lettre pastorale du Cardinal Renard
1974
Libération humaine
et Salut par la foi en Jésus-Christ ou l’Homme libéré par le Christ Sauveur
« Si donc le Fils vous libère, vous serez vraiment libres » (Jn. 8, 36)
I.- POSITION DU PROBLEME
Survol d'idées et de faits
Le thème de la
libération est familier à l'homme d'aujourd'hui. Le vocabulaire a varié depuis
près de deux siècles : alors - et c'était la Révolution française - on
affirmait simplement la liberté, parce que la Bastille était prise. Maxence Van
der Meersch, romancier célèbre il y a trente ans,
mettait en exergue aux deux volumes de « Corps et âmes » : « Enchaîné en toi-même,
qu'un amour t'emporte ! » Il s'agissait d'une certaine libération, la moins
réclamée, celle de soi-même. Aujourd'hui, on dit que l'homme veut se libérer,
ou, s'il n'y pense pas, qu'il faut le libérer : en fait, il s'agit moins de son
cœur, comme s'il était « maître de lui-même comme de l'univers », que
des servitudes économiques, sociales, politiques. Aujourd'hui, on parle de la
libération de la femme : par ex. : on veut dire qu'elle doit être libérée de la
grossesse par la contraception et l'avortement, et du mariage, par le divorce
ou l'union libre. Il arrive aussi qu'on entende dire que le prêtre doit être
libéré du célibat ; que, dans l'Eglise, il faudrait être libéré de dogmes dans
la Foi, de normes en morale et de règles en liturgie, et ne relever que de la
liberté de l'Esprit-Saint ; on oublie parfois qu'Il a été essentiellement
promis et envoyé par le Christ à son Eglise,
et qu'on ne Le reconnaît pas sans Le
discerner de ses contrefaçons : « Les prophètes, vous les reconnaîtrez à leurs fruits.
» (Mt 8, 15)
Ce survol rapide d'idées et de faits suggère combien la
libération est une aspiration moderne : on la respire comme l'air, sans se
demander si l'air est pollué : mais la libération est un maître mot, dont on ne
pressent guère, en ces temps d'intelligence critique, qu'il peut être piégé.
Aussi, pour éviter autant que possible les théories
abstraites sur les thèmes - d'ailleurs très légitimes - de libération, évangélisation, humanisation, christianisation
(Si l'on jette un regard sur l'histoire de la pensée, on situe mieux le
problème actuel : libération et salut. Qu'on sache au moins, que depuis trente
ans, en France notamment, on a successivement posé le problème de
l'humanisation et de la christianisation (« Jeunesse de
l'Eglise »), puis du -développement
et de l'évangélisation ; aujourd'hui
les deux pôles sont libération humaine et salut en Jésus-Christ. Les positions
des questions théologiques dépendent - en partie - des
situations historiques), je centrerai plutôt ces réflexions
sur l'homme libéré par le Christ. Ainsi posé, le problème offre une chance
d'être plus concret.
Définitions de dictionnaire
Un peu éberlué par le tourbillon des libertés qui veut
emporter l'humanité on ne sait où, j'ai consulté un dictionnaire courant pour
élèves du second cycle, au mot libérer : j’y ai rencontré de multiples sens
voisins, à l'image sans doute du langage de notre temps : libérer, dégager
d'une entrave, d'une contrainte, décharger d'une dette, d'une obligation,
délivrer de l'ennemi, de l'erreur, etc. Au fond, libérer, c'est sortir d'une
servitude, voire d'un esclavage. On voit bien d'où peut et doit sortir la
liberté, mais on ne voit pas trop où elle peut et doit mener. On secoue un
joug, mais on ne sait pas - tout au moins d'après les significations données
aux mots - pourquoi faire. C'est la réflexion célèbre de Sartre: « Nous voici condamnés à être libres ? Mais pour quoi faire ? » Ricœur,
dans un esprit plus positif, écrit : « Ce dont manquent le plus les hommes, c'est de
justice certes, d'amour sûrement, mais plus encore de signification.
L'insignifiance du travail, l'insignifiance du loisir, l'insignifiance de la
sexualité, voilà les problèmes sur lesquels nous débouchons », Le sens, c'est la signification et la direction :
Saint Augustin déjà le cherchait - et avec quelle ferveur ! - ; il l'avouait à
Dieu : « Je suis devenu pour moi-même, sous vos yeux, une énigme. » (Conf.10) Quelle est donc l'ultime finalité de l'homme selon
le Christ ? Parole incarnée, il est et révèle le sens de la, vie: il est le
prophète du sens.
Liberté des enfants de Dieu
Nous avons besoin de la lumière de l'Esprit du Christ
pour que « la
Parole de Dieu ne soit pas enchaînée » (2 Tim 2, 9), en notre projet de la
liberté chrétienne, celle de toujours, car « le Christ nous a libérés pour la
liberté » (Ga, 5, 1), celle d'aujourd'hui, où une certaine liberté
revendique de se passer de Dieu ou, au moins, de ses commandements. La Christ a
payé de sa vie notre accession à la liberté. Ecoutons
encore Saint Paul situer notre travail : « La
création doit être libérée de l'esclavage de la corruption pour connaître la
glorieuse liberté des enfants de Dieu : présentement encore, la création gémit
dans les douleurs de l'enfantement. » (Rm 8, 21-22).
Seule, la Toute-Vierge a accueilli, du Christ, la totale liberté d'enfant de
Dieu : immaculée, sans tache, elle est libre d'aimer de tout son cœur, car son
cœur n'est pas partagé par le péché. Si l'accession à la liberté chrétienne est
ainsi laborieuse et douloureuse, on ne s'étonnera pas de trouver quelque âpreté
et austérité en ces réflexions, d'autant plus qu'elles ne peuvent pas être
intemporelles. Il est impossible de parvenir à la liberté du Christ par un
accouchement sans douleur : le tranquillisant serait un leurre ; c'est toujours
une peine, une pénitence que de briser des chaînes, celles du péché en nous !
Mais le chemin de la liberté du Seigneur est exaltant :
écoutons l'appel de Saint Paul : « Le Seigneur, c'est l'Esprit, et là où
est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté. » (2 Co 3, 17)
II. - SONDAGES
D'EVANGILE
Ainsi,
afin de dépasser les campagnes pour la liberté et les définitions de mots -
celles-ci aussi imprécises que celles-là - éclairé par Saint Paul, je me suis
tourné vers le Livre de vie, celui de la Bonne Nouvelle, l'Evangile... Certes,
je ne vais point le résumer, il ne se résume pas ; et je rendrais fade le livre
qui a la saveur rigoureuse et tendre du Christ-Dieu ; on ne peut savourer
l'Evangile que si on le goûte soi-même ; je me permets donc de vous y renvoyer
pour y chercher la liberté qui vient du Sauveur. J'ai donc pratiqué le sondage
de l'Evangile: il en vaut bien d'autres sur « l'homme politique qui a le
plus d'avenir » ou sur « la lessive qui détache le mieux tous les tissus » ou sur
« le fromage préféré des gendarmes et des curés », etc. Ce sondage est,
bien sûr, limité, mais il voudrait au moins situer la liberté ou la libération
par rapport au Christ, Maître de vérité et de vie ; c'est volontairement que je
prends ces deux mots pour définir Jésus, par souci de lui être fidèle, par
volonté de ne pas disjoindre ce que Lui-même a uni, alors qu'il y a de nos
jours des insistances partielles et appauvrissant es, sur la seule vérité ou la
seule vie. Car on peut trahir l'Evangile tout en se réclamant de lui, pour
l'approprier à sa propre thèse, avec de faciles morceaux choisis. Le Christ
disait de Lui-même : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie » (Jn 16, 6). Saint Jean, le meilleur connaisseur du Christ,
car il Le voyait avec « les yeux du cœur » - c'est tout autre chose que
l'étude de la raison raisonnante - présente toujours le Christ comme
« Lumière et Vie » ; il va même jusqu'à synthétiser
Jésus en une seule définition, dans l'explosion amoureuse de
foi au Christ qu'est le tout début de sa première Epître : « Ce qui était
dès le commencement... Ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché
du « Verbe de vie »… nous vous l'annonçons » : le Christ, c'est « le Verbe de Vie », la Parole de Vie, la Vérité de Vie.
Pourrions-nous appauvrir Jésus dans la seule Vérité ou la seule Vie ! Nous
serions alors assez inaptes à entendre ce qu'Il pourrait nous dire de la
liberté ou plutôt de la libération. On devient libre ! La liberté est une
conquête bien plus qu'une possession.
Libération du pécheur et du paralytique
Passons donc à notre sondage évangélique ! J'ai commencé par
Saint Matthieu, puisqu'il est le premier de nos évangélistes dans notre Bible :
j'ai rencontré la guérison du paralytique (9, 1-8). On apporta à Jésus un
paralytique étendu sur un lit : « Voyant
leur foi, Jésus dit au paralytique : « Confiance,
mon enfant, tes péchés te sont remis. » Quelques scribes se dirent par
devers eux : « Il blasphème... » Nous
connaissons bien ce passage de l'Evangile (qui est aussi dans Saint Marc et
Saint Luc), peut-être trop bien, car ce qui est devenu habituel perd tout son
relief, voire même tout son sens : une âme tout à fait habituée à Jésus et à
son Evangile court le grand risque d'être une âme « finie » elle reste telle qu'elle est, elle ne
progresse plus : au spirituel, il y a aussi des « demeurés » ; faut-il dire
avec l'Apocalypse : « des tièdes que le
Seigneur vomit de sa bouche » ? (Ap 3, 16).
La première parole que Jésus dit au paralytique, c'est: « Courage ! tes
péchés te sont remis ! » Evidemment elle tombe comme un aérolithe dans une
basse-cour qui, après son premier émoi, se met à caqueter et à criailler. Des
scribes - des gens « savants », - des
pharisiens - des gens vertueux et qui le savent – pensent « qu'il blasphème : qui peut remettre les
péchés sinon Dieu seul ? » (Lc 5, 28).
Jésus est en effet allé à l'essentiel : on lui demande de guérir un paralysé,
avec une grande confiance, car on a laborieusement descendu l'infirme par le
toit (Mc 2, 3), et voilà qu'il dit qu'il lui pardonne ses péchés. L'action du
Christ ne prend ni détours ni plans inclinés, qui vous mènent savamment du
temporel au spirituel : « Voyant leur
foi, il pardonne les péchés. » Il ne les fait pas attendre, il leur donne
plus qu'ils ne pensaient, mais autre chose auquel ils ne pensaient pas. En quoi
le Christ s'affirme Sauveur du péché de l'homme, d'emblée, car « il est
venu pour sauver ce qui était perdu » (Mt 18, 11). Il libère de la
servitude du péché, la plus fondamentale, de laquelle dépendent beaucoup
d'autres, économiques et charnelles. Il s'arroge le pouvoir de Dieu : les
docteurs et les vertueux savent au moins avec raison que Dieu seul peut
pardonner les péchés, car ils sont toujours, quels qu'ils soient, des
désobéissances à sa volonté!
Alors Jésus leur dit, car il lit au-dedans : « Pourquoi ces mauvaises réflexions en vos
cœurs: quel est donc le plus facile de dire : «
Tes péchés te sont remis » ou de
dire: « Lève-toi et marche »? Eh
bien! pour que vous sachiez que le Fils de l'homme a le
pouvoir sur la terre de remettre les péchés, lève-toi, dit-il au paralytique,
emporte ton grabat et va-t-en chez toi ».
« Et emportant tout ce sur quoi il gisait, il rentra chez lui en glorifiant
Dieu. Tous furent saisis de stupeur et ils louaient Dieu. Ils furent remplis de
crainte et ils disaient : « Nous en avons vu de drôles aujourd'hui. » (Lc 5, 24-26) De drôles ! pensez
donc ! Un homme qui libère du péché, dont c'est le premier souci, car c'est la
première misère ! Un homme qui pour prouver qu'il est Libérateur de l'homme
pécheur comme s'il était Dieu, libère de la paralysie physique ! On lui
demandait une libération temporelle, il répond d'abord par une libération
spirituelle - car le péché est la racine de tous les maux - sans pour autant se
désintéresser de la libération temporelle, comme s'il voulait se manifester
comme le Sauveur de tout l'homme, mais sans confusion des deux libérations. A
mon modeste avis, l'attitude du Seigneur est riche de suggestions pour qui
étudie la libération de l'homme et le salut par le Christ, et pour le rôle
premier et radical de l'Eglise chargée de sauver l'homme par la foi et le
baptême en Jésus.
Le
Bon Samaritain ou l'amour qui libère
Pourrait-on maintenant sonder Saint Luc,
en la parabole du Bon Samaritain (10, 29-37). Un légiste - un savant moraliste - avait demandé à Jésus, pour
l'embarrasser, un peu comme un élève malin interroge un professeur pour le «
coller » : « Maître, que dois-je faire pour avoir en
partage la vie éternelle ? » Mais Jésus renvoie la question : « Dans la loi, qu'y a-t-il d'écrit ? »
Et le spécialiste
de répondre : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout
ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de tout ton esprit, et ton
prochain comme toi-même. » - « Tu as répondu juste, dit Jésus, fais
cela et tu vivras. » Mais notre contradicteur ne se tient pas
pour battu ; il voudrait le dernier mot ; c'est une sorte de contestation
systématique : il ne s'agit pas tellement de découvrir
la vérité, mais d'avoir raison : l'humilité -
surtout cérébrale - n'est jamais monnaie courante, en tous temps. Donc, «
le légiste voulant
se justifier, dit à Jésus
: Et qui est mon prochain? » Et Jésus raconte alors la belle histoire
du Samaritain : « Un homme descend de Jérusalem à Jéricho ; des brigands
le dépouillent, le bastonnent et l'abandonnent à demi mort. Un prêtre, par
hasard, arrive : il le voit et passe outre. De même, un lévite (traduisez, par
exemple: un séminariste ou un novice) prend l'autre côté du chemin. Mais un
Samaritain survient : il est pris de pitié et le soigne avant de le confier à
un hôtelier qu'il dédommage avec générosité. »Et le Christ de questionner
le scribe : « Lequel de ces
trois, à ton avis s'est montré le prochain de l'autre tombé aux mains des
brigands ? » Il répond: «
Celui qui a
pratiqué la miséricorde à son égard. » Et Jésus lui dit: «
Va, et toi aussi,
fais de même. »
Sans doute y a-t-il ici quelques
réflexions à proposer : la parabole du Samaritain est une illustration de
l'amour fraternel, c'est-à-dire de l'amour entre les hommes ; le geste le plus
temporel ne doit, au moins en définitive, relever que de la charité, qui rend
les autres chers à notre cœur ; c'est l'amour qu'on leur porte qui en fait
notre prochain, car l'amour unit. Pour le Christ, il n'est jamais question
d'action par haine ou rancune, ou même par la seule et nécessaire justice, qui
est d'ailleurs la première exigence de l'amour fraternel; le prêtre et le lévite
- des juifs authentiques - peut-être occupés à lire quelques psaumes, ne sont
point loués, mais pas pour autant méprisés par le Christ : il a montré ce qu'on
ne devait pas faire, sans pour autant s'attaquer aux personnes. Sa parole est
positive: il loue le Samaritain. Le Samaritain, c'est pour les juifs, le frère
ennemi, le parent pauvre, l'étranger, celui dont on n'attend rien de bon, car
il est encore idolâtre : mais c'est lui qui, dans la circonstance, pratique
l'amour du prochain « en acte et en vérité ». Certes, l'homme de droite
pourrait voir là une justification de la charité privée, de qui relèvent les
initiatives envers les personnes et les attentions les plus délicates. L'homme
de gauche découvrirait plutôt dans le geste du Samaritain un paternalisme et
une carence des pouvoirs publics : insuffisante police de la route et
insuffisante Sécurité Sociale pour le séjour à l'hôpital. Mais faut-il dont
étiqueter l'amour du prochain ? Ou, à la suite du Christ, avoir d'abord un cœur
universel, ouvert à quiconque est dans le besoin, y compris l'étranger, et
disponible aux événements ? Car c'est toujours l'heure de l'amour, ce qu'ont
oublié un prêtre et un lévite, trop sûrs d'eux-mêmes et de leur emploi du
temps. N'est-ce pas le cœur qui manque le plus dans les relations sociales ? Le
monde est toujours sensible à la bonté. Le cœur n'attend point qu'on fasse
d'abord vers lui le premier pas: c'est lui qui prend les initiatives, sans trop
réfléchir et discuter. Saint Paul écrit à Tite (3, 2) : « Ne sois
pas disputeur, mais bienveillant et doux envers tous. »
Trop de réflexions,
de discussions empêchent d'aimer et d'agir. Nous restons sans doute d'un
intellectualisme impénitent : n'est-ce pas cela aussi, avec l'injustice,
l'orgueil et l'impureté, le péché du monde ? Peut-être aussi le péché contre
l'Esprit ? Car le raisonnement, qui conteste toujours, laisse-t-il passer en
ses mailles serrées le souffle de l'Esprit d'amour et de vérité ? Plutôt que de
tant discuter ou contester, ne vaudrait-il pas mieux chercher, dans la prière,
la sagesse de vie et la volonté de Dieu ? La Vierge Marie, méditant en son cœur, en saura plus
que tous les raisonneurs. A Lourdes même, elle est l'écho fidèle de Jésus,
quand elle demande : « Priez, priez. » Jésus disait : « Il faut
toujours prier, sans jamais se décourager. » (Lc 18, 1). Ne
plus prier, ne serait-ce pas le signe ou la cause d'un manque de courage pour
vivre en chrétien et témoigner du Christ?
La Vérité rend libre
Il n'y aurait pas de sondage honnête de l'Evangile,
si Saint Jean n'était pas interrogé sur la libération. Prenons, par exemple, le
chapitre 8, 31 et s. Jésus s'adresse à des Juifs qui croient en sa Parole: « Celui qui m'a envoyé est avec
moi. » Au fond, Il développe les conséquences de cette Parole, par
laquelle il affirmait être le Messie : « Si vous demeurez dans ma
Parole, vous êtes vraiment mes disciples ; vous connaîtrez alors la vérité et
la vérité vous rendra libres. » La vérité du Christ, enseignée par le
Christ, est libératrice : cette affirmation heurte les auditeurs de Jésus - ils
sont de bonne foi -; elle est plus classique pour nous, nous l'acceptons
intellectuellement comme parole d'Evangile ; on peut se demander tout de même -
en passant - si nous croyons que la Vérité du Christ libère l'homme autant ou
plus que la justice humaine, celle qui dépend de nos pensées et de nos actions.
Les Juifs sont choqués : ils ont leur vérité : « Nous sommes la race
d'Abraham, jamais nous n'avons été les esclaves de personne : comment peux-tu
dire : vous deviendrez libres ? » La postérité d'Abraham est donc revendiquée
comme un signe de vérité et de liberté : ils n'ont pas à devenir libres,
puisqu'ils le sont déjà. Ainsi peut-être certains ont-ils l'illusion d'être
libres en leurs idées, alors qu'ils suivent servilement un maître ou un groupe
en une sorte de « société
close »,
comme dirait
Bergson, une forme d'individualisme élargi ou grégaire. Entendons Jésus
répondre : « En vérité, en vérité, je vous le dis : tout homme qui
commet le péché est esclave du péché. Or, l'esclave n'est pas pour toujours
dans la maison. Le Fils y est pour toujours. Si donc le Fils vous libère, vous
serez réellement libres ». Décidément,
le Christ s'affirme le seul Libérateur : telle est la Vérité qu'Il apporte et
cette Vérité libère de l'ignorance, de
l'erreur, du péché : à nous donc de croire au Christ, de Le confesser dans la
Foi, d'accueillir toute sa Parole et nous entrerons dans le chemin de la
liberté : il n'y a pas de liberté chrétienne sans la Vérité du Christ. Le porche
de la libération est là : « La Vérité vous rendra libres » de tout
esclavage, y compris d'Abraham revendiqué comme Maître, pour vous convertir au
Dieu vivant, le seul Maître. La Foi au Christ, au Fils, comme Il s'appelle,
délivre du péché, dont on est toujours plus ou moins l'esclave. Lui seul en
affranchit. Peut-être ne pensons-nous pas tellement que l'erreur est une
aliénation et le péché aussi, que ce sont les aliénations radicales à l'intime de l'homme ;
seul le Christ, Vérité et Liberté, peut nous en libérer, pourvu que nous
croyions en Lui, authentiquement, d'une Foi qui devient Vie.
Tel est mon sondage limité de l'Evangile
; trois coups de sonde, si vous le voulez, mais peut-être que l'eau a jailli du
sol, modeste et fraîche ? Je n'ose parler de « fleuves d'eau vive », car ces fleuves, c'est
l'Esprit-Saint Lui-même, tout l'Esprit du Christ ! On ne prétend pas L'avoir ni L'exprimer
aussi lestement, à moins de naïveté, qui n'est pas la simplicité évangélique !
L'Esprit nous envahit dans la mesure où on se libère de soi-même, et on se
libère de soi-même dans la mesure où l'Esprit nous envahit. Mais qui n'a pas
parfois envie, s'il est lucide, de murmurer avec Claudel à l'Esprit-Saint : «
N'entrez pas, je
crains les courants d'air ! » Le style « petit-bourgeois » n'est le monopole
d'aucune classe sociale ; on ne se met pas volontiers sur le sentier de
François d'Assise, de Charles de Foucauld, de Bernadette de Lourdes. Leur
pauvreté évangélique n'est pas sociologique : aussi, parce qu'elle est pauvreté
du cœur, elle devient liberté intérieure : « Seuls les pauvres sont libres
pour l'Amour.» (Saint Jean de la Croix). C'est la première Béatitude.
« Le Christ nous a libérés pour
être libres. » (Gal. 5, 1). Encore faut-il savoir qu'il
s'agit de la liberté aimantée par la Vérité du Christ, comme la boussole, si
mobile, prend tout son sens par le Nord ; la malignité de Satan, « qui se
déguise en ange de lumière » (2 Cor. 11, 14) et l'ambiguïté de notre nature
nous leurrent sur l'authentique liberté : « Oui, mes frères, Dieu nous a appelés à la liberté, mais que
cette liberté ne devienne pas un prétexte pour vous laisser dominer par la
chair ! Par l'amour, mettez-vous au service les uns des autres.» (Gal. 5, 13).
Il se peut donc qu'une liberté sans vérité et sans amour nous séduise : il faut
l'appeler licence !
III. - LIBERATION
HUMAINE
Besoin
des libérations
Notre temps a-t-il besoin de l'irruption
libératrice de l'Esprit du Christ? (« Laissez-vous mener par l’Esprit, et
vous ne risquerez pas de satisfaire la convoitise charnelle. » Gal, 5,16)
Notre temps ne se plaint-il pas de quantité de servitudes et d'aliénations ? De
quoi donc l'homme moderne veut-il être délivré? Il est difficile, impossible
même de dresser une liste exhaustive, tant il y a de contestations et
réclamations ; et puis des servitudes pour les uns sont des garanties pour les
autres ; par exemple, en matière économique : salaires insuffisants et
équilibre commercial d'un pays ; en matière internationale : énergie nucléaire,
moyen de défense pour les uns et menace pour les autres, etc. Nous sommes dans le
domaine du relatif, mais il importe tout de même d'évoquer les besoins de
libération, qui s'expriment avec plus ou moins de justesse :
- Au niveau familial : on réclame une suffisance
de salaire, d'allocations, d'habitat, une scolarisation possible pour tous; et
même le droit à la contraception, à
l'avortement, aux
relations prénuptiales, à l'amour libre et à l'homosexualité.
- Au niveau économique : on réclame la
garantie de l'emploi, la retraite à 60 ans, la participation des travailleurs à
la responsabilité aux divers niveaux de l'entreprise; et, dans certains
courants d'idées, la nationalisation des moyens de production et de
financement.
- Au niveau social, on réclame la
suppression de la pollution de l'environnement, une situation plus équitable
pour les ouvriers manœuvres, les ouvriers ruraux, les petits commerçants et
artisans, les vieillards.
- Au niveau politique, on réclame la fin
des totalitarismes de droite ou de gauche ; et aussi la cessation du commerce
des armes et des essais nucléaires et le désarmement général.
- Au niveau religieux, on réclame un
espace de liberté pour la croyance, pour la morale, pour la discipline, par référence
à la
pensée personnelle plutôt qu'à l'Eglise ; on demande parfois qu'il y ait
plusieurs confessions de Foi, plusieurs éthiques, les sacrements pour les
divorcés remariés, le remariage reconnu par l'Eglise, etc.
Les aliénations les plus ressenties sont
certainement l'absence de responsabilités - dans le jeu de l'économie et de la
politique - pour beaucoup d'hommes qui ne participent pas aux élaborations ni
aux décisions de la marche générale de l'entreprise et du pays ; car la liberté
authentique se mesure à la possibilité concrète de responsabilités, dans la vie
sociale, alors que la puissance, dont dépend le sort des hommes, paraît bien
être aux mains de groupes assez restreints de politiques et de financiers.
Libération
de l'homme des aliénations terrestres
Au fond de tout cela, il y
a une aspiration
vive, parfois exacerbée, du sentiment de liberté individuelle et collective.
L'homme cherche son salut dans une libération des contraintes économiques,
civiques, morales et religieuses, mais souvent il le cherche seulement en
l'homme : « Pour moi-même, par moi-même, par moi
seul et jusqu'au bout », écrivait déjà Taine au XIXe siècle ; il faut avouer que les maîtres
du soupçon, Marx, Freud, Nietzsche, veulent libérer l'homme de toutes les
aliénations économiques, sexuelles, religieuses, pour et par l'homme, seul
sauveur de l'homme. « La religion est
l'opium du peuple », ce n'est pas seulement une devise du
marxisme.
Certes, il faut le déclarer nettement :
bien des servitudes injustes ou inéquitables requièrent la collaboration
courageuse et tenace des hommes épris de justice et d'amour de l'homme, contre
les iniquités économico-sociales, et les politiques partisanes et les menaces
internationales d'hégémonie ou de guerre. L'Eglise le reconnaît loyalement :
qu'on relise « Gaudium et Spes », « Pacem in terris », « Populorum progressio », la lettre de Paul VI au Cardinal Roy, etc. Le
Synode des Évêques (1971) a fortement rappelé la position de l'Eglise : «
Le combat pour la
justice et la participation à la transformation du monde nous apparaissent
clairement comme une dimension collective de la prédication de l'Evangile, qui
est la mission de l'Eglise pour la Rédemption de l'humanité et sa libération de
toute situation oppressive. » (D.C. 1972, n°1600). Etablir la justice
au service de l'homme, c'est correspondre à une volonté de Dieu et à un aspect
de son Royaume, à une aspiration aussi du cœur de l'homme. Pourtant le désir
d'absolu du cœur est-il comblé ? « L'homme passe infiniment l'homme »,
écrit Pascal (Chevalier, n°438). Et Blondel : « L'homme est un être
qui tend perpétuellement à se dépasser. » (Action
1949, p.63).
Mais encore peut-on accepter que le
libéralisme - contre lequel on lutte justement en économie nationale ou
internationale - soit revendiqué dans le domaine de l'amour et de la famille :
amour libre, contraception, avortement, divorce, relations prénuptiales, ou
dans le domaine de la discrétion et de la réputation ? « Tout le monde
fait le dieu en jugeant » écrit Pascal. On semble parfois
accueillir aisément l'aliénation aux instincts de la chair ou de l'agressivité,
alors qu'on proteste avec raison contre les instincts de puissance et de
domination dans la vie collective. Or, n'est-ce point partout qu'il faut
vouloir la libération authentique de l'homme, de la femme et de l'enfant ?
Sinon, on s'installe dans l'incohérence, qui est, sans aucun doute, une forme
d'aliénation mentale et morale ! Il Y a donc des structures et des mentalités à
changer pour désaliéner l'homme de toute injustice et de toute licence ;
structures et mentalités se soutiennent les unes les autres : en économie, la
non-participation aux responsabilités est une structure, mais aussi une
mentalité qui croit à l'incapacité
des travailleurs ou à l'impossibilité
de trouver de nouvelles structures économiques ; d'autre part, la mentalité imperméable
à une nouvelle structure consolide la structure d'un salariat irresponsable, etc. On
oppose assez souvent hélas ! la structure de
l'impératif économique et le projet du progrès social. Qui dira aussi combien
le manque de sens de la vie humaine - encouragé par les guerres et les misères
sociales - favorise la propagande pour la structure légale de l'avortement ?
Mais, par ailleurs, une loi qui favorise
l'avortement aide à déprécier toute
vie humaine et, en général, l'éveil de la conscience au respect de tout homme,
surtout du pauvre.
On comprend que l'Eglise réclame, au nom
de l'homme et de Dieu la lutte contre toutes les injustices sociales (« Il
s’agit de construire un monde où tout homme, sans exception de race, de
religion, de nationalité, puisse vivre une vie pleinement humaine, affranchie
des servitudes qui lui viennent des hommes et d’une nature insuffisamment
maîtrisée ; un monde où la liberté ne soit pas un vain mot. » Populorum progressio, n°47),
d'autant plus que ces injustices empêchent l'évangélisation : « Aujourd'hui, plus que jamais, la Parole de Dieu ne pourra
être annoncée et entendue que si elle s'accompagne du témoignage de l'Esprit,
opérant dans l'action des chrétiens au service de leurs frères, aux points où
se jouent leur existence et leur avenir. » (Lettre au Cardinal Roy, n°51).
IV. - LIBERATION
PAR LA FOI EN JESUS·CHRIST
Libération du cœur
par le seul Sauveur
L'œuvre urgente de libération de l'homme de toutes les
servitudes injustes est indispensable ; elle est gigantesque, vu la profondeur
des désordres et leur ampleur mondiale : déjà, là on se bute à la relative
impuissance et à la lenteur des efforts humains, fussent-ils les plus généreux
et les plus innombrables. « Si Dieu ne
bâtit la cité, le maçons peinent en vain. » (Ps.
127) « Néant le salut qui vient des hommes :
avec Dieu nous ferons des prouesses. » (Ps.
59) Mais l'aliénation du cœur par le péché est compatible avec la libération
économico-sociale : celle-ci n'entraîne pas d'elle-même la conversion
intérieure de la personne : elle peut la laisser dans l'erreur et le péché.
Nous touchons ici au plus grave : injustices, avortements, guerres, ne s'expliquent
pas uniquement par des structures et des mentalités. Un texte de Saint Jacques,
assez oublié, est à citer : « D'où
viennent les guerres, d'où viennent les batailles parmi vous ? N'est-ce pas
précisément de vos passions, qui combattent dans vos membres ? Vous convoitez
et ne possédez pas ? Alors vous tuez. Vous êtes jaloux et ne pouvez obtenir ?
Alors vous bataillez et vous faites la guerre. Vous ne possédez pas, parce que
vous ne demandez pas; vous demandez et ne recevez pas, parce que vous demandez
mal, afin de dépenser pour vos passions. » (Jac.
4, 1-3) On le sait bien, il y a le « cœur»
de l'homme, d'où naissent les instincts gourmands de finance, de puissance, de
suffisance, de licence, de vengeance (Cf. I Jn 2,
16 : les trois concupiscences ; « Car tout ce qui est dans le
monde – la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de la
richesse – vient non pas du Père, mais du monde ».), instincts qui
fomentent dans le cœur, sous forme de jalousie, d'intrigue, de mensonge,
d'impureté. Joseph de Maistre écrivait qu'il ne connaissait pas le cœur d'un
bandit, mais celui d'un honnête homme, et que ce n'était pas très beau. Saint
Augustin disait qu'il avait remarqué l'œil envieux et méchant qu'un nourrisson
jetait déjà sur un autre enfant qui tétait le
sein de sa nourrice (Conf. 1). Le Christ est
formel : « C'est du dedans, du cœur des hommes, que sortent les pensées mauvaises : fornication, vols, meurtres,
adultères, cupidités, méchancetés, hypocrisies, débauche, envie, injure,
orgueil, déraison. Toutes ces mauvaises choses sortent du dedans et rendent
l'homme impur. » (Mc 7, 21). Le « cœur» biblique, c'est la source la plus intime des pensées
et sentiments et décisions de l'homme, de la liberté du oui ou du non ! Un
abîme de grandeur et de misère gît en tout homme venant en ce monde, par un
mystérieux héritage du péché des premiers parents : ils ne peuvent plus
transmettre « l'amitié avec Dieu qu'ils ont perdue en se détournant de
lui. » (Missel de Paul VI). Et oublierons-nous
ce que dit le Christ aux Juifs et donc à nous : « Vous avez pour père
le diable et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir. Dès
l'origine, ce fut un homicide... il n'y a pas de vérité en lui... il est le
père du mensonge. » (Jn 8, 44). Aussi nous avons à lutter contre
l'injustice individuelle et collective, à la mesure du vaste monde et de
l'abîme du cœur de l'homme et de la malignité de Satan ; mais vraiment, nous
·chrétiens, tout en travaillant avec les hommes de bonne volonté pour les
libérations légitimes, poussés comme eux par un sens de justice et de bonté,
comment pourronsnous, en définitive, ne pas attendre
le salut de l'homme pécheur, du Christ-Jésus, seul Sauveur : «
Il n'y a pas
d'autre nom donné aux hommes par lequel ils puissent être sauvés », disait Saint Pierre (Ac 4, 12). L'authentique Royaume du Père, c'est l'accueil
du Christ-Seigneur dans la foi et de sa loi d'Amour fraternel et universel (1 Jn 3, 23) : un tel Royaume répond au creux et au désir
d'absolu de l'homme : Dieu est plus grand que le cœur (1 .In 3, 20).
Le cœur peut rester souillé et aliéné
par le péché, même là où les structures sociales sont heureusement justes. Qui
donc, si ce n'est le Christ, libère et sauve Marx, Freud, Nietzsche et
d'autres, de leur péché, offense à Dieu ? Les libérateurs temporels ont, comme
tous les hommes, le terrible besoin du salut spirituel, qu'offrent non des
sauveteurs passagers, mais le seul Sauveur. « Devant l'exigence
d'une mort au péché, qui s'adresse au cœur même du cœur, la condition de tout homme
est rigoureusement la même... Le riche psychique et le pauvre psychique, l'un
comme l'autre, ont à passer par la même mort, aussi onéreuse, aussi
douloureuse, car elle implique pour l'un comme pour l'autre, le même
renoncement ultime à l'orgueil et à la suffisance. » (P.BEIRNAERT, Etudes, août 1950). Saint Paul écrit avec
netteté : « Laissez-vous réconcilier avec Dieu.
C'est dans le Christ que nous devenons justice de Dieu.» (2 Co 5, 21). Cette « justice de Dieu », qui est en l'homme
le « cœur» sauvé par le Christ, est d'un
autre ordre que la justice humaine la plus stricte : celle-ci ne peut rien pour
convertir le « cœur », là où se joue le mystère de la liberté humaine et
de la grâce divine ; cette grâce elle-même est porteuse de la libération offerte
par le Christ (On pourrait dire que, pour l’Eglise, il n’y a pas de réduction
du Salut en Jésus-Christ à la libération humaine (individuelle et collective),
ni réduction de la libération au Salut : le salut par la Foi en
Jésus-Christ englobe, exige, anime la libération humaine des aliénations et des
injustices. Dans « Libération humaine et Salut en Jésus-Christ »,
« et » indique un lien, non une confusion ni une opposition :
« et » signifie que l’esprit voit plusieurs aspects d’une
réalité : un homme intelligent doit porter en même temps au moins deux
idées différentes, voire contraires. Le « ou » signifie souvent un
manque de réalisme et un appauvrissement de la pensée, une déficience de
synthèse si l’on veut) : encore faudrait-il ne point user
personnellement, avec ladrerie, de l'admirable sacrement de pénitence.
Peut-être est-il humiliant, mais la première humiliation ne vient-elle pas
d'abord de nos propres péchés ?
Alors, nous serons absous et libérés de nos péchés personnels
- tout péché est engagement personnel, dans la conscience et la liberté, ou
n'existe pas -, de nos péchés collectifs, ceux auxquels nous coopérons par nos
silences, nos veuleries, nos complicités, nos malignités ; alors, nous serons
plus capables de lutter contre le péché du monde, celui de l'injustice et de la
haine, dont nous ne sommes pas nécessairement coupables, mais dont nous sommes
responsables de par nos attitudes d'omission et de refus d'œuvrer positivement
au service de l'humanité. Tout péché - de volonté personnelle - a toujours une
dimension collective, de par ses répercussions, y compris les péchés les plus
cachés : ils alourdissent, dans le Corps mystique du Christ, la communion des
saints ; et aussi ils endurcissent le cœur : c'est par une aberration qu'on
prétendrait élever l'humanité dans l'amour et dans la justice, si, par exemple,
on se permettait le péché solitaire d'orgueil ou d'impureté : Pascal parle
« des péchés cachés et de la malice occulte des péchés que l'on connaît ».
Le péché, on le découvre d'autant plus
qu'on voit mieux Dieu dans la prière du cœur : question non de complexe
malsain, mais de santé chrétienne ! Mais la prière qui nous aide à consentir à
la volonté de Dieu, notre Père, pour nous et pour son règne, est-elle si
répandue dans l'Eglise ? L'Eglise souffre d'une fièvre de cérébralisme, d'un
prurit de discussion et d'une anémie de globules rouges, par raréfaction
d'oxygène spirituel : car la prière aspire l'Espérance qui est le Christ. Si on
ne parle guère au Christ, a-t-on tellement le sens d'en parler aux autres ?
Alors, l'apostolat dérive insensiblement vers une libération dont le Christ ne
sera plus la source, le centre, ni le but. Il est finalement difficile, voire
hypocrite, de parler du Christ, si on ne parle pas soi-même souvent au Christ.
Il s'agit d'une question de cohérence avec soi-même et avec Dieu, plus encore
que d'une recharge de courage pour continuer l'apostolat de la Foi. Rien ne
remplace l'expérience spirituelle personnelle, pour l'amour du Christ et la
sagesse chrétienne de vie. Elle aiderait certainement les chrétiens à dépasser
comme relatives leurs optiques différentes de pastorale - parfois si
intolérantes - pour mettre leurs générosités sincères et partielles au service
absolu et serein du seul Royaume : « Pourvu que, de toute manière, le
Christ soit annoncé ! » (Ph. 1, 18). On communie entre
chrétiens par la Foi de l'Eglise et l'ouverture du cœur. Quels sont donc les
préjugés et les valeurs qui conditionneraient légitimement la Foi et l'amour (Faut-il
préciser qu'il s'agit de l'amour ouvert à l'universel, docile à la volonté et à la grâce du Christ qui appelle à l'amour
des ennemis ? Paul VI le souligne dans sa lettre au Cardinal Roy (1971) :
« Chacun aura à cœur de s'éprouver soi-même et de faire surgir cette vraie
liberté selon le Christ qui ouvre à l'universel,
au sein même des conditions plus particulières. »
(n°50).), et,
hélas ! aussi, l'évangélisation ? Il arrive que la Foi
et l'amour soient eux-mêmes aliénés.
L'Espérance,
c'est le Christ
On vaut et rayonne par le cœur tel que Dieu le voit. Avec
Dieu, il n'y a pas moyen de jouer à cache-cache, même ou surtout si on rend la
façade impeccable ! Les hommes aussi s'aperçoivent du maquillage des vertus
empruntées. C'est tout le plan de Dieu qu'il nous faut vouloir, selon le Christ
et dans le Christ: le Christ du paralytique et du bon Samaritain, Celui de la
vérité et de la liberté indissociables, car la vérité libère la liberté de
ses contrefaçons, et la liberté sans la vérité
est déboussolée. Le Christ du mystère pascal, par sa mort et sa
résurrection, sauve le monde, pour que, entièrement libéré de tout mal, ce
monde vive de justice et d'amour - eux aussi indissociables - car la justice sans amour est inhumaine et l'amour sans justice est illusoire. Mais
l'amour est le plus grand, car il assume toute la loi : « Tu aimeras Dieu de tout ton cœur et ton prochain comme toi-même »
; l'amour seul nous fait à l'image de Dieu, qui est Amour. Nous savons donc
pour quoi, en définitive, nous devons être libérés du péché: le sens dernier de
la vie et de la liberté, c'est l'amour, sur terre et au ciel!
Saint Paul l'enseigne en une parole synthétique: «
Libérés du péché, devenus esclaves de
Dieu, vous avez pour fruit la sainteté et pour terme la vie éternelle. » (Rm. 6, 22) (On pourrait rappeler la phrase aussi synthétique de
Saint Jean, qui est le but indiqué à la
liberté du chrétien: « Voici le commandement de Dieu : croire au nom de son
Fils Jésus-Christ et nous aimer les uns les autres, comme Il nous en a donné le
commandement. »(I Jean 3, 23). On ne peut pas ne pas en rapprocher le
thème très analogue - à la fois
théologal et moral - de l'Ancienne Alliance: « On t'a fait savoir ce que
Yahvé réclame de toi: rien d'autre que d'accomplir la justice, d'aimer avec
tendresse, et de marcher humblement avec ton Dieu. » (Michée 6, 8). On sait que la sainteté est une
plénitude d'amour, qui fait toute la volonté du Père par le Christ et dans l'Esprit!
(Tel est le sens de l'Amour. C'est indûment
qu'on fait parfois appel au mot de Saint Augustin: « Aime et fais ce que
tu veux », car il ne s'agit pas pour lui de n'importe quel amour et de
n'importe quelle liberté. Saint Augustin définit l'Amour : « l'Amour pour
Dieu consiste à garder ses commandements »; « Personne ne peut bien
s'aimer soi-même, s'il n'aime pas Dieu. » (Voir Saint Jean, 15, 21). Nous
renvoyons sur ce point d'Amour et Liberté, à notre livre : « La Vie et la Foi », pages-92-94). A nous d'entrer dans la mort de notre moi pécheur :
c'est une faiblesse catholique, aujourd'hui, de parler si peu de l'ascèse avec
le Christ crucifié ; la pénitence est demandée à Bernadette par la Vierge
immaculée ; c'est une loi du Royaume : « Si quelqu'un veut être mon disciple, qu'il renonce à
lui-même, prenne sa croix chaque jour et qu'il me suive. » (Lc, 9, 23); en
même temps, c'est à nous de laisser entrer en nous l'énergie du Ressuscité,
pour vivre de Lui et témoigner aux hommes du salut total par la Foi en
Jésus-Christ. Pour nous, « notre
victoire sur le monde », c'est notre Foi (1 Jn, 5,
5), « la Foi qui agit par la
Charité » (Gal. 5, 6) et qui, même si par
impossible il n'y avait aucun « espoir»
humain, nourrit toujours une indomptable « Espérance» (Rm. 4, 18).
« Elles
demeurent, ces trois choses : la Foi, l'Espérance et la Charité. » (1
Co. 13, 15). Elles sont, pour le
chrétien, les chemins de la libération de lui-même dans la liberté du Christ,
afin qu'il devienne chrétien adulte, pour une Eglise à l'ampleur de l'humanité!
Notre heure est singulière dans l'histoire du monde: c'est donc l'heure de
l'Espérance! Non pas tellement, comme dit le poète, parce « qu'il est beau la nuit de croire à la
lumière », mais parce que le Christ, chaque matin, est ressuscité avant le
lever du soleil. Le premier Pape - celui de l'Eglise des catacombes et des
martyrs - écrivait à ses chrétiens qui l'écoutaient : « Par la résurrection du Christ d'entre les morts, nous sommes
régénérés pour une vivante Espérance. » (1
P. 1, 3). C'est tout autre chose que voir, juger, gémir ou jouir !
Il ne faudrait tout de même pas prendre l'Espérance pour une
petite fille naïve et simpliste. Elle serait bien plutôt signifiée par Thérèse
de Lisieux ou Bernadette de Lourdes, ou surtout par Marie, la Toute Vierge.
Elles en connaissent bien plus que les sages et savants, les idéologues et
technocrates : elles savent que Jésus est ressuscité, qu'Il est l'Epoux fidèle
qui aime l'Eglise et le Dieu discret qui aime l'homme. « L'Espérance, dit Saint Paul, c'est le Christ Lui-même. » (1 Ti.
1, 2). Aussi « l'Espérance ne trompe
pas» (Rm 5,5), car le Christ veut nous sauver à
chaque seconde de notre existence. Le salut du Christ ressuscité est admirable
: admire, repens-toi, prie, alors tu deviendras libre d'aimer !
† Cardinal A. Renard
Archevêque de Lyon.