musée du diocèse de lyon

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Situation de l’Eglise en France

1921

 

 

 

 

 

Lettre pastorale

Son Éminence le Cardinal MAURIN Archevêque de Lyon et de Vienne

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LA SITUATION DE L’EGLISE EN FRANCE

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Louis-Joseph MAURIN, Cardinal-Prêtre de la Sainte Eglise Romaine, du Titre de la Trinité-des-Monts, par la grâce de Dieu et l'autorité du Saint-Siège Apostolique, Archevêque de Lyon et de Vienne, Primat des Gaules.

 

 

Au Clergé et aux fidèles de notre Diocèse,

Salut et bénédiction en Notre-Seigneur.

 

Nos très CHERS FRÈRES,

 

Il y a pour l'homme, composé d'un corps et d'une âme, deux sortes de biens, les biens présents et temporels, les biens célestes et éternels. Pour lui faciliter l'obtention des uns et des autres, Dieu l'appelle à faire partie d'une double société, la société civile à qui est confié le soin de promouvoir et de sauvegarder les intérêts terrestres et l'Église que Notre-Seigneur Jésus-Christ a fondée pour procurer aux âmes les biens surnaturels et par eux les conduire à l'éternelle vie.

 

« Chacune de ces deux puissances, a dit Léon XIII, est souveraine en son genre, chacune est renfermée dans des limites parfaitement déterminées et tracées en conformité de sa nature et de son but spécial » (Encycl. Immort. Dei, éd. des Qu. act. tom. II, p.27.). Il importe à la Paix des nations et à leur prospérité que la concorde règne entre les deux pouvoirs. « Quand l'empire et le sacerdoce, a écrit Yves de Chartres, vivent en bonne harmonie, le monde est bien gouverné, l'Église est florissante et féconde. Mais quand la discorde se met entre eux, non seulement les petites choses ne grandissent pas, mais les grandes elles-mêmes dépérissent misérablement » (Ibid., p.33). Si cette observation est vraie pour tous les États, l'histoire nous montre combien plus justement elle s'applique à la France. Dieu a voulu que son unité nationale se constituât au jour même de son baptême et il a signé avec elle un pacte au baptistère de Reims. Chaque fois qu'elle y a été fidèle, la France a prospéré ; quand, au contraire, elle a rompu ce pacte, elle a connu le malheur. L'épreuve, la plus terrible assurément qu'ait enregistrée l'histoire, par laquelle elle vient de passer ne serait-elle pas la rançon de son apostasie ?

 

Mais ce n'est pas la question que nous nous proposons d'étudier aujourd'hui. Heureux d'être enfin sortis d'une pesante atmosphère d'hostilité et de haine et de pouvoir respirer un air plus pur, nous aurons à cœur d'éviter tout ce qui pourrait raviver les passions. Nous nous bornerons à vous rappeler la situation précaire et anormale que de récentes lois ont faite à l'Église en notre bien-aimé pays, nous vous exhorterons à remplir toujours avec la même générosité les devoirs que cette situation vous impose et, sans rien préjuger des décisions de Notre Saint-Père le Pape auxquelles nous déclarons être prêt à nous conformer avec une docilité parfaite, nous demanderons respectueusement aux pouvoirs publics et à nos législateurs s'il ne serait pas de sage politique de donner à l'Église ce que la plupart des évêques de France jugent indispensable à la pacification des esprits et à la sécurité du lendemain.

 

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Notre-Seigneur Jésus-Christ, en fondant son Église, a voulu en faire une société extérieure et visible, juridiquement parfaite dans laquelle tous les hommes doivent entrer pour opérer leur salut. Cette volonté du Sauveur ressort nettement des paroles qu'à diverses reprises il a solennellement adressées aux apôtres. « Toute puissance m'a été donnée au ciel et sur la terre (Matth., XXVIII, 18). Comme mon Père m'a envoyé, je vous envoie (Jean, XX, 21). Allez et enseignez toutes les nations, les baptisant, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et leur enseignant à observer tout ce que je vous ai commandé (Matth., XXVIII, 19-20). Prêchez l'Évangile à toute créature. Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé, celui qui ne croira pas sera condamné (Marc XVI, 15-16). Qui vous écoute m'écoute, qui vous méprise me méprise (Luc X, 16). Je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles (Matth., XXVIII, 20) ». Notre-Seigneur aurait-il pu énoncer dans un langage plus clair qu'il déléguait directement son autorité aux apôtres et à leurs successeurs, qu'il les faisait dépositaires de sa doctrine, dispensateurs des sacrements et qu'il les investissait d'un pouvoir de juridiction sur la communauté des fidèles ?

 

C'est un fait historique indéniable que l'Église, après avoir triomphé des persécutions les plus sanglantes, existe depuis dix-neuf cents ans dans les conditions que nous venons d'indiquer et qu'elle a toujours été gouvernée par un corps de pasteurs. Sa forme est monarchique. L'Église a toujours reconnu pour chef suprême le successeur de saint Pierre dont le siège est à Rome et auquel le Christ a conféré la suprématie pontificale et royale par ces mémorables paroles : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle. Je te donnerai les clefs du royaume des cieux et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel (Matth., XVI, 18-19). Confirme tes frères (Luc, XXII, 32)... Pais mes agneaux, pais mes brebis (Jean, XXI, 15-17).

 

Puisque, nos très chers Frères, l'Église tient directement de son divin fondateur ses pouvoirs et sa constitution, aucune puissance humaine ne saurait légitimement y porter atteinte. Or, n'est-ce pas ce qu'ont fait les législateurs de 1905 ? Non seulement, ils ont, au mépris de tout droit, brisé unilatéralement le pacte conclu entre le Saint-Siège et la France, mais ils ont légiféré tout comme si Notre-Seigneur avait conféré l'autorité à la communauté des fidèles et non aux apôtres et à leurs successeurs. En outre, les lois de séparation se ressentent trop de l'atmosphère de haine et de suspicion dont un trop grand nombre d'esprits étaient imprégnés en France et surtout au Parlement quand on les a discutées et votées pour qu'elles puissent donner satisfaction à l'Église. L'atmosphère s'étant aujourd'hui purifiée, un nouvel examen les amenderait peut-être dam une mesure suffisante pour les rendre acceptables.

 

Quoi qu'il en soit, nos très chers Frères, l'opinion publique ayant été de nouveau saisie en ces derniers temps de cette question, nous estimons nous acquitter d'un devoir de notre charge en vous redisant pourquoi Notre Saint-Père le Pape Pie X a condamné la loi de 1905 et pourquoi il ne pouvait pas ne pas la condamner.

 

Comme il le déclare lui-même dans sa lettre du 10août 1906, il s'est trouvé placé en face d'un problème de conscience des plus angoissants. D'une part, en sa qualité de chef suprême, il ne pouvait laisser porter atteinte aux principes sacrés sur lesquels repose la Sainte Église. D'autre part, en sa qualité de père, il devait s'efforcer par tous les moyens en son pouvoir, de préserver les catholiques de France des graves complications dont ils étaient menacés. Après avoir longuement prié, mûrement réfléchi, et avoir pris l'avis de l'épiscopat assemblé, Notre Saint-Père le Pape dut condamner à nouveau d'une façon absolue les Associations cultuelles, telles que la loi les impose. « Nous décrétons, dit-il, qu'elles ne peuvent absolument pas être formées sans violer les droits sacrés qui tiennent à la vie même de l'Église. » Quant à l'essai d'un autre genre d'association à la fois canonique et légal, voici ce que Sa Sainteté déclare : « Plût au ciel que Nous eussions quelque faible espérance de pouvoir, sans heurter les droits de Dieu, faire cet essai et délivrer ainsi nos fils bien-aimés de la crainte de tant et si grandes épreuves. Mais comme cet espoir nous fait défaut, la loi restant telle quelle, Nous déclarons qu'il n'est point permis d'essayer cet autre genre d'association tant qu'il ne constera pas, d'une façon certaine et légale, que la divine constitution de l'Église, les droits immuables du Pontife Romain et des Évêques, comme leur autorité sur les biens nécessaires l'Église, particulièrement sur les édifices sacrés, seront irrévocablement, dans les dites associations, en pleine sécurité ; vouloir le contraire, nous ne le pouvons pas sans trahir la sainteté de notre charge, sans amener la perte de l'Église de France ».

 

Vous le voyez, nos très chers Frères, la raison fondamentale pour laquelle la loi de 1905 a été condamnée, c'est qu'elle viole la divine constitution de l'Église. Elle déplace, en effet, le siège de l'autorité en la faisant résider non dans les chefs qui la tiennent directement d'en haut mais dans l'ensemble des fidèles. « Nonobstant toute clause contraire des statuts, dit la loi, les actes de gestion financière et d'administration légale des biens accomplis par les directeurs ou administrateurs seront, chaque année au moins, présentés au contrôle de l'Assemblée générale des membres de l'Association et soumis à son approbation (art. 19, § 3) ». Il n'est nulle part dans tout le cours de la loi fait ouvertement mention du pape et des évêques. La seule garantie que les efforts combinés des catholiques et des libéraux aient pu obtenir réside dans une formule vague et insuffisamment explicite de l'article 4 dont la force d'ailleurs a été considérablement amoindrie pour ne pas dire annihilée par les dispositions de l'article 8. Que l'on se reporte à la discussion de la loi et l'on se rendra compte que cette formule ainsi atténuée et volontairement équivoque ne pouvait donner satisfaction à l'Église. La loi de 1905, dans la pensée et d'après les déclarations formelles d'un grand nombre de ceux qui l'ont votée, ne devait-elle pas être un nouveau pas en avant dans l'œuvre de déchristianisation de la France ? Un homme politique qui allait, quelques mois plus tard, être porté à la présidence du Conseil des ministres et qui, il est vrai, pendant la guerre, nous aurions mauvaise grâce à le nier, a rendu au pays des services inoubliables, disait cyniquement dans un discours passionné qu'il prononçait au Sénat : « En faisant cette loi, nous aurons fait un pas vers la délivrance de l'étranger. Nous ne serons délivrés de Rome que pour une part, nous continuerons donc à lutter pour achever cette délivrance » (M. Clemenceau. Cf. Quest. Act.1906, I, p.273). Quelque bonne volonté que certains législateurs aient paru apporter dans la voie du libéralisme et de la loyauté, ils n'ont sans doute pu entièrement se dégager de l'ambiance du milieu et, se croyant peut-être forcés de faire des concessions à l'esprit sectaire de la majorité, ils ont imprimé à la loi ce caractère d'instabilité et d'imprécision qui la rendait si dangereuse pour l'Église et dès lors, inacceptable. N'est-ce pas d'ailleurs celui-là même qui a maintes fois déclaré avoir tout fait pour convaincre les catholiques et leur inspirer confiance qui a dit à la Chambre à propos de la discussion de l'article 8 : « Il ne suffit pas d'un certificat d'évêque pour obliger le Conseil d'État à s'incliner. Il aura à rechercher, en interprétant toutes les circonstances de fait, si les dires de l'évêque sont eux-mêmes conformes aux règles de l'organisation générale du culte » (Cf. R.O.P., 1906, p.578). Ce n'est donc pas l'Officialité diocésaine, ce n'est pas le tribunal souverain du Saint-Siège mais le Conseil d'État qui et constitué juge en dernier ressort de l'orthodoxie d'une association. N'est-ce pas le même législateur qui a dit en parlant d'un prêtre en désaccord avec l'autorité diocésaine que, en régime de séparation, ce curé serait pleinement à l'abri de l'arbitraire de son évêque et que l'Association formée par lui, groupée par lui aurait toute qualité pour l'attribution des biens » (R.O.P., 1906, p.578). N'y a-t-il pas là comme un encouragement au schisme et plus qu'il n'en faut pour justifier l'attitude énergique de Pie X ?

 

Mais, dira-t-on peut-être, si la défiance était légitime au début et si le respect des droits de la hiérarchie n'était pas suffisamment assuré, il en va tout autrement depuis que le Conseil d'État a favorablement interprété des textes qui pouvaient en eux-mêmes paraître équivoques. Les textes sont équivoques et l'on veut à tout prix faire de la loi de 1905 le statut de l'Église de France ? Qu'on modifie les textes de manière à les rendre clairs et précis. Des arrêts du Conseil d'État et de la Cour de cassation si nombreux, constants et catégoriques seraient-ils, ne lient pas nécessairement la conscience des juges de demain. C'est ainsi que, pour ne citer qu'un exemple, la jurisprudence du Conseil d'État a longtemps reconnu la légitimité des libéralités scolaires et charitables faites aux fabriques. Un beau jour, cette jurisprudence s'est entièrement modifiée. Il avait suffi, pour cela, d'invoquer le fameux principe de la spécialité. C'est en vertu du même principe de la spécialité que la loi de 1905 a dépouillé l'Église de tout un ensemble d'anciennes fondations à but scolaire ou charitable qui ne seraient pas restées entre ses mains alors même que les Associations cultuelles auraient pu se former. Ajoutons à cela que la jurisprudence du Conseil d'État se référant à l'interprétation des articles 4 et 8 n'est, pour ainsi dire, plus applicable en ce qui concerne le culte catholique, puisque les associations dévolutaires des biens que ces articles visaient n'ont pas été formées dans le délai d'un an imparti par la loi.

 

Quant aux dispositions du Gouvernement, nous reconnaissons volontiers, nos très chers Frères, qu'elles sont aujourd'hui tout autres que celles des gouvernements d'avant-guerre. Mais le Gouvernement nous ferait-il la promesse sincère de rendre définitive la jurisprudence du Conseil d'État, serait-ce pour nous une garantie suffisante que tous les droits de la hiérarchie seraient sauvegardés ainsi que le demandait Pie X ? Il y a, nous semble-t-il, lieu de faire ici la même remarque que pour les arrêts du Conseil d'État. En semblable matière, les engagements pris par les ministres actuels ne pourraient lier les ministres futurs. Il ne serait pas nécessaire de remonter très haut pour en avoir la preuve. L'auteur de la loi de 1905 avait invité les congrégations à se mettre en règle avec les prescriptions édictées et leur avait promis de faire aux demandes d'autorisation un bienveillant accueil. On ne sait que trop comment la bonne foi et la loyauté furent récompensées et comment ces demandes rendirent plus faciles les exécutions opérées sous le ministère suivant.

 

Il n’est sans doute pas hors de propos de rappeler ici le langage que tint à la Chambre un député radical-socialiste quelques jours avant le vote définitif de la loi de séparation. Il fit un saisissant parallèle entre l'Assemblée de 1791 et celle de 1905 : « L'Assemblée Constituante aussi, dit-il, protestait de ses bonnes intentions : elle affirmait qu'elle ne voulait toucher ni au dogme ni à la liturgie ». Puis, après avoir cité la parole de Camille Desmoulins s'écriant à propos des prêtres réfractaires : « S'ils s'accrochent à leurs chaires, gardez-vous de les en arracher de peur de déchirer leur tunique de lin » ; il montra comment les trois assemblées de la Révolution furent poussées par la logique aux mesures les plus violentes. « D'où vient cela, dit-il ? C'est que l'Assemblée Constituante avait cru qu'en respectant le dogme et la liturgie elle pouvait toucher à la discipline et à la hiérarchie... Ne sommes-nous pas tombés dans les mêmes défauts ? Dans l'article 4, nous n'avons pas fait de brèche à la hiérarchie catholique... Mais ce beau zèle d'orthodoxie se calma bien vite et dans l'article relatif à la constitution des Associations cultuelles, on substitua au principe monarchique de l’Eglise le principe démocratique de nos sociétés modernes » (R.O.P., 1906, p.578). Voilà bien le vice radical de la loi mis en évidence par un adversaire. Peut-on après cela s'étonner que Notre Saint-Père le Pape Pie X y ait opposé un « non possumus » absolu ?

 

On a beaucoup parlé, en ces derniers temps, des articles 4 et 8, et de la jurisprudence à laquelle ils ont donné lieu. Mais toute la loi de séparation n'est point là et nous avons notamment cru devoir citer plus haut le paragraphe 3 de l'article 19 qui place l'assemblée générale au-dessus de toute autorité, y compris celle de l'évêque. Essayera-t-on d'y remédier par le moyen des statuts ? Comment faire? Il est fort probable que les pouvoirs publics, assez bien disposés aujourd'hui, fermeraient les yeux et laisseraient élaborer des statuts-qui ne seraient pas anti-canoniques. Mais le jour où, la bienveillance cessant, d'autres voudraient appliquer strictement la loi, les tribunaux seraient bien contraints par le texte de reconnaître que nonobstant toute clause contraire, l'assemblée est souveraine et de déclarer, dès lors illégale toute association qui ne se conformerait pas à cette prescription nécessaire. Or, pour qu'une association cultuelle puisse être tolérée par l'Eglise, il faut, a dit Pie X, « qu'il conste, d'une manière légale et certaine, que les droits immuables du Pontife Romain et des évêques, comme leur autorité sur les biens nécessaires à l'Église, particulièrement sur les édifices sacrés, seront en pleine sécurité (Pie X, Lettre du 10 août 1906).

 

Il n'entre pas dans notre dessein de faire une étude complète de la loi de 1905. Nous avons seulement voulu vous mettre en garde contre certaines idées erronées que l'on a de nouveau mises en circulation sur ce point et vous montrer combien sont justifiées la condamnation portée par le pape et la défense qu'il a faite aux catholiques de former des Associations cultuelles. Nous n'ajouterons qu'un seul mot, à savoir que, contrairement au bruit tendancieux qui tend à se répandre, l'acceptation des Cultuelles n'augmenterait en rien les ressources de l'Église, ne diminuerait pas les charges qui, de ce chef, pèsent sur les fidèles et n'améliorerait pas non plus la situation précaire du clergé à moins que l'on ne fit entrer dans la loi des dispositions nouvelles. Si, en effet, l'on ne restitue pas les biens confisqués, si l'on maintient pour l'Etat et les communes l'interdiction de subventionner le culte sous quelque forme que ce soit, qu'y aurait-il de changé au système actuel sous le rapport des conditions financières ?

 

Grâce à Dieu, les catholiques de France ont, en général, compris le devoir qui s'imposait à eux au lendemain de la séparation. L'œuvre du denier du clergé a été partout organisée. Dans notre diocèse, elle nous donne satisfaction non pas sans doute au point de suffire absolument à tous les besoins, mais assez pour que nous sentions notre reconnaissance envers les fidèles qui nous ont été confiés s'accroître chaque jour et que nous regardions l'avenir sans de trop vives appréhensions. Nous ne cesserons de le répéter d'ailleurs, parce que telle est notre conviction, les cultuelles non amendées ne nous permettraient pas de recueillir un centime de plus. Les appels de votre évêque, les invitations de vos prêtres, le zèle et la probité de leurs mandataires directs vous inspirent, à juste titre, non moins de confiance que des organismes placés sous le contrôle ombrageux d'un pouvoir qui n'a pas toujours traité l'Église avec les égards et la justice qui lui sont dus

 

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Nous sommes ainsi naturellement amenés, nos très chers Frères, à traiter la seconde partie de notre lettre pastorale. La situation faite à l'Eglise et au clergé impose-t-elle aux catholiques de France des devoirs et lesquels ?

 

Le premier devoir est de raffermir leur foi en la Sainte Eglise, sans cesse combattue, toujours debout et triomphante. Une institution purement humaine aurait-elle résisté à des chocs si violents et si fréquemment répétés ? Quand Pierre tremblait au fort de la tempête, Jésus lui dit : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu doute ? » (Matth., XVI, 31)) Gardons-nous de mériter le même reproche. Témoins de la vérification constante des paroles de Notre-Seigneur : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise et les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle (Matth., XVI, 18)... Je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles (Matth., XXVIII, 20), redisons du fond de notre cœur. « Je crois en la Sainte Eglise catholique, apostolique et romaine fondée par Jésus-Christ et perpétuellement assistée par lui au point de ne pouvoir défaillir ».

 

Les catholiques doivent plus que jamais serrer les rangs autour des Chefs qui ont met mission de les conduire. Parmi les ennemis de l'Eglise, les uns ont cyniquement déclaré qu’ils voulaient détacher les fidèles de Rome, les autres, sans le dire en termes clairs et précis, ont secrètement espéré que telle serait la conséquence lointaine peut-être, mais inévitable des germes de schisme déposés dans la loi. La clairvoyance et la fermeté de Pie X ont déjoue ces calculs. Avec un ensemble et une promptitude qui ont fait l'admiration du monde, le clergé et les fidèles se sont respectueusement inclinés devant la décision du Souverain Pontife. Ils allaient ainsi à la spoliation, mais c'était le salut. Restez unis dans des sentiments d'obéissance et de piété filiale envers le Saint-Siège et vos pasteurs. Cette union vous rendra forts et vous permettra de reconquérir pour l'Eglise, votre mère, la situation et les égards auxquels elle a droit.

 

L'Eglise de France est donc restée debout, mais elle a été spoliée. De là est venue pour les catholiques l’obligation de subvenir aux besoins matériels du clergé. Nos éminents prédécesseurs ayant traité ce sujet avec toute l’autorité et l’ampleur qu’il comporte, nous nous bornerons à vous en rappeler sommairement les principes. Saint Paul les a magnifiquement exposés dans la première épître aux Corinthiens où, tout en se défendant de rien réclamer pour lui-même, il montre que le droit du prédicateur de l'Evangile à vivre de son enseignement repose sur le droit naturel et divin. « Qui jamais, dit le grand apôtre, fait campagne à ses propres frais ! Qui est-ce qui plante une vigne sans se nourrir de son fruit ? Qui est-ce qui prend soin d’un troupeau sans se nourrir du lait de ce troupeau ? Et parlé-je seulement selon les usages humains, ou la loi ne le dit-elle pas aussi ? Oui, dans la loi de Moïse, il est écrit : « Tu ne muselleras pas le bœuf qui foule le grain ». Dieu se met-il en garde des bœufs, ou n'est-ce pas, a le bien prendre, de nous qu’il parle ? Oui, c’est à notre sujet qu'il a été écrit que celui qui laboure doit le faire avec espérance et que celui qui bat le blé doit être soutenu par l’espérance d'en jouir. Si nous avons semé chez vous les biens spirituels, est-ce une grosse affaire si nous récoltons vos biens naturels ? Mais nous n'avons pas usé de ce droit. Au contraire, nous endurons tout pour ne pas mettre obstacle à l'Evangile du Christ. Ne savez-vous pas que ceux qui remplissent les fonctions sacrées vivent du temple, que ceux qui servent à l’autel ont leur part à l'autel ? De même e aussi le Seigneur a ordonné à ceux qui prêchent l'Evangile de vivre de l’Evangile (I Corinth., IX, 7-14).

 

Nos pères ayant doté l'Eglise, nos très chers Frères, vos charges se trouveraient être maintenant très réduites si le patrimoine sacré constitue par eux n'avait sombré une première fois dans la grande tourmente révolutionnaire et une seconde fois par suite de l'application des lois persécutrices de 1905, 1907 et 1908. II fallait bien demander aux fidèles de rétablir les traitements que les pouvoirs publics, au mépris de leurs engagements, refusaient de servir à nos prêtres. La plupart des catholiques, nous l'avons dit, ont compris leur devoir et, depuis 1907, l’Œuvre du denier du culte fonctionne normalement dans la France entière. Le clergé a sans doute vécu dans la pauvreté, mais il ne demande pas les richesses, le pain de chaque jour lui suffit. Il n’en est pas moins vrai que la crise économique et le renchérissement de la vie ont aggravé la situation et qu'un certain nombre de nos prêtres, dans l'impuissance où ils se trouvent de donner à une servante la nourriture et les gages qu’il faudrait, en sont réduits à se passer de leurs contours et à vaguer eux-mêmes aux soins de leur ménage. Nous souffrons, nos très chers Frères, du dénuement du clergé. Aussi, nous sommes-nous efforcé d'y remédier dans la mesure du possible et avons-nous fait augmenter la taxe paroissiale. Les appels que nous avons fait entendre ne sont pas restés sans écho et, cette année, les recettes s’élèvent à un chiffre qui n'a jamais été atteint, à savoir, 1.055.000 francs. Mais il y a dans le diocèse sept cents paroisses et un millier de prêtres environ émargent au budget. La somme recueillie, si importante soit-elle nous est indispensable pour donner un traitement annuel de 1.200 francs à tous nos curés et de 500 francs aux vicaires des paroisses moins populeuses qui sont directement rétribués par nous. C'est un minimum que nous voudrions pouvoir maintenir au moins aussi longtemps que les conditions de l’existence ne se seront pas sensiblement modifiées. Vous êtes trop sincèrement chrétiens et vous tenez trop à la présence du prêtre au milieu de vous, pour que la défiance ou une pensée de découragement vienne effleurer notre âme. Les sollicitations pressantes qui nous arrivent de toutes petites paroisses et non des plus religieuses où, à cause de l'extrême pénurie nous n'avons pu depuis la guerre, — et ce cas est heureusement rare dans notre diocèse — donner un curé sont de nature à nous tranquilliser.

 

« Oh ! de grâce, nous écrivent les maires, les conseillers municipaux et la population entière, envoyez-nous un prêtre à demeure, serait-il de faible santé, il nous le faut, sans quoi c’est le retour aux mœurs du paganisme ». Ne croirait-on pas entendre comme un écho de cette parole du bienheureux curé d'Ars « : « Laissez une paroisse vingt ans sans prêtre, on y adorera les bêtes, on l'a bien vu à la Révolution ».

 

Vans verserez donc régulièrement votre cotisation, nos très chers Frères, et vous la proportionnerez à votre situation de fortune. Vous avez peu, vous donnerez peu. Ce sera le denier de la veuve et vous savez ce que Notre-Seigneur en a dit : « En vérité cette pauvre femme a donné plus à elle seule que tous ceux qui ont précédé, car eux ont mis de leur superflu, elle a mis de son nécessaire, c’est tout ce qu’elle avait, c'est sa subsistance même qu'elle a donnée » (Marc, XII, 41-44). Si, au contraire, vous avez reçu de la Providence les dons de la fortune, ce n'est pas avec une somme modique que vous vous acquitterez de vos obligations.

 

Mais si, par les versements annuels, vous nous mettez en mesure de maintenir au niveau qu'elle vient heureusement d’atteindre l'Œuvre générale du Denier du Culte, il est un autre mode de venir en aide, surtout à la campagne, aux prêtres de vos paroisses que nous avons à cœur de vous signaler. C’est le retour à une pratique longtemps en honneur et en soi fort recommandable ; nous voulons prier des dons en nature. Sous l'ancienne loi, pour faire un sort à la tribu de Levi, entretenir le culte et assurer la subsistance des indigents, il était prélevé un impôt du dixième sur le revenu foncier et le croît des animaux. C'était la dîme. Sous la loi nouvelle, Notre-Seigneur, sans maintenir rigoureusement cet impôt, dit cependant aux Apôtres quand il les envoya prêcher l'Evangile : « Ne prenez ni or ni argent, ni aucune monnaie dans vos ceintures, ni sac pour la route, ni deux tuniques, ni chaussure, ni bâton, car l'ouvrier mérite sa nourriture (Matth., X, 9-10).

 

En vertu de ce principe et de cet enseignement, les fidèles, depuis la fondation de l'Eglise, n'ont cessé de prélever sur leurs biens la part réservée aux prêtres. Ce n'est cependant qu'à partir de la seconde moitié du VIIIe siècle que la perception s'organisa en France sous la forme d'un impôt rendu obligatoire par la sanction de l'Etat. Il en fut ainsi jusqu'à la nuit du 4 août 1789, où l'Assemblée Constituante vota l'abolition des dîmes et le rachat de certaines d'entre elles. Nous reconnaissons que la dîme a, sous l'ancien régime, donné lieu à de graves abus et nous ne sommes nullement désireux de la voir rétablir ; mais il y a dans ce prélèvement opéré sur les produits de la terre une idée conforme à la justice et à la religion dont les habitants des campagnes feront bien de s'inspirer à l’égard de ceux qui leur donnent le pain de l'âme.

 

Nous aimons, nos très chers Frères, sûr en cela de vous être agréable, à vous faire part d'un projet qui nous a été suggéré par l'affection que nous portons à nos prêtres et par la peine que nous éprouvons à ne pouvoir leur venir suffisamment en aide dans leurs vieux jours. Les anciens archevêques de Lyon y avaient pourvu an moins dans une certaine mesure par la double création d’une caisse et d'une maison de retraite. Hélas ! cette œuvre nécessaire a été, comme tant .d'autres, balayée par la tempête. Il y a encore une douzaine de prêtres hospitalisés à Vernaison, alors que cet asile pourrait en recevoir cinquante. Mais vous n'ignorez pas que les lois de séparation nous en ont dépossédé et que nous sommes impuissant à y faire admettre ceux qui, à cause de l’âge et des infirmités, ne trouveraient que là les soins que leur état réclame. Nous connaissons, entre autres, un vénérable prêtre de quatre-vingt-trois ans dont la demande d'admission a été rejetée par le Conseil général du Rhône et qui, avec la modeste pension que le diocèse lui sert, a été, pendant quelque temps, condamné à vivre seul dans ses appartements sans le secours d'aucune personne de service.

 

Nous avons eu l'occasion de dire et nous ne croyons pas qu'il soit contraire a l'union sacrée de redire que la justice intégrale exigerait que la propriété de Vernaison achetée et aménagée avec les seules ressources de nos archevêques et de nos catholiques sans que l’Etat y ait la moindre part fît purement retour à sa destination première, étant donné surtout que plusieurs centaines de prêtres, encore vivants, ont, par des versements effectués régulièrement chaque année, acquis des droits imprescriptibles à l'hospitalisation ou, à défaut, a la reprise des sommes versées. Nous avons ajouté que, quoiqu'il pût nous en coûter d'avoir à racheter notre propre bien, par nécessité et par affection pour nos prêtres, nous serions prêt à consentir ce sacrifice. Le moment nous paraît venu de mette ce dessein à exécution et nous ne croyons pas être téméraire en comptant sur votre générosité pour nous aider à le réaliser.

 

Avec notre agrément et sous notre patronage, il se fonde actuellement à Lyon, à l'instar de ce qui existe déjà ailleurs, une société ecclésiastique de secours mutuels. La Mutualité répond admirablement aux liens de fraternité qui doivent unit les hommes-entre eux, plus particulièrement les chrétiens, plus particulièrement les membres d’une même profession et nous ne craignons pas de dire, plus particulièrement encore les prêtres d’un même diocèse. Cette mutualité aura pour but d’assurer, par le moyen de faibles versements annuels puisque les prêtres sont pauvres, des allocations de vieillesse à ceux qui, après avoir dépense leur énergie au service de Dieu et des âmes, seront réduits à l'impuissance, et à ceux aussi qui, parvenus à un âge avancé, alors que les forces déclinent et ne permettent plus la même activité, voudront cependant rester sur la brèche et n'hésiteront pas à demander un poste moins chargé où, grâce à l’allocation de vieillesse, ils continueront dans une demi-retraite et sans trop voir diminuer des ressources indispensables, à exercer un ministère utile et bienfaisant.

 

Nous avons le ferme espoir que les Conseils généraux du Rhône et de la Loire ne voudront pas faire mauvais accueil aux délégués de cette société de secours mutuels quand ils se présenteront pour traiter la question du rachat de la maison de retraite de Vernaison.

 

Une société de secours mutuels, pour être prospère, doit compter dans son sein, outre les membres participants au profit desquels elle est créée, un certain nombre de membres honoraires fondateurs ou bienfaiteurs. Beaucoup de catholiques du diocèse auront certainement à cœur de jouer ce rôle en faveur d’un clergé dont ils connaissent tout à la fois et le dévouement et l’avenir peu assuré. Ce sera le moyen de suppléer à la modicité des versements effectués par les prêtres et de leur procurer, après les rudes labeurs du ministère, non l'opulence, dont ils ne veulent pas et dont nous-mêmes nous ne voulons à aucun prix pour eux, mais le calme et la paix que leurs travaux apostoliques leur auront bien mérités.

 

La loi de séparation, nos très chers Frères, n’a pas eu pour seuls effets de dépouiller l’Eglise de ses biens et de priver les curés de leur modeste traitement. Elle a, en outre, mis à leur charge les loyers des presbytères. Ils ont subi encore cette dure nécessité.

 

Mais il est de notre devoir de donner aux communes le solennel avertissement qu'étant arrivés à l'extrême limite de nos efforts, nous ne pourrions, de ce chef, accepter la moindre aggravation et que, quoiqu'il pût nous en coûter d’avoir à prendre une pareille mesure, nous ne reculerions pas, comme on a été obligé de le faire pour une ville importante d’un diocèse voisin, devant la suppression du culte si les baux étaient majorés quand ils arrivent à expiration. L'Eglise n’est pas corvéable à merci. Depuis 1905, il y a eu la guerre et il ne faut pas que l'on maintienne en honneur les pratiques du temps où les Français ne s'aimaient pas. Les Municipalités en ont assez des ressources qui leur viennent de l'ancien budget des cultes, des revenus des biens confisqués sans que quelques-unes d'entre elles veuillent battre monnaie à nos dépens.

 

Ce n'est point là de notre part, une menace mais une simple précaution, un acte de loyauté et l'accomplissement d'un devoir qui, nous voulons l'espérer, pourront prévenir de regrettables malentendus.

 

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Et maintenant, nos très chers Frères, nous espérons bien ne blesser ni les pouvoirs publics ni les adversaires de notre foi en faisant publiquement connaître quelques-uns de nos vœux, quelques-unes de nos revendications. Les catholiques ont montré qu'ils savent pratiquer le pardon des injures et qu'ils portent au plus haut point l'amour de la patrie. C'est sans arrière-pensée et sans nourrir l'espoir d'une récompense purement temporelle qu'à l'heure du danger les religieux sont revenus de l'exil, les prêtres sont partis pour la ligne de feu et que les uns et les autres, avec des milliers de soldats d'ailleurs qui ne partageaient pas leurs croyances, ont héroïquement donné leur sang sur les champs de bataille. Ils ont fait leur devoir et rien que leur devoir: Mais, en faisant ainsi leur devoir, n'ont-ils pas acquis un droit nouveau à jouir de toute la liberté que leur conscience réclame pour la pratique de leur religion ? Or, sont-ils vraiment libres si l'Église à laquelle ils appartiennent voit sa constitution méconnue et si elle ne peut acquérir le patrimoine absolument indispensable à la sécurité du lendemain ? C'est un calviniste américain qui, en revenant de France où il avait fait un séjour prolongé, disait, il y a quelques années, dans une conférence : « La conduite des libre-penseurs, maintenant au pouvoir, a ramené ces temps que la tradition historique appelle la persécution. Bien entendu, ils n'ont pas repris les méthodes surannées d'autrefois ils n'ont tué personne. Mais ils ont confisqué un grand nombre de propriétés ; ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher l'acquisition de nouvelles, et, bien que demandant pour eux-mêmes l'absolue liberté de conscience, ils ont inauguré, dans le fait, une législation qui blesse la liberté de conscience de ceux qui pratiquent ». Il terminait par cette réflexion : « Les Français croient qu'ils croient en la liberté. Ils ne paraissent pas comprendre que la liberté, dans les choses de l'âme, signifie que nous devons rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui est à Dieu (Cité par la Rev. prat. d’apol.).

 

Nous, prêtres et évêques, nous estimons avoir rendu et nous voulons rendre à César ce qui appartient à César. Qu'on nous invite — nous le ferons même sans y être invités — à rappeler aux fidèles leurs devoirs envers la famille et envers la patrie, nous serons toujours disposés à donner tout notre concours. Qu'on nous demande de ne pas combattre — nous ne disons pas la législation — mais le régime et les pouvoirs établis, nous saurons rester en dehors du terrain brûlant de la politique pure. Si jamais, ce qu'à Dieu ne plaise ! les ferments de discorde menaçaient de jeter le trouble et la révolte au sein de notre patrie bien-aimée, on nous trouverait au premier rang des défenseurs de l'ordre. Nous sommes les serviteurs les plus fidèles de l'État parce que disposés à rendre à César ce qui appartient à César, nous voulons également et avant tout rendre à. Dieu ce qui est à Dieu.

 

Nous sommes les prédicateurs de l'Évangile, Notre-Seigneur nous a confié la mission d'instruire et de sauver les âmes, toutes les âmes. Sa volonté est que tous les hommes arrivent la connaissance de la vérité : « Omnes homines vult salvos fieri et ad agnitionem veritatis venire » (I Tim II, 4). Mais nous savons aussi que sa loi n'est pas une loi de contrainte, mais une loi de liberté et d'amour. Voilà pourquoi, nous estimerons ne pas avoir achevé notre tâche aussi longtemps que ne sera pas réalisée cette unité de foi qui doit être regardée comme l'idéal des peuples et nous nous appliquerons en même temps, à obtenir ce résultat par la seule persuasion, nous gardant bien de recourir à la violence. C'est la tradition de l'Église, conformément à cette parole de saint Augustin : « credere non potest homo nisi volens », l'homme ne peut croire que de plein gré (Tract., XXVI, in Joan., n°2).

 

La forme démocratique qu'un grand nombre d'États modernes se sont donnée mise à part — ce sujet, en effet, n'est pas de notre compétence — nous est-il interdit de regarder comme supérieur au nôtre, sous de multiples rapports, le temps où la philosophie de l'Évangile gouvernait les États, où l'influence de la sagesse chrétienne et sa divine vertu pénétraient les lois, les institutions, les mœurs des peuples, tous les rangs et tous les rapports de la société civile ? « Si l'Europe chrétienne, a dit Léon XIII, a dompté les nations barbares et les a fait passer de la férocité à la mansuétude, de la superstition à la vérité ; si elle a repoussé victorieusement les invasions musulmanes, si elle a gardé la suprématie de la civilisation et si, en tout ce qui fait honneur à l'humanité, elle s'est constamment et partout montrée guide et maîtresse ; si elle a gratifié les peuples de la vraie liberté sous ses diverses formes ; si elle a très sagement fondé une foule d’œuvres pour le soulagement des misères, il est hors de doute qu'elle en est grandement redevable à la religion sous l'inspiration et avec l'aide de laquelle elle a entrepris et accompli de si grandes choses. Tous ces biens dureraient encore si l'autorité, si l'enseignement, si les avis de l'Église rencontraient une fidélité plus grande et plus constante » (Encycl. Immort. Dei, tom. II, p.33)

 

A défaut de cet accord intime que nous regardons comme l'état normal et dont nous appelons de tous nos vœux le retour, il importe au moins au bien public que, par une entente réciproque, la lutte entre les deux pouvoirs prenne fin et que, même sous le régime de la séparation si tant est qu'il convienne mieux aux temps présents, les droits de chacun d'eux soient religieusement respectés. Nous avons déjà eu la satisfaction de dire combien nous sommes heureux d'être enfin sortis de l'atmosphère de haine qui nous a tant fait souffrir et nous n'hésitons pas, an moins pour l'ensemble, à rendre hommage aux dispositions bienveillantes de ceux qui, en ces derniers temps, ont eu en mains la direction des affaires. Les relations avec le Saint-Siège ne tarderont sans doute pas à être reprises et cela au double avantage de l'Église et de la France, même si l'on ne se place, comme on a eu soin de nous en prévenir, que sur le seul terrain diplomatique. Le changement d'atmosphère peut établir un nouveau courant d'opinion et même n'est-ce pas la modification profonde produite dans les dispositions des esprits et des cœurs par les communs périls, les communes souffrances, un égal dévouement à la patrie, qui a purifié l'atmosphère ?

 

Donc, nos très chers Frères, on a beau déclarer certaines lois intangibles, nous pouvons espérer et nous espérons malgré tout que tôt ou tard, et pourquoi pas prochainement ? ces lois seront ou abrogées ou tout au moins mises en harmonie avec le souffle de justice et de liberté qui passe en ce moment sur la France. Est-il bien vrai d'ailleurs qu'il y ait des lois humaines intangibles ? Ah ! plût au Ciel que les justes lois l'eussent toujours été ! nous n'en serions pas à regretter l'existence de celles qui ont jeté le malaise, le trouble et la discorde au sein de la patrie. La Constitution de 1791, en effet, a solennellement reconnu que le budget des Cultes était une dette nationale, perpétuelle, intangible. « Le traitement des prêtres, écrit-elle, fait partie de la dette nationale et, sans aucun prétexte, les fonds de cette dette nationale ne pourront être supprimés ou suspendus ». Vous savez, hélas ! ce qui est advenu d'une intangibilité aussi solennellement déclarée.

 

L'Amérique a connu, elle aussi, dies Associations cultuelles qui ne faisaient pas à la hiérarchie la part qui lui revient et, pendant une bonne partie du dernier siècle, l'Église catholique, du fait de ces associations, y a été en butte aux divisions et aux menaces de schisme. Les évêques ont lutté, la cause de la liberté a triomphé et aujourd'hui, sous le régime du droit commun, l'Église, sans danger pour sa constitution et les droits de la hiérarchie, y acquiert, possède et administre librement les biens nécessaires à sa conservation et à son extension. Il en est de même au Brésil où la séparation a suivi le régime concordataire mais où l'Église jouit également d'une entière liberté. S'il entrait dans notre dessein de poursuivre une étude comparée des diverses législations en matière cultuelle, nous verrions que dans des États protestants, comme l'Angleterre et la Hollande, c'est le régime de la liberté qui prévaut et que, sous ce rapport, la France, loin de marcher à la tête des nations, est tout au contraire l'une de celles qui font aux catholiques le sort le plus injuste et le plus dur.

 

Ce n'est pas, nos très chers Frères, que nous nous refusions à mettre les laïques au courant de notre gestion financière, ni même à leur donner une part dans l'administration de nos biens.

 

Non, ce que l'Église demande, c'est que l'autorité appartienne, au moins en dernier ressort, aux évêques et aux curés au temporel comme elle doit leur appartenir sans conteste au spirituel. Le Code ecclésiastique, récemment publié par Sa Sainteté, le Pape Benoît XV, règle que l'évêque doit veiller à la bonne administration des biens d'église situés sur toute l'étendue de son diocèse et qu'à cet effet, il doit s'entourer d'un Conseil, dont il sera lui-même président de droit et qui sera composé d'hommes compétents, dont quelques-uns au moins experts en matière de législation civile. Outre ce Conseil diocésain, il doit y avoir pour chaque paroisse un Conseil spécial, dont pourront faire partie des laïques, mais à condition que l'administration des biens s'exerce au nom de l'Église et que l'évêque garde le droit de visite, de contrôle et d'organisation (can. 1520 et 1521). Les membres distingués de nos Conseils juridique et financier sont là pour attester que nous ne prenons jamais une décision importante sans recourir à leurs lumières. Nous saisissons volontiers l'occasion qui nous est offerte aujourd'hui de leur adresser un public hommage de reconnaissance pour l'aide puissante et appréciée qu'ils ne cessent de nous prêter. Mais au moins faut-il que les règles prescrites par le Code puissent être observées et que l'on ne soit pas exposé à voir déclarer illégaux les actes de gestion financière accomplis en conformité avec ces prescriptions. Or, nos jurisconsultes sont unanimes à penser que, nonobstant les arrêts du Conseil d'État et de la Cour de Cassation, la loi de1905 ne paraît pas nous donner la sécurité, nécessaire au point de vue du respect des droits de la hiérarchie. Ils estiment communément que le problème ne serait plus insoluble dans le cas où l’on étendrait la capacité des Associations déclarées de 1901 comme la loi du 12 mars 1920 l’a fait pour les syndicats. Il nous faut un droit commun assez large pour que l'Église et avec elle les associations de toute nature à but religieux, philosophique, charitable, social ou même purement récréatif, puissent librement évoluer conformément à leurs principes, celles-là seules étant exceptées qui troubleraient l'ordre public. Faisons-nous un mauvais rêve pour la France quand nous souhaitons la voir se mettre au niveau — nous voudrions même que ce fût à la tête — des nations vraiment libres et sagement organisées ?

 

La France, nos très chers Frères, a combattu victorieusement pour la cause de la justice et du droit ; vous savez au prix de quels sacrifices, mais vous savez aussi quelle auréole de gloire a rejailli sur elle. Son prestige a grandi dans le monde. Puisse-t-il s'accroître encore par le maintien de cette union sacrée qui l'a rendue si forte au cours de la guerre ! La révolution sociale menace la plupart des États, la lutte de classes arme les citoyens les uns contre les autres et là où il y avait hier l'abondance et la prospérité, il y a aujourd'hui la disette, la désolation et la mort. Notre pays est l'un de ceux qui semblent le mieux résister au torrent dévastateur. Veut-il ne pas être emporté par la vague de désordre, d'immoralité et de haine ! qu'il revienne à la religion d'ordre, de pureté et d'amour ! C'est ce que disait, il y a environ un mois, aux applaudissements de tous, avec des accents d'une conviction profonde, un député du Rhône (M. Lemail à l’Assemblée des trois fraternités des Petites Sœurs de l’Assomption) dans un magnifique discours adressé à une belle assemblée d'employés et d'ouvriers. Après avoir fait devant son sympathique auditoire un tableau saisissant des graves dangers que la Société court à cette heure, il ramenait l'espérance dans les cœurs en déclarant que les pouvoirs publics, dont la bonne volonté est indéniable, se garderaient bien désormais de combattre cette grande force qu'est le catholicisme et qu'au lendemain de la reprise des relations avec le Saint-Siège, l'Église libre et l'État souverain sans rien abandonner de leurs droits respectifs, arriveraient, par des voies différentes, à faire régner la concorde et à favoriser le progrès. Cette espérance est la nôtre. Dieu fasse qu'elle ne soit point trompée et que le double amour que nous portons à l'Église et à la France soit également satisfait.

 

21 Janvier 1021