Ceci est la version HTML du fichier http://sujetvenezia.objectis.net/MotsEtMauxVille.doc.
Lorsque
G o o g l e explore le Web, il crée automatiquement une version HTML des documents récupérés.
Pour créer un lien avec cette page ou l'inclure dans vos favoris/signets, utilisez l'adresse suivante : http://www.google.com/search?q=cache:pQKLlQpsZzwJ:sujetvenezia.objectis.net/MotsEtMauxVille.doc+senn+mireille+mots+maux&hl=fr&ct=clnk&cd=1&gl=fr&lr=lang_fr.

Google n'est ni affilié aux auteurs de cette page ni responsable de son contenu.

Les termes de recherche suivants ont été mis en valeur : 

senn 

mireille 

mots 

maux 


Séminaire "Corps, médecine et sociétés"

Les mots et les maux de la ville

Mireille Senn

Diplômante en sociologie, Université de Genève, octobre 2003

    _________________________________________________________ 

 "Personne ne sait mieux que toi, sage Kublai, qu'il ne faut jamais confondre la ville avec le discours qui la décrit. Et pourtant, entre la ville et le discours, il y a un rapport."

Italo Calvino, Les villes invisibles, Seuil, Paris, 1996 

    Dans le cadre de mon mémoire de licence, j'ai entamé une recherche sur Venise que je vais poursuivre pour le diplôme en sociologie. Venise, une ville en représentation, les représentations d'une ville; Venise, comme emblème de la construction mythologique de la ville (au sens générique). Ce que je cherche à faire dans ma recherche, c'est, dans un premier temps, de déterminer ce qui est donné à voir de Venise - le discours qui décrit la ville -, pour poursuivre ensuite sur l'observation de l'articulation du mythe et du vécu - le rapport entre la ville et le discours -, pour faire resurgir, en dernière analyse, les mécanismes de la construction mythologique sur laquelle repose le présent vécu. Autrement dit, je voudrais cerner les "mythes" de Venise pour évaluer le poids qu'ils conservent dans l'imaginaire et la réalité vénitienne contemporaine.

    Tout cela semble bien loin du sujet abordé dans le cadre de ce séminaire !  

    Et pourtant… Il existe un rapport intéressant entre l'urbanisme et la médecine: c'est l'usage de métaphores corporelles dans le domaine urbain. Qu'il s'agisse de l'histoire de la pensée sur la ville ou d'urbanisme contemporain, il y a une certaine récurrence de la conception organiciste de la ville. Souvent, cette dernière est considérée comme un corps qu'il faut soigner, dont il faut s'occuper, qui doit être observé. Bref, la ville est représentée comme un organisme.  

    La ville naît, croît, meurt parfois. Le vocabulaire, les termes utilisés reflètent la  vision organiciste de la ville et les métaphores corporelles qui vont avec. On parle d'artères, de tissu, de corps de la ville. Une vision qui évolue et se transforme en parallèle à l'évolution et à la transformation de la médecine, avec le rapport au corps de la société, comme l'a étudié récemment Richard Sennett1.

    Dans son ouvrage, il présente le philosophe Jean de Salisbury qui, en 1159 déjà, déclare dans son Polycraticus que «l'état (res publica) est un corps», le rôle du cerveau étant tenu par le souverain, ses conseillers celui du coeur, les marchands quant à eux sont le ventre, les soldats les mains, les paysans et les ouvriers les pieds. L'ordre social commence dans le cerveau, l'organe de celui qui dirige. 

    Au 16ème siècle, lors des grands travaux de détournement des fleuves dans la terre ferme vénitienne, la Sérénissime et sa lagune était évoquée en des termes qui les comparaient à un corps humain. Venise est le coeur, les canaux sont les veines, la lagune quant à elle est tout à la fois la chair, les os et les nerfs, le tout formant un corps qu'il s'agit de défendre et de maintenir en bonne santé contre les attaques causées par la mer, les fleuves, et surtout les hommes. Le Magistrato alle Acque appliquait alors des règlements et des lois extrêmement sévères à l'encontre de ceux qui agissaient contre les intérêts de la lagune, de l'eau, véritable trésor pour Venise. 

    Au 17ème siècle, ce sont les découvertes de Harvey sur la circulation sanguine et la respiration qui bouleversent la perception du corps, de sa structure, de sa santé et de son rapport à l'âme. Une nouvelle image du corps se dessine, qui modifie la perception de l'environnement urbain. 

    "Avec la révolution de Harvey, les attentes et les projections concernant l'environnement urbain évoluent. Ses découvertes sur la circulation sanguine et la respiration favorisent le développement d'une nouvelle idée de la santé publique. Les urbanistes éclairés du 18ème siècle appliquent ces idées à la ville en cherchant à en faire un lieu où l'on se déplace et où l'on respire librement, une cité aux artères et aux veines où l'écoulement est fluide, où les gens circulent comme des globules."2 

    L'application de ces découvertes à la peau, au 18ème siècle, par les héritiers de Harvey, sonne le glas de la saleté protectrice des corps. Il faut laver et se laver, permettre à la peau et au tissu urbain de respirer.  

    "Les urbanistes des Lumières voudraient que la ville, dans sa conception même, fonctionne comme un corps sain, à la peau nette, circulant librement. […] Ainsi, au 18ème siècle, les termes d' «artère» et de «veine» sont-ils appliqués aux rues de la ville par des planificateurs qui veulent modeler la circulation urbaine sur le système sanguin."3 

    Avec la modernité, l'image du corps de la ville se tranforme en un corps malade, apparaissent alors les métaphores médicales, les maux de la ville. Telle un organisme vivant, la ville souffre de pathologies. Le diagnostic ? Un manque de contrôle et d'ordre social. L'urbaniste intervient désormais sur la ville tel un chirugien: il taille, sectionne, recoud, insère de nouveaux organes, de nouvelles protèses. Le baron Hausmann éventre Paris. Tout cela dans le but d'assainir cette ville malade.

    Les métaphores déjà présentes du temps de Comte (le corps social) conférant à la ville des attributs biologique, corporels, sont encore vivaces. La conception organiciste de la ville, avec ses artères bouchées par le trafic, son coeur, ses poumons qui devraient être verts, s'est affirmée au 18ème siècle. Aujourd'hui, suite à la crise de l'idée du "Progrès", la vision de la ville est associée à l'idée du chaos, jusqu'à produire une figure de monstre urbain: un organisme qui échappe à tout contrôle, et qui dévore l'espace et les hommes. Quel est le diagnostic aujourd'hui ? Les maux dont souffre la ville, particulièrement dans ses banlieues et dans ses grands ensembles sont: la violence, l'isolement, l'insécurité, la délinquance, etc., mais aussi la circulation, la pollution, le bruit, etc. La ville est affectée par le cancer, la gangrène la ronge. 

    Pour certains, la cause de la crise de la ville est à chercher dans les taudis, les ghettos sociaux des banlieues. Pour d'autres, dans les liens sociaux qui se désagrègent sans cesse un peu plus, dans la crise du travail et la fin douloureuse de la culture qui le mettait jusqu'alors au centre de l'organisation de la vie du citadin. La ville est malade, elle est en crise, il faut la soigner, la sauver. 

    "Avant la révolution industrielle […], les villes étaient des êtres vivants que certains voyaient naître, que certains voyaient mourir. Anvers et Lyon furent des villes qui atteignirent leur maturité au 16ème siècle. Elles prolongent aujourd'hui une vieillesse qui a su surmonter quelques maladies graves auxquelles Bruges, Venise et Aigues-Mortes n'ont survécu qu'étiolées.

    Avec la révolution industrielle tout change. Et c'est d'ailleurs la révolution industrielle qui a tué Bruges et Venise, au profit d'Anvers et Milan ! Avant la révolution industrielle, l'urbanisme avait été un art d'aménagement, d'accomodement. La ville malade avait parfois besoin d'une saignée ou d'un chystère. Les chirurgiens ne seront désormais pas assez nombreux pour lui épargner la gangrène.

    L'histoire des villes au 19ème siècle, dira fort justement Pierre Lavedan [ndlr: historien de l'art et de l'urbanisme], est celle d'une maladie. L'histoire des villes au 20ème siècle sera celle des médicaments pour essayer de sauver un mourant."4 

    La vision organiciste n'est pas seulement le lieu de création de métaphores corporelles et médicales. C'est une conception qui comporte une série d'implications importantes, tant en ce qui concerne les proportions entre les différentes parties du corps urbain, qu'en ce qui concerne l'évolution et les règles de croissance de la ville. 

    Aujourd'hui, la ville n'est plus seulement un corps, mais elle a une âme, un esprit, une identité particulière. C'est une personne… Elle a un caractère, elle vit des émotions, elle peut être la cible des actes d'autrui. 

    "Venezia soffre ormai di un doloroso paradosso: è vittima di se stessa, del suo «essere speciale». Purtroppo non tutti sembrano essere d'accordo su questo fatto, cosicché molte delle iniziative proposte per aiutare la città a soppravvivere hanno finito per non essere accettate. Inizative il cui unico scopo consisteva nel tentativo, sentito sempre più urgente, di far uscire la città di una sorte di torpore nel quale sembra essere caduta, ormai da diversi anni, quasi fosse vittima di un maleficio che le impedisce di ricostruire una sua più attuale identità e di assumere, dopo tanti secoli, quel ruolo vitale e trainante di centro propulsore di energie e di iniziative, che svolgeva un tempo, ma calato nella realtà di oggi."5 

    Demain se profile - une autre manière de dire qu'un discours est en train d'apparaître, mais n'est pas encore dominant -, et l'évolution des métaphores continue à suivre l'évolution médicale. Ainsi, si Sergio Bettini, historien de l'art qui s'est beaucoup penché sur Venise, en parle dans les années septante comme d'une structure moléculaire de diverses parties (les Sestieri), Giuseppe De Rita nous dit tout récemment: 

    "Venezia ha la struttura di una capitale; non solo l'archittetura ma il DNA urbano è intriso della complessità tipica di un centro nazionale."6 

    "… nel passato della città c'è un DNA che va tenuto presente."7 

    Et probablement, comme cela transparaît ici et là, par exemple lorsque la Commune de Venise soutient activement toutes sortes de projets qui ont pour objectifs de promouvoir une nouvelle image de Venise, celle qui lui redonnerait vie en tant que «capitale de l'immatériel». Une ville finalement débarrassée de son corps, dont il ne reste que l'organe suprême, le cerveau. Ce qui fait dire à un célèbre psychiatre vénitien, Antonio Alberto Semi: 

    "... Venezia altro non è se non un enorme, fantastico cervello e (...) il rapporto tra Venezia e il suo popolo altro non è che il rapporto stesso che esiste tra il cervello e la psiche !"8