lettre de l’Archevêque
1906
LETTRE
PASTORALE
DE
SON
EMINENCE LE CARDINAL ARCHEVEQUE DE LYON
Nous,
Pierre-Hector COULLIÉ, par la miséricorde de Dieu et
l'autorité du Saint-Siège apostolique,
cardinal-prêtre de la Sainte Eglise romaine, du titre de la Trinité-des-Monts,
archevêque de Lyon et de Vienne, primat des Gaules.
Au
Clergé et aux Fidèles de Notre Diocèse, salut et bénédiction en Notre-Seigneur
Jésus-Christ.
NOS TRES CHERS
FRERES,
C'est
au lendemain du jour, où sur l'injonction qui Nous en a été faite, Nous avons
dû quitter l'Archevêché, — vieille demeure où se succédèrent depuis des siècles
les archevêques de la grande Eglise de Lyon, — que Nous venons à vous pour
épancher le trop plein de Notre âme dans vos âmes fidèles.
Les
témoignages nombreux et si touchants de filiale sympathie que Nous avons reçus,
que Nous ne cessons de recevoir chaque jour, Nous sont une très douce
consolation. Ils sont aussi la preuve de la douleur que tous nous éprouvons, en
face des mesures odieuses auxquelles nous sommes en butte.
N'attendez
pas cependant de Notre part des récriminations et des plaintes, moins encore
des malédictions ou de la colère. Non, Nos bien Chers Frères, ces sentiments ne
sauraient entrer dans le cœur de l'évêque et Nous aimons mieux tenir Nos
regards attachés aux exemples du divin Maître. Traduit devant Caïphe ou devant
Pilate, il se taisait : « Jésus
autem tacebat. » Tramé
vers son calvaire il se laissait conduire silencieux comme l'agneau à la
boucherie : « Sicut agnus obmutescet ».
Certes,
il ne peut pas se faire que Notre cœur ne soit étreint d'une intime souffrance,
quand Nous voyons la persécution devenir chaque jour plus haineuse, les ruines
de nos œuvres s'amonceler sans cesse, les spoliations les plus criantes se
perpétrer comme par le jeu normal des institutions publiques, au milieu de
l'indifférence d'un trop grand nombre.
Ne
savez-vous pas qu'à la suite de lois dictées par les sectes ennemies de la
Sainte Eglise, tous les édifices sacrés bâtis par la main des catholiques, au
moyen de leurs propres ressources et destinés par eux à perpétuité, soit à demeurer
la maison de Dieu, soit à loger le pasteur, tout auprès du Tabernacle dont il a
la garde, sont déclarés injustement propriété de l'Etat athée, d'une
administration civile qui fait profession publique d'irréligion ? Ne
savez-vous pas que tous les biens restitués après la grande Révolution
française ou acquis depuis un siècle de la générosité des fidèles sont
désormais arrachés des mains de l'Eglise et attribués à des œuvres étrangères
hostiles ?
Parmi
ces biens qui deviennent la proie des spoliateurs avides, il y a un nombre
considérable de fondations dont le service est désormais interrompu. Et voici
que nos pères dont la piété avait voulu s'assurer, pour eux et les leurs, des
prières et spécialement l'oblation du saint sacrifice de la messe, sont frustrés,
par un vol sacrilège, du bénéfice de ces prières et de ces suffrages. Il y
avait là pourtant un contrat signé par l'Etat lui-même. En exerçant sur les
Fabriques sa tutelle et en contrôlant les fondations qui leur étaient faites,
l'Etat s'engageait à en être le garant et le protecteur. Il s'était établi le
répondant de la perpétuité de ce contrat deux fois sacré ! Et voici que
deux fois sacrilège, il viole ses propres engagements et porte la main sur ces
choses saintes.
Ignorez-vous,
Nos Très Chers Frères, la dissolution de nos séminaires ? Des légions de jeunes
gens issus du sang le plus pur de vos familles, — des plus humbles familles
d'ordinaire, — n'ont pas cessé depuis un siècle de s'offrir, avec l'élan de
leur cœur généreux, à tous les renoncements, afin d'avoir l'honneur de monter
au saint autel, afin de devenir des prêtres.
Or,
la secte ennemie ne veut point la perpétuité de la tribu sainte ; il faut à
tout prix l'entraver, l'arrêter. Déjà, depuis plusieurs années, on avait
supprimé pour cela ces dispenses du service militaire, si justifiées pourtant
par le caractère du sacerdoce catholique et par la nature même des services que
le prêtre rend à la société. Ils avaient espéré que ce serait là une épreuve
qui finirait bien par tarir à sa source le recrutement du sacerdoce. Ils se
sont trompés : l'épreuve est douloureuse sans doute, mais presque tous les élus
du sanctuaire la traversent sans défaillance. Il fallait donc trouver autre
chose. Et voici que d'un coup, du jour au lendemain, tous les séminaires de
France sont dissous, leurs milliers d'élèves dispersés.
Vous
vous indigneriez, Nos Très Chers Frères, si vous connaissiez certaines
circonstances de cette brutale éviction. Et ces jeunes gens, cependant, étaient
abrités sous la sécurité des traditions et des lois. Non, jamais on n'a vu user
de pareille rigueur, fût-ce à l'égard des institutions les plus malfaisantes.
Mais ce qu'il y a de plus incroyable encore, c'est qu'après avoir enlevé aux
grands séminaires les maisons qu'ils habitaient, et auxquelles cependant les
diocèses avaient dépensé des sommes importantes, après avoir confisqué toute
leur dotation si nécessaire à parfaire les pensions de nombreux élèves pauvres,
on prétend empêcher les grands séminaires de se reconstituer, sous le singulier
prétexte que formant « un groupement de fait » ils ne peuvent subsister
sans enfreindre la loi inique et condamnée de 1905.
Il
est donc bien constant que c'est la guerre à mort déclarée à l'Eglise. On veut
poursuivre sans se lasser sa destruction totale. On veut « éteindre les
lumières qui brillent au ciel », ces lumières qui sont la sécurité de notre
route en ce monde, la consolation de notre souffrance, la révélation de notre
fin dernière.
Mais
voici que, malgré les aveux échappés en une heure de sincérité, l'on veut
donner le change et l'on ne craint pas de dire et de répéter qu'il ne s'agit
point de rien entreprendre contre la religion des fidèles. On déclare que les
lois, tissues avec art pour étouffer la foi et entraver la vie de l'Eglise, sont
des lois libérales ; on affirme que c'est le Pape qui a empêché les desseins de
bienveillance que nourrissait un gouvernement tout favorable à la religion.
C'est Pie X qui aurait créé la situation violente où nous sommes, soit en
refusant d'autoriser les associations cultuelles, soit en défendant de faire
les déclarations exigées par la circulaire d'un ministre.
Déjà,
Nos Très Chers Frères, Nous vous avons expliqué que le Saint-Père, notre
bien-aimé Pie X, ne pouvait faire autrement que de condamner la loi hypocrite ;
elle n'était point autre chose que le renversement complet de la constitution
divine de l'Eglise.
Aujourd'hui,
le même ministre, n'ayant pu nous attirer dans le piège des associations
cultuelles, voudrait rabaisser le culte catholique jusqu'à l'assimiler aux
réunions publiques qui sont régies par la loi de 1881. Or, le simple bon sens
suffit à faire comprendre que le culte catholique ne saurait s'accommoder d'une
pareille assimilation. « Le lieu sacré de la prière, celui que tous les peuples
ont toujours considéré comme un asile inviolable, devrait donc être ouvert à
tous les tumultes de la place publique ? » Et puis, comment pourrait-on,
suivant les exigences de cette loi, déclarer à l'avance les heures des offices,
c'est-à-dire des réunions où se groupent les fidèles ? La vie catholique n'est
point faite d'actes intermittents et fixés à des heures déterminées. C'est tout
le jour que nos temples sont ouverts. Les fidèles y entrent à toute heure pour
s'agenouiller au pied des autels. Ils s'y trouvent d'ordinaire plusieurs,
nombreux parfois, sans aucune convocation. Ne sont-ce pas là des réunions
toutes spontanées qui sans cesse, en nos villes particulièrement, alimentent la
vie des âmes, et peut-on les empêcher sans arrêter la sève catholique et
supprimer la liberté de la prière ? Quand le prêtre monte à l'autel, à toutes
les heures de la matinée, le plus souvent il n'a convoqué personne. Les fidèles
qui assistent à la sainte messe ne sont pas convenus ensemble, d'ordinaire, de
se réunir pour un objet commun, ainsi qu'il arrive pour les réunions pour
lesquelles est faite cette loi. Du reste ne voit-on pas quelles conséquences
absurdes entrainerait l'exigence d'une déclaration pour la pratique du culte
catholique ? Deux simples fidèles pourraient faire, de leur initiative, cette
déclaration ; dès lors ce sont eux qui ont la police de la réunion, qui en sont
responsables devant l'autorité civile. Et que devient ici le prêtre ? Où
est le respect de la hiérarchie ? Le curé ne sera qu'un simple passant, qu'un
membre quelconque de la réunion, dont il ne saurait avoir alors ni la direction
ni la responsabilité. Ne voit-on pas que cela est essentiellement opposé à la
constitution catholique ? C'est, par un autre procédé, revenir à la ruine de la
hiérarchie dans l'Eglise.
Nous
savons bien que la parole d'un ministre a prétendu établir de larges dispenses
dans l'observation de cette loi. Mais quelle autorité peut avoir un ministre
pour dispenser des lois ? Et si nous acceptons que les cérémonies du culte soient
ce que notre droit appelle une réunion publique, comment pouvons-nous compter
échapper toujours aux réglementations légales de ces réunions ?
C'est
donc, Nos bien Chers Frères, avec une haute raison que Notre Saint-Père le Pape
a refusé de laisser considérer nos cérémonies saintes, l'administration de nos
sacrements, nos libres allées et venues dans la maison de la prière, comme ces
réunions publiques qui se font sous l'autorité et la surveillance de l'agent,
prévenu d'avance à cet effet. Cette loi de 1881 n'a jamais été faite pour régir
le culte et elle ne peut s'y adapter. Aussi doit-on trouver bien étrange
l'étonnement de certains esprits en présence de la décision des pasteurs qui
repoussent ces exigences injustifiées. Il n'est pas moins significatif de voir
les colères du pouvoir s'exaspérer pour une décision dictée par le simple bon
sens. Cela montre bien, une fois encore, qu'il y avait là un plan tout arrêté
pour heurter de front la hiérarchie de la Sainte Eglise, et faire un pas de
plus vers sa destruction.
Non,
Nos Très Chers Frères, vous ne vous laisserez pas égarer sur ce point encore
par les sophismes des ennemis, par leurs mensonges, pas plus que vous ne vous
laisserez intimider par leurs menaces. Vous suivrez le chemin tracé devant vous
sans rien craindre. Et, si comme on l'annonce à cette heure, cette attitude que
nous avons prise en conformité certaine avec notre droit, entraîne de nouveaux
malheurs pour nous, eh bien nous continuerons de souffrir avec joie pour
l'amour de Jésus-Christ, pour la Sainte Eglise, pour le salut de la France.
Mais
ces maux qui nous sont une si amère douleur, cette mainmise sur tous les
édifices sacrés, cette spoliation de nos demeures et de tous nos biens, ces
indignes expulsions des évêques et des pasteurs de nos paroisses, ces vols
sacrilèges des fondations pieuses, cette dispersion de nos séminaristes, cette
violence faite à nos prêtres et à nos clercs, afin de leur faire abandonner
leur ministère ou leurs études et de les enrôler pour deux années encore au service
militaire, malgré la sainteté de leur vocation : toutes ces vexations et ces
injustices, toutes ces iniquités publiques nous demandent, Nos Très Chers
Frères, d'entrer dans une voie de pénitence, de réparation et de prière.
Si
l'Eglise était une institution humaine, tant aimée fût-elle, nous n'aurions
plus qu'à nous voiler le visage et à pleurer sa mort. Nous n'avons certes point
cette crainte sans doute, mais il nous appartient de conjurer par nos prières,
par nos sacrifices, de si grands malheurs. L'Eglise souffre une passion
douloureuse ; nous devons compatir à ses angoisses. Que les familles
chrétiennes s'éloignent donc de toutes les fêtes mondaines ! que
l'agitation du plaisir ne soit donc pas cette année comme un outrage de plus
jeté à la lace de notre mère !
Et
puis, durant ces fêtes gracieuses et douces de la naissance du Sauveur Jésus,
nous redoublerons de ferveur dans des supplications plus instantes, levant les
mains vers le ciel pour en obtenir la fin de tant de maux. Nous demandons aux fidèles
de se préparer avec une foi vive et un esprit de pénitence qui touchent le cœur
de Dieu à ces fêtes de Noël. Que tous s'approchent dans des dispositions
parfaites de la Table Sainte : c'est par cette communion avec Jésus, naissant
pour souffrir, que nous obtiendrons les grâces de force pour nous-mêmes et les
grâces de salut pour la France. Nous supplions les hommes spécialement de ne
point se tenir indifférents à ces actes de la piété chrétienne. Ils ont besoin,
plus encore que leurs épouses et leurs mères, de se retremper dans les énergies
de la vie de foi. Ils ont besoin de s'alimenter de cette nourriture des âmes,
qui les empêche de tomber dans une anémie hélas ! trop
fréquente ; qu'ils retournent au Banquet eucharistique et ils y puiseront les
lumières qui dissipent les sophismes et la vaillance qui fait les forts.
Et
quant à nos prêtres, c'est l'heure pour eux surtout, de répondre plus encore
que par le passé à leur vocation sainte. Nous voici devenus tout à fait
pauvres, egentes, angustiati, afflicti. Au milieu des populations où nous avons à
travailler pour le salut de nos frères, nous ne trouverons plus peut-être tout
l'honneur qui entourait la sainteté et l'élévation incontestée de nos fonctions
sacrées ; en retour, en nous dépensant nous-mêmes sans compter pour le travail
des âmes, nous montrerons bien que nous ne cherchons point les choses
d'ici-bas, mais uniquement le règne de notre Maître.
Nous
demandons à nos prêtres de continuer à donner aux fidèles le beau spectacle de
leur désintéressement et de leur union à leur Evêque et avec le Chef de
l'Eglise. Nous leur demandons de prier beaucoup pour le peuple chrétien, pour
nos persécuteurs, de réaliser leur fonction propre qui est, selon la parole du
Prophète, de répandre des larmes avec de vives supplications au pied de l'autel
et de crier : Parce, Domine, parce populo
tuo !
Tous
les prêtres de notre diocèse devront ajouter à la collecte de la messe de
chaque jour, en observant toutefois les exceptions que comportent les
rubriques, l'oraison pro inimicis (n°31) dès ce jour jusqu'aux fêtes pascales.
Nous nous livrerons ainsi à cette pratique admirable de la charité, que
Notre-Seigneur nous a si spécialement recommandée, quand il disait à ses
apôtres de prier pour leurs ennemis et pour quiconque les poursuivrait de
haine.
Et
ainsi, malgré toutes les tempêtes, nous tiendrons notre cœur dans la sérénité
d'une inaltérable confiance. Bien plus, nous participerons à cette sainte joie
des martyrs qui exultaient au milieu des supplices, et avec l'Apôtre nous nous
écrierons dans l'enthousiasme de notre foi : superabundo gaudio in omni tribulatione
nostra, je surabonde de joie au milieu de toutes
tribulations !
Recevez,
Nos Très Chers Frères, avec Nos bénédictions les plus paternelles, l'assurance
de nos sentiments de respectueuse affection et de bien entier dévouement en
Notre-Seigneur !
PIERRE, Cardinal COULLIÉ,
Archevêque de Lyon et de Vienne.
Cette
lettre sera lue le IVe dimanche de l'Avent dans toutes les églises du diocèse.
SOURCE : Semaine
Religieuse, 21 décembre 1906