L’abbé NOIROT
1793-1880
Joseph,
Mathias NOIROT est aujourd'hui inconnu, sauf de quelques spécialistes.
Professeur de philosophie, il n'a rien publié : cours, sermon ou correspondance,
on ne possède pas une ligne écrite de sa main. Mais on ne peut ouvrir la
biographie d'un lyonnais un peu marquant, né entre 1810 et 1835, sans y noter
qu'«il fut l'élève de l'abbé NOIROT»
; les exceptions sont rares.
Né
dans la Haute-Marne, prêtre en 1817, il fut deux ans vicaire avant d'entrer
dans l'enseignement public où il exerça, dans divers collèges communaux et
royaux, les fonctions d'aumônier et de professeur de philosophie. C'est à ce dernier titre qu'il arriva,
en octobre 1827, au collège royal de Lyon (le Lycée Ampère), où il devait
demeurer jusqu'en mars 1852.
D'emblée,
les élèves furent conquis par un enseignement peu banal. On ne peut même pas
dire qu'il leur enseignât la philosophie : ses efforts tendaient à leur
apprendre à vivre en hommes d'action éclairés par une pensée droite et
cohérente. Pas de leçons magistrales : le cours commençait par un bref résumé,
dicté, destiné à servir de mémento, suivi d'une autre dictée de quelques
phrases interrogatives s'enchaînant les unes les autres, et la vraie séance
commençait. L'abbé interpellait un élève, puis un autre, lui demandant de
répondre à la première question, exigeant sur la clarté de la pensée, aidant au
besoin à la formuler, s'assurant que le sens de chaque notion était saisi.
Pourchassant le vague, l'à-peu-près, le raisonnement boiteux, le dialogue
pressant visait à obtenir de l'élève l'effort par lequel celui-ci extirpait du
fond de lui-même la pensée qui s'y trouvait confusément, pour la mettre en
ordre et l'exposer clairement. Il le conduisait à rejeter la pensée informe et
le contresens et à goûter la recherche du vrai. Par moments, des
improvisations, des digressions fusaient, fulgurantes, illuminant le dialogue.
Refusant
de s'agréer à aucune
école philosophique, il apprenait à penser par soi-même, à penser juste, par la soumission
objective aux faits incontestables et par la rigueur du raisonnement, ne
faisant pas mystère de sa confiance absolue dans l'union parfaite entre la
raison et la foi chrétienne. Il indiquait les auteurs à lire et s'assurait
qu'ils avaient été lus et compris: les anciens comme les modernes, MAISTRE et
BALLANCHE aussi bien que COMTE. Conscient que la philosophie doit aider à guider la vie, il ouvrait l'esprit de
ses élèves sur les grands problèmes du monde de leur temps : en politique, en
économie, toute sa sympathie allait vers la liberté, mais il la fondait sur la
liberté intérieure conquise par chacun dans l'effort sur soi-même, ce qui ne
garantissait pas son adhésion à n'importe quel système démocratique. En pionnier, il conçut
même et dispensa un enseignement facultatif d'économie politique : la liberté
du commerce, le
droit de propriété sous condition, l'alliance du capital et du travail, la confiance dans les
progrès de la technique y étaient autant de points d'application de ses idées
générales sur l'homme.
Vénéré
de ses élèves (le préféré fut OZANAM), il les attirait de loin : entre 80 et 100, selon les années, se pressaient à ses
cours, même s'ils n'étaient
pas tous en mesure d'en
tirer le meilleur profit. Ses pairs l'admiraient, et il fut souvent sollicité
pour des postes plus en vue. Finalement nommé inspecteur général en 1852, puis recteur
d'académie à Lyon en 1854, il réussit mal en ces fonctions administratives pour
lesquelles il n'était pas fait. La retraite, prise en 1856, lui permit de
terminer ses jours à Paris, où il alla aider les étudiants du Cercle du
Luxembourg à accéder à la sagesse philosophique. La dernière évocation qu'on
ait de lui le montre, âgé de 77 ans, poussant des brouettes de terre pour aider
aux travaux de défense contre les Prussiens pendant l' «année terrible».
Outre
cette figure peu commune de «Socrate chrétien», comme on l'appela, il présente un exemple intéressant de
prêtre inséré dans l'appareil
d'Etat et voulant jouer loyalement le difficile jeu concordataire.
L'Administration des Cultes considérait l'Eglise comme un des grands corps de l'Etat, et les prêtres
diocésains comme des fonctionnaires ; de son côté, l'Eglise tentait d'utiliser le Concordat pour
ramener le catholicisme, en dépit des lois, au rang de religion d'Etat. Du jour
où il fut entré dans l'Université, l'abbé NOIROT porta des vêtements laïcs (toutefois, sans
cravate) : cela, pour montrer qu'il était loyal fonctionnaire, mais en tant
qu'homme, non comme prêtre ; sa philosophie ne se présentait pas au nom de
l'Eglise. D'autre
part, cet homme était chrétien, et estimait n'avoir pas à le cacher : il
commençait chaque cours en récitant le Veni
sancte Spiritus, à
genoux au pied de la chaire ; mais c'est par le seul usage de la raison qu'il cherchait à conduire l'intelligence
de ses élèves jusqu'à Dieu. Quand il eut pris sa retraite, il reprit aussi la
soutane. Un tel respect de la mission et de l'autonomie de l'Etat ne fut
sûrement pas sans influence sur le catholicisme libéral de son temps.
Henri HOURS
Eglise à Lyon, 1997, n°6