Cardinal
Maurin aux Ouvriers et Ouvrières catholiques
du
Rhône et de la Loire
1918
APPEL
DE
SON ÉMINENCE LE CARDINAL MAURIN
Archevêque de Lyon et de Vienne
aux Ouvriers et Ouvrières catholiques du Rhône et de la Loire.
CHERS TRAVAILLEURS,
Par la miséricordieuse
protection de Dieu et grâce à l’héroïque et persévérante énergie de nos
soldats, nous sommes enfin délivrés de l’horrible cauchemar qui, pendant plus
de quatre ans, nous a fait passer par les plus cruelles angoisses. Aux maux et
aux douleurs de la plus sanglante des guerres vont succéder les douceurs et les
bienfaits d'une paix glorieuse. Notre bien-aimée patrie est appelée à goûter
une ère nouvelle de grandeur et de prospérité, si, dans le monde du travail, la
haine destructrice, qu'on a si longtemps prêchée, cède la place à l'amour
créateur instamment recommandé par le Maître dans son Evangile : « Aimez-vous les uns les autres. »
Notre-Seigneur Jésus-Christ
est venu sur la terre pour racheter et sauver tous les hommes. Mais il a
témoigné aux humbles et aux pauvres un amour de prédilection. Il les a
particulièrement invités à venir à lui. « Venez à moi, vous tous qui travaillez et qui êtes accablés sous le
poids et je vous soulagerai ». Au désert, il a eu pitié de la foule
et, pour elle, il a multiplié miraculeusement les pains et les poissons.
L’Eglise, héritière de la
mission du Sauveur, a également hérité de sa miséricordieuse compassion et de
son ardent amour pour les classes laborieuses. A peine fondée, en dépit des
persécutions, elle est venue au secours de toutes les misères. Au temps de son
triomphe, elle a favorisé la création des œuvres d’assistance et organisé le
travail. Les anciennes corporations chrétiennes ont rendu à la société
d'éminents services. La Révolution a eu le grand tort de détruire au lieu de se
borner à corriger les quelques abus qui s'y étaient glissés par suite de la
malice des hommes. Elle a eu le grand tort de substituer au travail organisé
cet individualisme et cette liberté outrancière si préjudiciables aux intérêts
de la classe ouvrière. C'est de là que sont nés la plupart des abus dont elle a
tant souffert au siècle dernier.
L’Eglise a de nouveau élevé
la voix, et, dans une mémorable Encyclique, le pape Léon XIII a éloquemment et
énergiquement protesté contre la situation d'infortune imméritée où se sont
trouvés réduits, en si grand nombre, les hommes des classes inférieures. Les
évêques ont fait écho à la parole du Chef de la chrétienté. Quoi d'étonnant,
chers travailleurs ! Au jour de leur sacre, ne promettent-ils pas de prendre
tout spécialement sous leur protection les humbles et les faibles ? « ‑
Promettez-vous, dit à l'élu le prélat consécrateur, d'être doux et
miséricordieux pour les pauvres, les étrangers et tous les malheureux ? ‑
« Je le promets », répond
le consacré.
Je ne pouvais ne pas me
rappeler cet engagement solennel quand, au début de la grande guerre, j'ai vu
couler les larmes de pauvres travailleuses qui se désolaient à la pensée d'être
bientôt condamnées au chômage et à la famine. Je résolus de les secourir et je
bénirai toute ma vie la Providence de m'avoir permis, avec l'aide puissante de
chrétiennes à l’âme haute et au cœur bon et généreux, de donner, pendant de
très dures années, du travail et du pain à des milliers de femmes et de jeunes
filles dont la reconnaissance m'a profondément touché et dont le souvenir me
reste cher.
Appelé par la confiance du
Souverain Pontife à gouverner le diocèse de Lyon, où l'industrie est en honneur
et en pleine activité, il m'a semblé qu'il était de mon devoir de porter un
particulier intérêt aux Œuvres et Associations ouvrières. J'ai donc préconisé
la création de Syndicats catholiques, d'écoles professionnelles, d'ateliers
d'apprentissage, de Coopératives et de Mutualités.
J'estime, chers
travailleurs, que l'avenir de notre bien-aimée patrie dépend, pour une large
part, de la nature des rapports qui seront établis entre le capital et le
travail, ces deux facteurs essentiels de la production.
Vous ne pouvez, en
conscience, donner votre adhésion à des organisations ouvrières, telles que les
Syndicats socialistes et la Confédération générale du travail, qui portent
atteinte au droit de propriété, font, dans leurs Congrès, leurs livres, leurs
journaux, la guerre à Dieu, à l'Eglise, à la religion et prêchent la lutte des
classes, du prolétaire contre le patron, du travail contre le capital.
Le catholicisme, au
contraire, veut rétablir la paix, l'union, l'harmonie entre les classes
sociales. L'isolement étant un élément de faiblesse pour l'ouvrier, je vous
exhorte instamment à vous grouper dans des syndicats catholiques formés par
catégories de professions similaires et s'inspirant dans leurs études et
revendications, de la doctrine sociale évangélique et des enseignements de
l'Eglise.
Je sais que vous vous
heurterez à l'opposition de certains camarades de travail. Ceux qui ont
constamment le mot de liberté à la bouche l'entendent de façon qu'ils soient
seuls à pouvoir en user et ils sont les pires des tyrans quand il s'agit de la
liberté d'autrui. Vous aurez, chers travailleurs catholiques, le courage de vos
convictions. Vous revendiquerez hautement une liberté à laquelle vous avez un
droit incontestable. Vous vous efforcerez d'améliorer votre situation en
suivant les principes et la voie qui vous paraissent les plus conformes à la
justice et à vos vrais intérêts.
Sans doute, selon la parole
de Notre-Seigneur, cherchez avant tout le royaume de Dieu, rappelez-vous que le
bonheur absolu ne se rencontre pas ici-bas, que l'âge d'or d'où la douleur est
exclue est une chimère. Mais ces grandes vérités reconnues et loyalement
acceptées, il n'en reste pas moins que, conformément à la doctrine de saint
Thomas d'Aquin, le grand théologien du XIIe siècle, un minimum de
bien-être est nécessaire à la pratique de la vertu, il n'en reste pas moins que
l'ouvrier n'est pas une vulgaire machine, que le prix de son travail ne peut être
soumis à toutes les fluctuations au marché et suivre strictement les lois de
l'offre et de la demande.
Chers travailleurs,
l’Eglise marchera toujours avec vous quand vos revendications seront justes.
Pour les faire prévaloir, pour améliorer votre situation, gardez-vous de
recourir au socialisme d'Etat. Rien ne serait plus dangereux. Le rôle de l'Etat
est de protéger les droits, d'aider les intérêts, de réprimer les abus, mais
non de se substituer à l'initiative privée. C'est surtout par l'organisation de
la profession, par la collaboration des patrons et des ouvriers que l'on
parviendra à établir les règles équitables donnant la juste mesure du salaire
et let-mettant au travailleur de mener une vie vraiment humaine.
Je sais que, sous la
généreuse impulsion d'une âme d’apôtre, des patrons catholiques des régions
dauphinoise, lyonnaise et stéphanoise s'appliquent à la réalisation de cet
idéal. Ils viennent de fonder, au sein de l'Union fraternelle de Lyon, une
section industrielle dans le but de solutionner conformément à la doctrine
sociale catholique les graves problèmes qui agitent le monde du travail. Si
vous aviez assisté, chers travailleurs, à la réunion qui s'est tenue à Lyon,
rue Neuve, 23, le dimanche 27 octobre, et où l'on nous a dit comment a été
solutionnée à Grenoble la question du salaire familial, que l'un de nos
économistes éminents a mieux aimé et plus justement, semble-t-il, appeler
sur-salaire, vous auriez constaté qu'un bon nombre de patrons, et j'aime à
croire que c'est la grande majorité, loin d'être les ennemis de l'ouvrier,
sont, au contraire, ses vrais et meilleurs amis. Vous n'ignorez pas que la
morale naturelle et chrétienne et le patriotisme imposent à l'ouvrier marié le
rigoureux devoir de ne pas s'opposer à la génération des enfants. Mais les
enfants mis au monde, il faut les nourrir. Il importe donc que la profession
s'organise de telle sorte que le patron bien intentionné puisse, sans courir le
risque d'une concurrence désastreuse, donner à ses ouvriers mariés et pères de
famille un salaire proportionné au nombre d'enfants dont ils ont la charge. En
vertu d'une entente établie entre tous les patrons métallurgistes de la région,
ce progrès a pu, tout dernièrement, se réaliser à Grenoble. Puisse-t-il se
réaliser bientôt à Lyon; à Saint-Etienne et dans toute la France pour toutes
les professions.
Les patrons catholiques se
préoccupent également à juste titre de la situation créée à la femme par le
travail de l'usine. La place de la femme est au foyer pour les soins du ménage
et l'éducation des enfants. Si les exigences de l'industrie moderne ou des
besoins impérieux l'arrachent parfois à ce cadre naturel, au moins faut-il user
à son égard de toutes les garanties auxquelles lui donnent droit la faiblesse
et la délicatesse de son sexe et sa qualité de jeune fille, d'épouse ou de
mère.
Je m'appliquerai, chers
travailleurs, à favoriser de tout mon pouvoir ce qui peut contribuer à
l'amélioration de votre bien-être. Je viens de fonder une Coopérative d'achat
pour nos maisons d'éducation. En nous adressant directement aux producteurs,
nous réaliserons des bénéfices dont une partie ira, c'est de toute justice, aux
coopérateurs eux-mêmes et dont l'autre part servira pour les œuvres sociales.
Il existe à Lyon, dans le
Rhône et dans la Loire, un certain nombre de Mutualités catholiques qui ont
fait leurs preuves. Je vous exhorte vivement à y donner votre adhésion. Vous
trouverez là de précieux avantages en cas de chômage ou de maladie. Il ne faut
pas que, par des créations nouvelles inopportunes, on nuise à des œuvres
similaires en plein fonctionnement. Toutefois, s'il y a lieu après étude, je ne
m'interdis pas de créer d'autres Mutualités répondant à des besoins nouveaux,
ou tout au moins de demander à des Mutualités déjà existantes des améliorations.
Il est une question qui me
préoccupe tout particulièrement : celle des retraites ouvrières. Les lois y ont
pourvu dans une certaine mesure. Cette mesure est-elle suffisante ? Je ne le
pense pas. Il faut donc que la profession et la charité privée suppléent à
l'insuffisance des pensions de retraite. Un ouvrier, réduit à l'impuissance par
l'âge, les infirmités ou les accidents du travail, doit pouvoir vivre
convenablement au sein de sa famille sans qu'il se considère pour elle comme
une charge trop lourde. Sans doute, chers travailleurs, c'est à vous d'abord
qu'il appartient par de sages économies, d'être les prévoyants de l'avenir.
D'autre part, les fils bien nés regardent toujours comme un honneur, en même
temps qu'un devoir, de nourrir leurs vieux parents. Mais ce double devoir
n'exclut pas les autres. Il est juste que la profession d'abord, les détenteurs
des biens de la fortune ensuite prennent également leur part. Je prévois donc,
dans la constitution de nos œuvres sociales, une majoration des pensions de
retraite.
Les ouvriers qui ont de la
famille vivront avec les leurs jusqu'à la fin de leurs jours. C'est l'ordre
voulu par Dieu. Mais les ouvriers isolés seront-ils abandonnés à leur sort ?
Vieux ou infirmes, ils ne peuvent avec une retraite de quelques centaines de
francs mener une existence douce ou même simplement convenable. Il ne leur
reste alors qu'à se résigner à une vie triste et misérable ou à solliciter leur
admission dans un hospice départemental dont l'entrée est le plus souvent,
comme à Lyon, interdite au prêtre et d'où, pratiquement au moins, par la plus
odieuse et la plus criante des injustices, est exclu le droit de vivre et de
mourir en chrétien. Je sais bien que les admirables Petites Sœurs des Pauvres
ouvrent largement leurs asiles aux vieillards de l'un et l'autre sexe. Mais ces
maisons sont uniquement destinées à recevoir ceux qui sont dépourvus de toutes
ressources. Je voudrais donc créer en faveur des ouvriers catholiques isolés, vieux
ou invalides, hommes et femmes, qui ont réalisé quelques économies, mais dont
les ressources sont insuffisantes, des pensions de famille séparées où,
moyennant une somme modique, ils pourraient trouver toute satisfaction légitime
pour les besoins de l'âme et les besoins du corps.
En m’adressant aux
travailleurs je n’ai pas seulement en vue les ouvriers des usines. Ma pensée se
reporte également et avec une respectueuse reconnaissance sur les professeurs
de nos écoles catholiques qui pour l'accomplissement de leur haute mission ne
reçoivent le plus souvent dans toute la rigueur du mot qu’un traitement de
famine et dont la situation me préoccupe au plus haut point.
Je m'arrête, chers
travailleurs, je viens de vous ouvrir mon cœur et de vous faire connaître
quelques-uns de mes projets. L'œuvre est grande. Je compte, pour la réaliser,
en même temps que sur votre bonne volonté, sur le secours de la Providence et
la générosité bien connue des catholiques du diocèse de Lyon.
Recevez, chers ouvriers et
chères ouvrières, l'assurance de mon respectueux et paternel dévouement en
Notre-Seigneur.
‡
L.J. Card. MAUR1N, Arch. De
Lyon.
Les travailleurs qui
désirent faire partie de nos syndicats catholiques, pourront s'adresser
— à Lyon, les ouvriers, 3,
rue de Crémieu, les ouvrières, 6, rue des Capucins
— à Saint-Etienne, 25, rue
Michelet.
SOURCE : Semaine religieuse du diocèse de Lyon,
22 Novembre 1918., pp.401-404