivalence des services rendus par le clergé, ni des exigences du grand ministère religieux qu'il peut seul assurer, ni des obligations du sacerdoce, le Libéralisme a enrôlé tous les clercs. Cette immunité supérieure à toutes les lois, qui tient le prêtre désarmé au milieu des luttes homicides, qui lui prescrit de se faire tuer mais lui interdit de tuer, est presque partout abolie.

 

2. — Aujourd'hui, les ecclésiastiques français sont sous les drapeaux avec les classes auxquelles ils appartiennent, et, au gré de la loi civile, ils se battent ou servent les malades. Dans les tranchées comme dans les hôpitaux, ils ont fait preuve de tant de courage et de discipline, de tant de respect pour leurs chefs et de tant de charité pour leurs compagnons d'armes ; ils ont si bien prêché par la pureté et l'honneur de leur vie, ils ont atteint tant d'âmes qui, sans eux n'eussent point été régénérées, que l'Eglise est presque tentée de dire à ceux qui, malgré elle, les ont jetés dans les camps : « Vous avez cherché à me nuire mais Dieu a fait tourner à mon avantage le mal que vous aviez médité de me faire..., car de là est sorti le salut d'un grand nombre. Vos cogitastis de me malum sed Deus vertit illud in bonum... ut salvos faceret multos populos. » (Gen., L, 20).

 

3. — Cependant, ce bien accidentel ne doit pas faire oublier à nos prêtres, si heureux de verser leur sang pour la France, les principes et les hauts intérêts que ces principes sauvegardent. Qu'ils nous permettent de leur en rappeler trois :

 

Voici le premier :

 

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Ier PRINCIPE. — L'immunité personnelle des clercs a son origine première dans le droit divin lui-même, et elle ne tient que ses déterminations concrètes du droit ecclésiastique.

 

Ecoutons le Concile de Trente, dans lequel on entend la tradition universelle. Il enseigne en termes formels que « l'immunité des personnes ecclésiastiques a été établie par une disposition de Dieu lui-même, Dei ordinatione, aussi bien que par les sanctions canoniques, et canonicis sanctionibus » (Sess. XXV, c. 20 de Reform.)

 

4. — Rien de plus explicite ; rien également de plus facile à entendre. En vertu de l'ordre que Dieu a souverainement imposé dès l'origine à l'humanité, tout fidèle appartient à deux sociétés : l'une naturelle, l'Etat ; l'autre surnaturelle, l'Eglise, toutes les deux parfaites et chacune indépendante dans sa sphère.

 

De même que l'Etat a le droit, parce qu'il en a un indispensable besoin, de recruter des soldats, afin d'assurer sa défense contre les ennemis du dehors et du dedans ; de même l'Eglise a le droit, parce qu'elle en a un indispensable besoin, de recruter des ministres, afin d'assurer le salut des âmes : ce qui est le bien suprême devant lequel tout doit céder. Par une conséquence nécessaire, l'Eglise a le droit de réclamer que ceux qu'elle prépare ou qu'elle applique au ministère sacré, soient exonérés de toutes les charges qui sont, par elles-mêmes, comme le métier des armes, incompatibles avec la vocation ou les fonctions du clergé. Un prêtre ne peut servir dans une paroisse et servir dans les camps. Si donc l'Eglise a le droit de l'attacher à un office pastoral, personne n'a le droit de l'en arracher : les intérêts du temps ne pouvant jamais passer avant ceux de l'éternité. L'homme pourrait-il annuler ce que Dieu a réglé ?

 

Or, nous l'avons dit, c'est Dieu qui a conféré ce droit à l'Eglise. Quand ? Précisément quand il en a fait une société parfaite et autonome dans l'ordre spirituel, quand il en a fait la société suprême au sein des nations.

 

5. — L'Etat, dira-t-on, ne croit plus en Dieu, ne reconnaît plus Dieu, par conséquent il n'a cure de satisfaire aux réclamations de l'Eglise.

 

L'Etat français ne croit plus en Dieu, c'est vrai ; mais nier Dieu, ce n'est pas l'anéantir, et se révolter contre ses droits, ce n'est pas les abroger. L'Etat français ne reconnaît plus Dieu, c'est vrai : mais il reconnaît la liberté des cultes chez ses sujets. Sans prêtres, la religion catholique est matériellement impraticable : ôtez le prêtre, en effet, point de culte public ; ôtez le prêtre, impossible de recevoir ces sacrements sans lesquels la vie chrétienne ni ne se restaure, ni ne se développe. Enlever le prêtre à une paroisse, c'est enlever aux catholiques qui l'habitent la possibilité matérielle de pratiquer leur culte ; c'est leur enlever en fait la liberté des cultes. Peut-il y avoir liberté là où il n'y a pas possibilité ?

 

Où en sommes-nous ?

 

6. — Comptez les paroisses, que dis-je, les régions qui sont sans prêtre aujourd'hui. Comptez, si vous le pouvez, les paroisses, les régions qui resteront sans prêtres encore après la guerre, parce que le clergé a été et qu'il sera encore décimé sur le front et que les Séminaires ont été vidés par la mobilisation. Vous pouvez, dès maintenant, prévoir l'avenir. Les œuvres de jeunesse, les patronages, les écoles libres, la foi, tout va graduellement disparaître : ce sera la pleine sécularisation de nombreuses et vastes contrées. Quelle blessure infligée au catholicisme ! Combien d'âmes vont se perdre ! Lorsque, dans dix ou quinze ans, les évêques pourront envoyer de nouveau des prêtres dans ces paroisses, ces apôtres y ressusciteront-ils la foi ?

 

7. — Au spectacle de ces ruines, comme on comprend bien que les papes et les évêques aient énergiquement protesté toutes les fois que l'immunité personnelle que le prêtre tient de Dieu lui-même, a reçu quelque atteinte au cours des siècles !

 

Pie IX et Léon XIII ne s'expriment pas sur ce sujet avec plus de vigueur que Benoît XIV et Clément XII, Alexandre VIII et Pie IV (Pie IX, alloc. Multiplices, 30 juin 1851 ; lettre Singularis nobis à l'évêque de Montréal, 29 septembre 1864 ; Léon XIII, lettre au cardinal secrétaire d'Etat, 27 août 1878 ; à M.Grévy 12 mai 1883 ; Benoît XIV, const. Securitatem ; Clément XII, const. In supremâ, etc... ; Thomassin, P.III.I.I; Suarez, Defens. fidei, IV, 9 ; Liberatore, l'Eglise et l'Etat, I.III, XVI et XVII ; Wernz, t.II, tit.VIII, nos166-168 ; Gennari, Consult. canoniques, t.III, p.43 ; Reiffenst, I. II, décret., tit.II, X, n°232 ; De Angelis, lib.III, tit.XLIV)

 

8. — Quelle conduite doit tenir l'Eglise lorsque le droit sacré du prêtre et du peuple fidèle à l'immunité est méconnu par l'Etat ? Y renoncera-t-elle ? Poussera-t-elle à la révolte ?

 

Poursuivons l'exposition de nos principes :

 

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IIe PRINCIPE. — L'immunité des clercs étant d'origine divine, le Pape, bien que « secundum potestatis plenitudinem de jure possit supra jus dispensare », ne peut y renoncer ni même en donner dispense universelle.

 

9. — En effet, la plénitude de la puissance a été donnée au Pontife romain, non pour détruire, mais pour édifier, in aedificationem non in destructionem, et il ne pourrait consentir à l'abolition totale, définitive de l'immunité, sans causer à l'Eglise un dommage profond.

 

Le Pape n'abrogera donc jamais la loi qui, en conformité avec le privilège de l'immunité, interdit aux clercs d'embrasser la profession des armes.

 

Cependant il peut, avec de bonnes raisons, en donner dispense partielle, à quelques-uns, pour un temps et dans un pays déterminés. Ne dispense-t-il pas des vœux, quoiqu'ils relèvent eux aussi du droit divin ? (Konings, de Leg., n.158 ; Noldin, de Leg.— n.122 ; Gennari, l.c.)

 

10. — En fait, a-t-il accordé cette dispense aux prêtres français ? Les difficultés auxquelles ils se heurtent sont inextricables. D'un côté, leur pays leur fait une obligation de se battre, et ils ne peuvent s'y soustraire sans infamie et sans encourir les pénalités les plus sévères ; de l'autre, l'Eglise leur interdit, sous peine de péché grave et d'irrégularité, de verser le sang. Quel parti prendre entre ces exigences opposées ?

 

Le Pape n'a accordé aucune dispense formelle, explicite.

 

En ce qui concerne le péché, il a simplement, tacite permittendo vel saltem tolerando, laissé les clercs libres d'appliquer en l'occurrence les deux règles que les théologiens modernes énoncent en ces termes :

 

a) — Contra legem et vim sibi illatam protestari tenentur clerici, militae adscripti, si omissâ omni protestatione, scandalum timendum foret ; quod tamen timendum non est, ubi fideles norunt impossibilitatem adesse aliter agendi.

b) — Vi cedendum est et legi civili satisfaciendum, ne provocentur apertae violentiae, quae non inserviunt nisi ad multiplicandas Dei offensas et ad injurias Ecclesiae inferendas (Konings, de Leg. n.113 ; Noldin, de Leg., n.147).

 

11. — En ce qui regarde l'irrégularité, le Saint Siège est intervenu de la même manière discrète et réservée ; il n'a pas abrogé l'irrégularité, il en a simplement suspendu les effets.

 

Les prêtres, combattants ou infirmiers, que la loi a obligés et contraints de passer sous les drapeaux peuvent tempore belli, continuer de célébrer la messe et d'administrer les sacrements, même après qu'ils sont devenus irréguliers pour avoir pris part effectivement à une affaire de sang : combat, opération de grande chirurgie, jugement capital....

 

Après la guerre, ils recourront à l'autorité compétente pour obtenir dispense de l'irrégularité s'ils l'ont encourue, c'est-à-dire s'ils ont effectivement tué ou mutilé. (Cf. Consulta., 18 mars 1912).

 

Le Saint-Siège, on le constatera sans peine, souffre qu'on se plie à la nécessité, mais il ne consent en aucune manière à ratifier, ni même à paraître accepter la loi civile qui a naguère refusé de reconnaître le droit concédé par Dieu et l'Eglise au clergé.

 

12. — Cependant un prêtre ne peut-il pas renoncer spontanément au bénéfice de l'immunité ? Un prêtre non-combattant ne peut-il pas demander à passer parmi les combattants ? Un prêtre appliqué aux services de santé par suite de la loi de 1889 et de l'arrêt du Conseil d'Etat de 1911, ne peut-il pas accepter de prendre les armes quand il en est prié par ses chefs ou les pouvoirs publics, pour les plus graves motifs ? Ne peut-il même aller au-devant de l'appel qui lui sera fait et s'offrir de lui-même, par esprit de sacrifice et de dévouement ?

 

Canoniquement, non.

 

Voici le troisième principe que nous avons à citer :

 

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IIIe PRINCIPE. — Un clerc ne peut renoncer de son propre gré à l'immunité.

 

13. — On peut, il est vrai, dans la plupart des cas renoncer à son droit ; mais quand ce droit est conféré par Dieu ; quand il est accordé non point en faveur des personnes, mais en faveur de l'Eglise et pour le bien général, nul ne peut de lui-même en faire abandon ; nul ne peut y renoncer, même sous l'empire de la force.

 

C'est ce que dit expressément le Droit en une matière analogue (Si diligenti 12, et Significasti 18, De judiciis). Si même un clerc s'était engagé d'une manière formelle ou équivalente à renoncer à l'immunité, sa promesse serait nulle, le serment ne pouvant être un lien d'iniquité (Gennari, Consult., l.c., p. 45).

 

14. — En face de l'invitation, fût-ce la plus solennelle, la plus pressante, un prêtre non combattant ne peut accepter d'être versé parmi les combattants qu'après avoir demandé et obtenu l'assentiment du Saint-Siège.

 

S'il agissait autrement, il commettrait une faute grave, car, nous l'avons dit, s'il nous est permis de nous faire tuer, il ne nous est pas permis de tuer. Il tomberait en outre sous l'irrégularité dès l'instant où il verserait le sang. Clerici... qui in bello defensivo (licet justo) sponte militant atque aliquem occidunt aut mutilant, fiunt irregulares (Petitio tua, 24, de homicidio, V.12; Noldin, de Irregular, n°160.)

 

Et il ne pourrait en aucune manière bénéficier des atténuations que la Consultation du 18 mars 1912 apporte à la rigueur de la loi canonique. Autre est, en effet, la condition du prêtre qui se trouve, avec l'autorisation tacite de l'Eglise, parmi les combattants ; autre la condition du prêtre qui s'y trouve malgré elle et au mépris de ses lois. Il est manifeste que l'Eglise n'étend pas aux seconds les faveurs qu'elle accorde aux premiers. Par conséquent, le prêtre qui a pris les armes spontanément et sans avoir obtenu, au préalable, la faculté de passer des non-combattants parmi les combattants, ne peut plus, l'irrégularité une fois encourue, c'est-à-dire l'effusion du sang accomplie, ni célébrer la messe ni administrer les sacrements. S'il veut recouvrer l'usage des pouvoirs de l'Ordre qu'il a reçu, il doit recourir au Saint-Siège pour que soit levée l'irrégularité et que soient accordées les autorisations qu'il n'a pas demandées et qui lui étaient nécessaires.

 

Ne suffirait-il pas qu'il se confessât et reçût l'absolution pour jouir incontinent après du droit de célébrer la messe ?

 

Non. Il peut, il doit même se confesser le plus tôt possible; car, si le prêtre irrégulier ne peut pas donner les sacrements, il peut les recevoir ; mais l'absolution, qui remettra, promissis promittendis, le péché commis, ne lèvera pas l'irrégularité.

 

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On dit, le prêtre qui s'enrôle de lui-même parmi les combattants, est le plus souvent, presque toujours, de bonne foi.

 

Qu'en conclure ? Que la bonne foi l'exempte du péché, à moins qu'elle ne provienne d'une ignorance gravement coupable ; mais le soustrait-elle à l'irrégularité ? Non, car l'irrégularité, dont nous discutons ici, est une irrégularité ex defectu, scilicet ex defectu lenitatis ; or, voici la règle sur ce point : Ab irregularitate ex defectu contrahendâ non excusat ignorantia, ne invincibilis quidem (Noldin, de Irregular., n°128).

 

15. — Donc, un prêtre-soldat, rangé par la loi parmi les non-combattants, ne peut passer de lui-même parmi les combattants, sans y être autorisé par le Saint-Siège. Est-ce à dire qu'il ne puisse jamais demander à se rendre sur le front, et qu'il doive se tenir, les bras croisés, loin du péril ?

 

Non, certes. Il n'y a de vrai prêtre que celui dont le sang a besoin de se verser. Nulle part, les clercs-infirmiers ne sont mieux à leur place que dans la mêlée ; ils n'ont pas le droit d'y frapper, mais ils ont celui de s'y exposer à la mort en relevant les blessés, en préparant à l'éternité les mourants, en prodiguant leurs soins à chacun, sous la mitraille et les obus.

 

Combien sont déjà, tombés en remplissant ce pacifique ministère, et, parmi eux, combien étaient allés au champ d'honneur volontairement ! Ont-ils témoigné de moins de courage que les combattants ? Y a-t-il moins de générosité à mourir le bras désarmé, sans se défendre, qu'à succomber les armes à la main ?

 

Qui oserait le prétendre ?

 

† H.I, cardinal SEVIN,

Archevêque de Lyon.

 

 

 

SOURCE : Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 11 février 1916

 

On peut aussi lire dans la Semaine religieuse du 11 août 1916, pp.182-187, une note sur la législation militaire concernant le clergé en différents pays.