Conférence du 7 décembre 2004 à Lyon de Mgr Teissier et de M.Boutaleb

 

Intervention de Mgr Henri Teissier, Archevêque d’Alger

 

 

L’EMIR ET LES CHRETIENS

 

 

M. Mohamed Boutaleb, président de la Fondation Emir Abdelkader à Alger et descendant de la famille de l’Emir, - et moi-même, comme archevêque d’Alger -, nous sommes très sensibles à l’invitation qui nous est adressée par le Cardinal Barbarin, à l’occasion du cent cinquantième anniversaire du passage à Lyon de l’Emir Abdelkader.

 

Il est hautement symbolique que l’Eglise de Lyon ait tenu à marquer cette date. Nous essayerons dans une conférence à deux voix, de vous aider à rejoindre le message de fraternité islamo-chrétienne qui nous vient de l’Emir, par delà ces cent-cinquante années.

 

Pour ce faire, nous nous sommes partagé le travail. Dans une première partie, j’évoquerai quelques unes des rencontres de l’Emir avec les évêques d’Alger. Puis, dans une seconde partie, M. Boutaleb présentera quelques-uns des thèmes les plus significatifs de la vision spirituelle des relations inter religieuses, que l’Emir a exprimés, notamment dans son grand traité de mystique des Mawäqif (Livre des Etapes).

 

Le temps nous manquera toutefois pour évoquer, par le détail, bien d’autres éléments de cet engagement islamo-chrétien de l’Emir, à commencer par son intervention courageuse pour sauver les chrétiens à Damas, en 1860, mais aussi à l’occasion de ses nombreuses rencontres avec des chrétiens qu’il retenait prisonniers ou pendant le temps de sa captivité à Toulon, puis à Pau, puis à Amboise. Il faudrait encore présenter ce qu’il a dit des chrétiens dans ses œuvres en particulier dans son  chapitre consacré à sa vision du christianisme dans le livre qu’il a rédigé en lien avec son gendre, Mustapha Bentami et qui a été publié sous le titre « Autobiographie de l’Emir[1] ».

 

1.   L’Emir et les évêques d’Alger

L’interprétation religieuse du conflit colonial entre la France et l’Algérie

 

Dans les tensions actuelles que certains milieux essayent d’exacerber entre les musulmans et l’Occident, il est important de retourner à l’histoire et de mettre en exergue la position ouverte au dialogue inter-religieux de l’une des plus grands figures de l’islam algérien à l’époque contemporaine, celle de l’Emir Abdelkader.

 

On le sait, tout a commencé dans le contexte d’un affrontement long et cruel. La France a débarqué ses troupes à Sidi Ferruch le 14 juin 1830. Pendant dix sept ans  l’Emir s’est opposé par les armes à cette conquête de l’Algérie, de 1832 à 1847, conduisant la résistance du peuple algérien à la pénétration française. Cette conquête, c’est bien évident n’était pas une croisade. Elle entrait dans le contexte de l’expansion coloniale du XIXème siècle et s’expliquait par les besoins politiques et économiques de la France de Charles X, désireuse de retrouver sa grandeur, quinze ans après la fin de l’épopée napoléonienne. Quant à la résistance algérienne, elle n’était pas  le « Djihad » de l’islam contre la chrétienté, mais d’abord une résistance nationale à une occupation étrangère. Cependant  les Français étaient considérés comme chrétiens et les Algériens comme musulmans. Le contexte général de l’époque conduisit les deux camps à justifier leur combat à travers un vocabulaire religieux. Le pape Grégoire XVI a salué lui-même le débarquement français comme une victoire de la chrétienté. Charles X, faisant allusion au prétexte du coup d’éventail, s’exprimait ainsi : « La réparation éclatante que je veux obtenir… tournera avec l’aide du Tout Puissant, au profit de la chrétienté »[2]. Et Charles X qui, « à la veille du départ de la flotte, le 12 mai, invite ses alliés à une conférence internationale qui fixerait le sort d’Alger pour le plus grand avantage de la chrétienté ».

 

Ainsi, au moins au niveau du vocabulaire utilisé, les plus hautes autorités françaises se situent dans le contexte d’une opposition entre ce qu’ils appellent la chrétienté et un Etat musulman. Il suffit de lire l’ouvrage de L. Veuillot[3], Les Français en Algérie, pour retrouver tout ce vocabulaire de l’affrontement entre chrétiens et musulmans.

 

Nous trouvons le même type de référence, mais en sens inverse, dans les premières correspondances de l’Emir avec les responsables français. L’un des plus anciens biographes de l’Emir Abdelkader, -et l’un des plus bienveillants à son égard, à l’époque où il écrit -, le colonel Churchill rapporte dans son ouvrage publié à Londres en 1867 quelques-unes des phrases sévères de l’Emir sur les motivations de son combat. Dans ces textes, il utilise le mot « chrétien » pour désigner ses adversaires comme, par exemple, dans une lettre à Bugeaud : « Vous ne devez pas ignorer que les lois de ma religion me défendent de rendre les armes aux chrétiens »[4]. Ou encore au général Trézel : « La religion m’interdit de permettre à un musulman de rentrer sous la domination d’un chrétien » [5].

 

Il écrit aussi à Louis-Philippe en se situant dans les perspectives classiques de cette opposition entre le monde de l’Islam et celui du christianisme : « Depuis la fondation de l’Islam les musulmans et les chrétiens sont en guerre… Pendant des siècles, ce fut une obligation sainte pour les deux sectes… Pour le véritable musulman, la guerre contre les chrétiens reste obligatoire dans tous les cas, à plus forte raison lorsque les chrétiens envahissent le territoire des musulmans. D’après ce principe, je me suis donc écarté des préceptes de ma religion lorsque j’ai contracté avec toi, roi des chrétiens, un traité de paix il y a deux ans… »[6].

 

Les deux séries de textes précédemment utilisés nous mettent donc dans le contexte des mentalités de l’époque situant le conflit entre la France et l’Algérie comme un aspect du conflit entre la chrétienté et le monde musulman. C’est pourquoi, il est intéressant d’étudier l’évolution des relations entre l’Emir Abdelkader et les responsables de l’Eglise en Algérie. Ces derniers étaient en quelque sorte les aumôniers de l’armée et de la présence coloniale. L’Emir, dans le contexte de l’époque aurait pu les considérer comme des ennemis. Or les choses vont évoluer bien différemment et l’Emir va progressivement établir avec les responsables de l’Eglise d’Algérie des rapports de collaboration pour le bien des prisonniers, puis des relations d’amitié.

 

Premières relations de Dupuch avec Abdelkader : la libération des captifs (1841)

 

Les premières correspondances entre l’Emir et l’évêque d’Alger de l’époque, Mgr Dupuch (1838-1846), s’établirent à l’occasion des négociations pour l’échange des prisonniers dont il furent tous deux les principaux protagonistes.

 

Antoine Adolphe DUPUCH, prêtre de Bordeaux, avait été nommé évêque d’Alger le 25 août 1838. Il arrive en Algérie le 30 décembre 1838. Un an et demi avant son arrivée, le 30 mai 1837, le général BUGEAUD avait signé avec l’Emir le traité de la Tafna qui est ratifié par Louis-Philippe le 15 juin. Pendant presque deux ans, les deux camps français et algérien sont donc, en principe, dans une situation de non-belligérance. Mais le 26 octobre 1839, le duc d’Orléans décide de rejoindre Alger par terre, à partir de Constantine, à la tête d’une colonne française assez considérable. L’Emir considère cette expédition comme une rupture du traité de la Tafna et informe le Maréchal VALEE, gouverneur, qu’il reprend la guerre. Les engagements entre les deux armées se succèdent à partir de novembre 1839 et se poursuivront jusqu’à la fin du combat de l’Emir le 23 décembre 1847.

 

La période de l’épiscopat de DUPUCH à Alger fut donc celle où se dérouleront les combats les plus durs entre l’armée française et Abdelkader. C’et dans ce contexte que, « dans la nuit du 4 octobre 1840, la diligence de Douéra à Alger fut enlevée, près du village de Dely Ibrahim, à onze ou douze kilomètres d’Alger. Parmi les personnes se trouvait le sous-intendant militaire MASSOT »[7].

 

Son épouse allait intervenir auprès de Mgr DUPUCH pour que celui-ci entreprenne une action auprès de l’Emir en vue de la libération de son mari. DUPUCH écrit à l’Emir, au début de sa lettre : « Tu ne me connais pas, mais je fais profession de servir Dieu et d’aimer en Lui tous les hommes, ses enfants, mes frères ». « Tu ne me connais pas ». Il s’agit donc bien du début d’une relation qui va se développer d’une manière remarquable comme on le verra.

 

Voici donc le texte de ce premier échange de correspondance. C’est Mgr DUPUCH qui écrit d’abord à l’Emir ceci :

 

« Si je pouvais monter à cheval sur le champ, je ne craindrais ni l’épaisseur des ténèbres, ni les mugissements de la tempête, je partirais, j’irais me présenter à la porte de ta tente, et je te dirais d’une voix à laquelle, si on ne me trompe point sur ton compte, tu ne saurais résister : donne-moi, rends moi celui de mes frères qui vient de tomber dans tes mains guerrières… mais je ne peux partir moi-même. Cependant, laisse-moi dépêcher ver toi l’un de mes serviteurs et suppléer par cette lettre, écrite à la hâte, à la parole que le ciel eut bénie, car je t’implore du fond du cœur. « Bienheureux les miséricordieux, car un jour il leur sera fait miséricorde à eux-mêmes »[8].

 

Adelkader répond à l’évêque la lettre suivante, dans laquelle l’intelligence et l’humour de l’Emir apparaissent avec évidence :

« J’ai reçu ta lettre. Elle ne m’a pas surpris d’après ce que j’ai entendu de ton caractère sacré… Pourtant permets-moi de te faire remarquer qu’au double titre que tu prends de serviteur de Dieu et d’ami des hommes, tes frères, tu aurais du me demander non la liberté d’un seul mais bien plutôt celle de tous les chrétiens qui ont été faits prisonniers depuis la reprise des hostilités.

Bien plus, est-ce que tu ne serais pas deux fois digne de la mission dont tu me parles si, ne te contentant pas de procurer un pareil bienfait à deux ou trois cent chrétiens, tu tentais encore d’en étendre la faveur à un nombre correspondant de musulmans qui languissent dans vos prisons. Il est écrit : « Faites aux autres ce que vous voudriez que l’on fasse à vous-mêmes ! »[9].

 

Remarquons en passant que l’Emir utilise là, comme argument, une phrase du Nouveau Testament. Nous avons de nombreux exemples de ce fait dans la correspondance de l’Emir[10].

 

Le prêtre auquel fait allusion Mgr DUPUCH, dans sa lettre à l’Emir, est l’abbé SUCHET, son vicaire général. C’est lui que l’évêque envoie à la rencontre des collaborateurs d’Abdelkader. L’Emir, lui, de son côté confia le soin de négocier cet échange de prisonniers à son ex-Khalifa de Miliana, Sidi Mohamed Ben Allal. La première rencontre a lieu le 18 mai 1841. Cent trente prisonniers algériens sont conduits par l’abbé SUCHET au lieu de l’échange à Sidi Klifad, près de Boufarik. Auparavant  Mgr DUPUCH et BEN ALLAL avaient conféré pendant trois heures dans la voiture du Prélat.

 

Le 31 mai, l’Emir envoyait à Mgr DUPUCH un troupeau de chèvres pour reconnaître, par un geste délicat, les services rendus par l’évêque aux prisonniers musulmans qui étaient détenus à Alger, surtout des femmes et des enfants auxquels l’évêque avait apporté une aide alimentaire quand ils étaient en prison[11].

 

Une seconde mission pour la libération des prisonniers allait alors commencer. Mgr DUPUCH, encouragé par son premier succès, obtenait en effet de l’Emir un sauf–conduit pour l’abbé SUCHET. Celui-ci partait de Boufarik jusqu’à la plaine de Ghris, avec un interprète et un guide ; il traversait ainsi les lignes adverses et arrivait auprès de l’Emir, avec qui s’engageait non seulement la négociation sur la libération des prisonniers, mais le premier dialogue islamo-chrétien du siècle passé, en Algérie, en pleine période de guerre entre la France et l’Emir.

 

L’abbé SUCHET nous a rapporté lui-même l’essentiel de son dialogue avec l’Emir. En voici les principaux passages :

 

L’Emir : «  Vous n’avez qu’un seul Dieu comme les musulmans ? »

Suchet : « Nous n’avons qu’un seul Dieu en trois personnes ». «  Là je lui donnais, dit Suchet à qui nous devons le récit de l’entretien, quelques explications sur le mystère de la sainte Trinité ».

L’Emir : « Mais par qui le monde a-t-il été créé ? » 

Suchet : « Par le Verbe de Dieu »

L’Emir : « Ce Verbe de Dieu, est-ce sa parole ? »

Suchet : « Oui, c’est sa parole incarnée par amour pour les hommes »

L’Emir : « Est-ce que Jésus-Christ est mort ? »

Suchet : « Oui, il est véritablement mort ». – « Mais non, reprit-il vivement, Jésus-Christ n’est pas mort ».

L’Emir : « Et où est-il maintenant ? »

Suchet : « Il est maintenant au ciel, à la droite de Dieu son Père. »

L’Emir : « Et Jésus-Christ reviendra-t-il sur la terre ? »

Suchet : « Oui, il reviendra à la fin du monde pour juger tous les hommes et pour donner son paradis aux bons et précipiter les méchants dans l’enfer ».

L’Emir : « Où est le paradis ? »

Suchet  « Là où est Dieu ; c’est-à-dire qu’il est partout où Dieu se manifeste, tel qu’il est sans voile à ses élus ».

Il demeura un instant pensif, puis il continua.

L’Emir : « Quel est le ministère des prêtres catholiques ? »

Suchet : « Tu as pu le savoir, surtout depuis qu’il  a un évêque à Alger ; c’est de continuer sur la terre le ministère, la mission de Jésus-Christ, de faire du bien à tous les hommes, que nous regardons comme nos frères, quelle que soit leur religion ».

L’Emir : « Mais puisque ta religion est si belle, si bienfaisante, pourquoi les Français ne l’observent-ils pas ? S’ils la suivaient, ils seraient meilleurs ».

Suchet : « Tu vas me répondre toi-même à cette question : ta religion, tu la crois bonne aussi ; eh ! Pourquoi tous les musulmans ne l’observent-ils pas ? »

L’Emir leva les mains et les yeux au ciel, et, après un instant de silence, il me demanda à continuer ses questions sur notre religion »[12]

 

Cette première relation entre l’Emir et Mgr DUPUCH devait avoir dans la suite des développements remarquables que nous ne pouvons qu’évoquer brièvement ici. Lors de l’incarcération de l’Emir à Pau, Mgr DUPUCH vient trouver l’Emir au château de Pau où Abdelkader est retenu. Il le fera ensuite accueillir à Bordeaux par Mgr DONNET, archevêque de la ville. Il l’accompagnera enfin à Ambroise et rédigera un livre pour plaider sa cause, ouvrage qu’il dédicacera à Napoléon III et qui jouera son rôle dans la libération de l’Emir. Les documents de l’époque rapportent ensuite les rencontres chargées d’émotion entre l’Emir et Mgr DUPUCH à Paris, juste avant son départ pour Marseille et son passage par Lyon.

 

Le témoignage de la Tohfat az-zâir du fils de l’Emir sur les relations privilégiées entre l’Emir et Mgre DUPUCH

 

On pourrait penser que les sources auxquelles j’emprunte mes témoignages sont suspectes, car elles viennent principalement des biographes de Mgr DUPUCH ou du P. SUCHET, ainsi que de l’ancien évêque d’Alger lui-même. Quand DUPUCH ou SUCHET rapportent de mémoire leurs souvenirs communs, on ne peut évidemment accorder à ces textes le poids qu’aurait une lettre de l’Emir lui-même. C’est pourquoi je pense intéressant d’évoquer aussi, brièvement, le témoignage du fils de l’Emir, Mohamed, dans son ouvrage « Tohfat az zăir » qui est la première source en arabe sur la vie de l’Emir. « Cet évêque (Dupuch), au moment de la lutte, correspondait avec l’Emir et lui témoignait son affection. A plusieurs reprises l’Emir a pris son conseil, dans les affaires politiques. Et l’évêque lui répondait en respectant les faits, sans duplicité ni traîtrise. »[13]

 

Le fils de l’Emir raconte aussi les rencontres de l’Emir avec DUPUCH en divers lieux de France (Bordeaux, Tours, Paris). Il affirme que l’évêque accueillait l’Emir avec beaucoup de respect et de considération, « se mettant au nombre des avocats de sa cause »[14].

 

Nous pourrions d’ailleurs ajouter à ce témoignage du fils de l’Emir celui que nous apportent plusieurs des lettres de l’Emir dont nous conservons le texte aux archives de l’archevêché d’Alger. L’Emir évoque dans ces lettres le soulagement que lui apporte la correspondance de l’évêque, et plus encore, ses visites :

 

« Seigneur Dupuch… Ecris-moi. Quelques mots de toi, n’y en eut-il qu’un seul, nous soulageraient dans nos épreuves… Nous désirons surtout que tu reviennes bientôt vers nous. Nous te supplions de ne pas tarder. Ta présence nous apporte, tu le sais bien, paix et joie. »[15].

 

Un échange de correspondance de l’Emir avec Mgr Pavy, le successeur de Mgr Dupuch à propos des événements de Syrie. 

 

Mgr DUPUCH ayant dû démissionner en raison de difficultés financières, un successeur lui était donné en la personne de Louis Antoine Augustin PAVY (évêque d’Alger de 1846 à 1866). Ce prêtre de Lyon était donc ordonné évêque d’Alger, le 24 mai 1846. Quinze ans plus tard un échange de lettres très significatif allait avoir lieu entre l’Emir et cet évêque d’Alger, à la faveur de l’intervention courageuse de l’Emir pour sauver les chrétiens de Damas. Il n’est pas dans l’optique de cet exposé de traiter pour lui-même ces événements de Damas, pendant lesquels, courageusement l’Emir intervint, avec ses compagnons, pour sauver 10.000 chrétiens syriens, lors de troubles avec les Druzes. Mais, sur notre thème, je crois intéressant de présenter l’échange de correspondance qui s’est établi entre l’Emir et le nouvel évêque d’Alger, successeur de Mgr DUPUCH. Ces documents se trouvent aux archives de l’archevêché d’Alger et marquent un prolongement des liens de l’Emir avec l’Eglise d’Algérie.

 

Comme beaucoup d’autres responsables chrétiens, Mgr PAVY, évêque d’Alger, successeur de Mgr DUPUCH, avait voulu exprimer son admiration à l’Emir pour la noblesse de son attitude dans ce contexte difficile. Dans ce but, il lui a fait adresser une lettre par le même Abbé SUCHET, dont nous avons parlé à propos de l’échange des prisonniers. Remarquons en particulier que SUCHET fait dans ce texte une allusion à sa mission auprès de l’Emir en 1841, ce qui prouve la réalité de cette mission si quelqu’un voulait en douter. Cette lettre prouve aussi que Suchet avait rendu visite à l’Emir lors de son incarcération à Amboise.

 

Lettre de M. SUCHET à l’Emir Abd El Kader, le 10 août 1860

 

A  l’Illustrissime Emir, le Seigneur Abd-el-Kader,

 

C’est comme khalifat de Mgr Dupuch (évêque d’Alger il y a environ vingt ans) que le prêtre Suchet qui a eu l’insigne honneur de vous voir dans la plaine d’Eghris, près de Cacherou et plus ardente reconnaissance pour votre héroïque et incomparable conduite dans les horribles massacres des Chrétiens du Liban.

 

Ces sentiments, on vous l’a dit sans doute déjà, sont ceux du monde catholique tout entier qui demande à Dieu, le Père de tous les hommes, de vous rendre en bénédiction tout ce que vous avez fait pour ses enfants si malheureux.

 

Votre glorieuse renommée s’était déjà répandue partout où votre nom était connu, mais ce que vous venez de faire pour nos chrétiens d’Orient, dont vous avez été la providence vivante, vous place désormais au rang des plus grands hommes de ce siècle et des plus généreux défenseurs de la justice et de l’humanité. Tout en remerciant Dieu, l’auteur de tout bien et qui incline comme il veut le cœur des hommes pour en faire l’instrument de sa volonté, nous Le prierons d’accomplir en vous, pour sa gloire, les grandes destinées auxquelles il semble vous avoir appelé.

 

Daignez agréer les hommages très respectueux… ».

 

L’Emir choisit de répondre directement à Mgr PAVY, ce qu’il fit dans une lettre datée du mois de Moharam 1279 (10 ou 11 juillet 1862). Cette correspondance inédite se trouve aux archives historiques de l’Archevêché d’Alger. Cette lettre me parait remarquable par la hauteur de vue de l’Emir sur le problème du pluralisme des religions. Mais il faut aussi souligner la mention qu’il y fait des motivations  de son action. Il la relie non seulement à sa fidélité aux préceptes de l’islam, mais aussi à sa volonté de respecter ce qu’il appelle « les droits de l’humanité » (hûquq al Insâniyya). Serait-ce la première utilisation en arabe de l’expression dans son sens moderne[16] ?

 

Voici le texte de cette lettre :

 

Louange à Dieu seul !

 

A sa grandeur le très estimé Louis Antoine Octave Pavy, évêque d’Alger. Je demande au Dieu Très haut pour votre grandeur la lumière par laquelle on peut discerner les choses et distinguer par leurs causes ce qui est préjudiciable de ce qui est avantageux.

 

Votre lettre éloquente et votre brillant message me sont bien parvenus. Ce que nous avons fait de bien avec les chrétiens, nous nous devions de le faire, par fidélité à la foi musulmane et pour respecter les droits de l’humanité. Car toutes les créatures sont la famille de Dieu et les plus aimés de Dieu sont ceux qui sont les plus utiles à sa famille.

 

Toutes les religions apportées par les prophètes depuis Adam jusqu’à Mohamed reposent sur deux principes : l’exaltation du Dieu Très-Haut et la compassion pour ses créatures. En dehors de ces deux principes, il n’y a que des ramifications sur lesquelles les divergences sont sans importance.

 

Et la loi de Mohamed est, parmi toutes les doctrines, celle qui montre le plus d’attachement et donne le plus d’importance au respect de la compassion et de la miséricorde, et à tout ce qui assure la cohésion sociale et nous préserve de la dissension.

 

Mais ceux qui appartiennent à la religion de Mohamed l’on dévoyée. C’est pourquoi Dieu les a égarés. La récompense a été de même nature que la faute.

 

Je vous remercie pour vos prières à notre intention et votre bienveillance à mon égard. Avec mes salutations.

 

Au milieu du mois de Moharam 1279 (10 ou 11 juillet 1862)

Abdelkader Ben Mahieddine

 

Conclusion de cette première partie

 

On aura pu considérer comme bien négligeables les événements rapportés dans les pages précédentes. Je me permets donc, en conclusion, d’en souligner la signification telle qu’elle m’apparaît et le sens que ces rencontres peuvent avoir pour des situations comme celles que nous connaissons aujourd’hui. DUPUCH a vécu en Algérie au moment même où les combats avaient repris entre les algériens et la France. On sait avec quelles violences les deux adversaires se sont alors affrontés.

 

Hélas des situations de violence semblables peuvent être trouvées en bien des lieux aujourd’hui. Beaucoup désespèrent alors des travaux de la Paix, considérant qu’il faut d’abord régler les problèmes qui conduisent les hommes à l’affrontement, avant de pouvoir fonder les nouvelles relations, celles de la paix. Ce qui s’est passé entre DUPUCH et l’Emir nous donne une autre réponse. Même au moment des affrontements les plus violents, il faut faire les œuvres de la paix. DUPUCH était arrivé en Algérie seulement en 1838. La guerre reprend l’année suivante. Il ne connaissait ni le pays ni les mentalités. Avec son vicaire général, aussi novice que lui dans la société algérienne, il s’engage dans les négociations pour la libération des prisonniers, malgré l’opposition de Bugeaud. Il obtient la libération de plusieurs groupes de prisonniers et il établit ainsi une relation de confiance avec l’Emir. Cette relation développera tous ses fruits pendant le temps d’exil de l’Emir en France et DUPUCH pourra faire partie de ceux qui obtiendront la libération de l’Emir et son départ en Orient.

 

Là, à son tour, l’Emir s’engagera pour une nouvelle libération, celle des chrétiens de Damas, alors qu’il n’est lui-même  qu’un étranger, en exil sur une terre lointaine. Il n’y a pas de situation où il soit  impossible de rencontrer un être humain dans la personne de l’adversaire auquel on est opposé. Et cette rencontre peut produire ses fruits de paix, même dans les temps où règne la violence. Il n’y a pas à attendre  que la paix soit venue pour faire les travaux de la paix. Il ne faut jamais perdre de temps pour faire la paix. Elle est trop urgente pour le bonheur des peuples.

 

Ce qui vient d’être dit à partir de l’expérience de DUPUCH et de l’Emir doit l’être aussi de l’échange de correspondance entre l’Emir et PAVY. Le texte de la lettre de l’Emir se situe à cent lieues au-dessus des argumentations criminelles à motivations prétendument religieuses dont beaucoup se sont servis ces dernières années pour justifier leurs crimes. C’est un message qui doit traverser les conditions particulières dans lesquelles il a été exprimé pour atteindre tous ceux qui prétendent recourir à la violence au nom de Dieu. On connaît la célèbre phrase de l’Emir à Mgr Dupuch : « C’est toi le premier Français qui m’ait compris, le seul qui m’ait toujours compris. Ta prière est montée vers Dieu ; c’est Dieu qui a éclairé l’esprit du grand prince qui m’a visité et rendu libre »[17]. Ainsi c’est l’Emir lui-même qui témoigne de l’importance de cette relation qui s’était établie entre lui et l’évêque d’Alger de l’époque de son combat et durant le temps de sa captivité.

 

 

 

 


 

Intervention de M. Mohamed Boutaleb, président de la Fondation Emir Abdelkader

 

2.   Le Message spirituel de l’Emir sur la relation Inter religieuse

 

ABDELKDER l’émir de la Gnose

 

Voici comment Bugeaud gouverneur général  d’Algérie décrit l’Emir Abdelkader au lendemain de sa rencontre dans une lettre envoyée au comte Molé, Président du Conseil : « Il est pâle, dit il,  et ressemble assez au portrait qu‘on a souvent donné  de Jésus-Christ »[18].

 

Il faut dire que Bugeaud a décelé quelque chose de spirituellement grand et d’exceptionnel chez l’Emir. Abddelkader b. Muhyi ed-Din al-Hassani, né en 1808 dans la plaine de Ghris, près de Mascara dans l’ouest algérien, appartient à une famille de double noblesse, puisque ses aïeux dirigeaient la confrérie Kadiriyya et descendaient d’une origine chérifienne. Il a reçu dès son jeune âge une éducation religieuse et littéraire solide. Très vite, le jeune Abdelkader devient ce que Bugeaud tente de définir dans une lettre du 1er janvier 1846 : « C’est une espèce de prophète, c’est l’espérance de tous les musulmans fervents ».[19]

 

Si son combat pour défendre sa patrie et essayer de créer un Etat indépendant lui a valu d’être considéré comme le vrai fondateur de l’Algérie contemporaine, son parcours spirituel d’homme de la voie lui a valu d’être considéré comme l‘un des plus fidèles héritiers et l’excellent transmetteur de la doctrine du Doctor Maximus, de la gnose islamique Ibn El-Arabi mort à Damas en 638 h/1240, auprès duquel Abdelkader est inhumé.

 

Pour plus de clarté, il est judicieux de diviser la vie de ce grand homme en trois périodes :

 

I - De 1832 à 1847

 

Entre l’âge  de 24 et 39 ans, il est le chef de la résistance et souverain de son pays. Il mit toute sa foi, son génie d’homme d‘Etat, de chef militaire et de diplomate, à défendre le droit de sa patrie à la liberté et la dignité. Beaucoup de témoins ennemis et amis ont remarqué que sa force de caractère, son énergie dans l’action, sa constance dans les efforts, étaient en harmonie avec sa profonde spiritualité, par son sens de l’humain et la simplicité de sa mise : «  Au milieu des préoccupations de la guerre, constate Noel Manoucci qui a vécu dans l’entourage du souverain pendant deux ans, il a fondé des villes, créé un système de gouvernement, établi des lois, ramené à l’unité des peuplades éparses »[20].

 

Le Danois Adolphe Wilhelm Dinesen, officier engagé dans l’armée d’occupation française et appartenant à l’entourage du général Bugeaud écrit, jugeant sa manière de gouverner: « L ‘humanité et la justice profondément ancrées dans le respect scrupuleux de la loi, sont les deux fondements de son règne... On n’a pas tort de le comparer au portrait du Christ que nous a transmis la tradition»[21].

 

L’exemple le plus éclatant de la liaison intime entre contemplation et action  - moments complémentaires et indispensables de la vie musulmane - est bien celui d’Abdelkader. Dans les agitations des voyages incessants et les guerres, il trouvait toujours des moments pour la méditation. L’espion Léon Roche qui devient l’un des proches de l’Emir le décrit ainsi : « Il se livre à des méditations après chaque prière, égrène constamment son chapelet et fait  chaque jour, dans sa tente ou à la mosquée quand il se trouve dans une ville, une conférence sur l’unité de Dieu. Il passe pour être un des théologiens les plus érudits de l’époque. Il jeûne au moins une fois par semaine. »

 

Et au cours de l‘une de ses prières, pendant le siège d’une ville, L. Roche le décrit ainsi : « Ces beaux yeux bleus, bordés de cils noirs, étaient relevés, ses lèvres légèrement  entrouvertes semblaient encore réciter une prière et pourtant elles étaient immobiles : il était arrivé à un état extatique. Ses aspirations vers le ciel étaient telles qu’il semblait ne plus toucher à la terre. Admis quelquefois à l’honneur de coucher dans la tente d’Abdelkader, je l’ai vu en prière et j’avais été frappé de ses élans mystiques, mais cette nuit, il me représentait l’image la plus saisissante de la foi. C’est ainsi que devaient prier les grands saints du christianisme ».

 

II - La deuxième période de  la vie de l’Emir

L‘Emir la passe, avec environ cent de ses proches, emprisonné en France pendant cinq années, après le manquement aux promesses qui lui ont été faites par le gouvernement de Guizot puis ceux de la 2ème République, de le transporter avec les siens au Moyen-Orient. Mais beaucoup de Français lui ont témoigné au cours de cette épreuve pénible amitié et respect, et en tête de ceux-là  le prince – président  Louis-Napoléon, qui en 1852 vint lui-même lui annoncer sa liberté, qui lui permit de s’établir à Brousse  en Turquie.

 

Au cours de ces cinq longues années, l’Emir mène une vie d’étude, de recueillement et d’enseignement aux siens dont vingt cinq étaient morts en prison. Il a fait de sa cellule une retraite (Khalwa) pour l’oraison et la méditation, et il obtient ses premiers dévoilements et visions spirituelles dans ce qu’il appelle lui-même « le monde du bien et de la lumière »[22] .

 

Sur sa condition morale au cours de ses tribulations, le général Dumas s’exprime dans une lettre adressée à Mgr Dupuch, évêque d’Alger, dans les termes suivants : « Vous verrez l’illustre prisonnier du château de Pau et vous n’aurez certainement pas à regretter sa visite. Vous aviez connu Abdelkader du temps de sa gloire, lorsque la presque totalité de 1’Algérie reconnaissait son autorité.  Et bien, vous le trouverez dans cette épreuve plus grand encore et plus vulnérable. Il poursuit toujours, comme on le connaît de lui son ascension (spirituelle) vers les stations les plus élevées. Vous trouverez un homme juste, simple,  attrayant, modeste, solide et ne se plaignant jamais, cherchant à justifier ses ennemis – même ceux encore capables de lui infliger beaucoup de torts -  n’admettant point qu’ils soient diffamés en sa présence. Même dans les cas où la vérité lui impose de désapprouver les agissements commis par des musulmans ou des chrétiens, il demeure indulgent envers tous, évoquant les contraintes des circonstances pour les premiers et pour les autres l’obligation d’assurer et d’honorer l’étendard sous lequel ils combattent. Votre visite à cette noble et honorable personne constituera une autre bonne action qui s’ajoutera à celle devenue la marque distinctive de votre vie. »

 

Hippolyte Langlois, ancien prisonnier de l’armée algérienne, revit en 1852 l’Emir à son passage à Paris, lorsque Napoléon III décida enfin de remplir les engagements de la France en libérant « l’illustre prisonnier ». « C’était toujours le même homme, » dit Langlois dans ses « Souvenirs d’un prisonnier d’Abdelkader» « avec sa figure grave, son regard inspiré, sa parole rare, son geste prophétique  semblant vivre dans un monde surnaturel au-dessus du vulgaire ».

 

III - Troisième et dernière période de sa vie

 

De 1852 a 1883, l’Emir s’établit au Proche-Orient. C’est cette période d’exil qui est la plus riche mais, paradoxalement, elle n’a pas intéressé suffisamment les historiens. Nous découvrons un homme magnanime, voué à l’étude et la dévotion, qui sait parler le langage des cœurs comme il a su manier les armes auparavant. Ce n’est certainement pas une vocation tardive, ni une reconversion d’un héros des champs de bataille.

 

A Damas, l’Emir prit sous sa protection la communauté chrétienne et européenne lors des émeutes de  Juillet 1860. Il permit à plus de 12 000 chrétiens d’échapper aux massacres et face à une foule déchaînée, il s’interposa en clamant : « Les religions, en premier chef 1’1SLAM,  sont trop nobles et trop sacrées pour être un poignard d’ignorance ou une faucille d’aliénation, ou des cris vulgaires... Je vous mets en garde de vous laisser entraîner par le diable de l’ignorance ou qu’il ait une emprise sur vos âmes »[23].

 

Ces  émeutes étaient la conséquence de manipulations des deux grandes puissances coloniales de l’époque, la France et l’Angleterre. L’Emir, en tant que musulman avisé des intrigues des uns et des autres, intervint et offrit sa protection aux chrétiens. Cette attitude, somme toute naturelle de la part d’un fidèle musulman, a eu un écho considérable dans le monde entier surtout en occident. Beaucoup de chefs d’état lui ont témoigné leur reconnaissance. Ainsi le pape le fit décorer de l’ordre de Pie IX et il reçut l’insigne de Grand Croix de la Légion d’honneur. Dans son attitude qualifiée de tolérante, l’Emir n’a fait qu’obéir aux préceptes coraniques et prophétiques, rien de plus, c’est ce qu’il exprime dans sa réponse à Mgr Pavy évêque d’Alger,  qui lui a adressé une lettre d’admiration pour la noblesse de son attitude. Voici des passages de cette lettre datée du 10 ou 11 juillet 1862 : 

«  Ce que nous avons fait de bien avec les chrétiens, nous nous devions de le faire par fidélité à la foi musulmane et par respect aux lois de l’humanité. Car toutes les créatures sont la famille de Dieu et les plus aimés de Dieu sont ceux qui sont le plus utiles à sa famille. Toutes les religions apportées par les prophètes depuis Adam jusqu’à Mohammed reposent sur deux principes : L ‘exaltation de Dieu Très Haut et la compassion pour ses créatures. En dehors de ces deux principes, il n’y a que des ramifications sur lesquelles les divergences sont sans importance. Et la foi de Mohamed est parmi toutes les doctrines, celle qui montre le plus d’attachement et donne le plus d’importance au respect de la Compassion et de la Miséricorde et à tout ce qui assure la cohésion sociale et nous préserve de la dissension. Mais ceux qui appartiennent à la religion de Mohamed l’ont dévoyée. C’est pourquoi Dieu les a égarés. La récompense a été de même nature que la faute »[24].

 

Pour une réflexion plus large et plus profonde sur les relations entre les diverses communautés religieuses et laïques, il faudrait faire une étude systématique de son grand traité métaphysique et ésotérique « Al-Mawaqif », « Le livre des Haltes », dans lequel on peut lire par exemple ce texte :

 «  Notre Dieu et le Dieu de toutes les communautés opposées à la nôtre est véritablement un Dieu unique…Il s’est manifesté aux Mohammadiens au-delà de toutes formes, tout en se manifestant en toute forme, sans que cela entraîne incarnation, union ou mélange... Aux Chrétiens, Il s’est manifesté dans la personne du Christ et des moines. Aux Juifs, Il s’est manifesté sous la forme de Uzayr et des rabbins, aux Mazdéens sous la forme du feu, et aux Dualistes dans la lumière et les ténèbres. Et Il s’est manifesté à tout adorateur d’une chose quelconque… sous la forme de cette chose, car nul adorateur d‘une chose limitée ne l’adore pour elle-même. Ce qu’il adore, c’est l’Epiphanie, en cette forme, du Dieu Vrai »[25].

 

Pour Abdkelkader et autres Soufis musulmans, tout adorateur, quel que soit l’objet apparent de son adoration, n’adore en fait qu’Allah. Le fondement indivinis de la diversité des croyances n’est autre que la multiplicité infinie des théophanies des noms divins. Il écrit : « Aucune de ces créatures ne l’adore sous tous ses aspects… Tous le connaissent donc nécessairement sous un certain rapport et l’adorent sous ce même rapport. Dès lors, Il est l’essence de tout « adoré », et sous un certain rapport, tout adorateur n’adore que Lui »[26].

 

Dès la début de son installation à Damas, l’Emir devient le pôle d’un cercle de maîtres spirituels de différentes confréries et d’intellectuels, et son enseignement fut recueilli par ses disciples. Une partie de cet enseignement fut consigné par écrit dans son ouvrage « Le livre des Haltes »[27]. Sa teneur d’un niveau sublime fait dire à Jacques Berque dans son livre « L’intérieur du Maghreb » :

« La splendeur littéraire de maints passages des « mawaqifs » risque de renverser bien des hiérarchies reçues et  de montrer que la vraie « nahda » (renaissance) n’est sans doute  pas là où on la cherche »[28].

L’Emir n’a cessé à travers ce livre de proclamer son rattachement spirituel à l’un des plus grands maîtres de l’histoire humaine, le Cheikh al–Akbar, Ibn Arabi. C’est sous sa magistrature que s’ouvre et se ferme l’installation de l’Emir à Damas. Il habita la maison qui fut autrefois celle de son maître et demanda à être inhumé auprès de lui.

 

Au cours de sa quête spirituelle, dès sa jeunesse, l’Emir a reçu l’initiation spirituelle de plusieurs maîtres des voies Kadiris, Nakchbandi, Mawlawi. Et il couronna son parcours à l’âge de 55 ans en 1863 à La Mecque en recevant l’initiation du maître de la confrérie Darquwayya le marocain Cheikh Mohammed ibn Mas’oud al-Fassi. La première initiation au Nom Suprême s’est déroulée à quelques kilomètres de La Mecque dans une grotte très célèbre (Hirà), puisque le prophète y adorait Allah avant de recevoir sa première révélation. Ensuite il passa un an et demi entre les deux villes saintes, La Mecque et Médine[29].

 

A sa sortie de cette retraite, Abdelkader était transformé par cette nouvelle expérience de l’éternité et l’acquisition de la parfaite réalisation spirituelle. Il composa un poème de cent-onze vers en l‘honneur de son Cheikh Al-Fassi, qui lui a ouvert également la voie majestueuse d’Ibn Arabi ; et Abdelkader le déclare haut et fort : « Il (Ibn Arabi) est notre trésor d’où nous puisons ce que nous écrivons, le tirant soit de sa présence spirituelle (ruhaniyvah), soit de ce qu’il a lui-même écrit dans ses ouvrages »[30]. Il faut signaler que l’Emir est le premier éditeur de la somme spirituelle « Les illuminations mecquoises », ouvrage monumental d’Ibn Arabi.

 

L’initiation Darqawi de l’Emir est concomitante à sa mise au point publique vis-à-vis de la Maçonnerie. Plusieurs historiens ont posé la question de savoir si l’Emir a réellement fait partie de la Maçonnerie. Les uns sont affirmatifs, d’autres sont sceptiques. La réalité des faits est la suivante.

Après les événements de Damas en juillet 1860, la Franc-maçonnerie voulant profiter de la situation s’est adjointe au concert de félicitations et remerciements qui fusaient de toute part à l’égard de l’Emir. Ainsi le Grand Orient de France s‘est empressé de demander à deux de ses loges parisiennes, la loge Henri IV et la loge « la Sincère Amitié», de correspondre avec Abdelkader. Dans les deux lettres envoyées en 1860 par les deux loges, nous ressentons une certaine récupération du geste de l’Emir pour qu’il apparaisse comme émanant d’un prétendu idéal maçonnique. Ainsi Abdelkader est qualifié de pourfendeur « des préjugés de caste et de religion », des « fureurs de la barbarie et du fanatisme »,  et de héraut « de la liberté de conscience » et de «sentiments de fraternité humaine »[31]. L’Emir, selon son habitude, répond par une lettre courtoise et demande des éclaircissements au sujet de la Maçonnerie, et une correspondance se poursuit. Or, dans l’exposé doctrinal qui lui a été envoyé par le Grand Orient de France, celui-ci le fait précéder d’une allusion  « à l’initiation qui vous sera conférée » comme si le fait de demander des éclaircissements impliquait la volonté d’adhérer à la Maçonnerie.

 

Au terme de cet exposé du Grand Orient de France, où l’on ressent une volonté de faire croire que l’Emir est déjà acquis à la cause maçonnique, le destinataire est invité à répondre à cinq questions. A travers ses réponses, les thèmes classiques du soufisme sont abordés comme l’indigence ontologique (‘ubudiyya), l’unicité de l’Etre (wahdat al-wujud), la conformité à la loi divine (shari’a), etc. Mais voyons la réponse de l’Emir à la dernière question :

Q : « Comment comprenez-vous la réalisation de la tolérance et de la fraternité ? »

R : « Quant à la tolérance, pour la pratiquer il ne faut pas combattre le partisan d’une religion et le forcer à l’abandonner par le sabre, par la force. Toutes les lois divines sont d’accord sur ce point, que ce soit la loi musulmane ou les autres ».

 

La tolérance pour l’Emir n‘est pas une indifférence aux dogmes comme le laisse penser la Maçonnerie qui « s’interdit dans ces réunions toute discussion sur la foi religieuse » et professe le libre examen, c’est-à-dire la volonté de réduire le Réel à la pensée discursive. Le libre examen permet à l’individu de déclarer caduque tout ce qui dans la religion échappe à la raison discursive comme le dogme, la loi, les anges, le devenir de l’homme après la mort, etc. En définitive, l’idée même de Dieu est vidée de toute consistance et n’est qu’une vue de l’esprit. La Vérité n ‘est plus qu’une idée relative puisque n’importe qui peut dire n’importe quoi sans l’arbitrage d’un principe supérieur régulateur.

 

A la suite des échanges épistolaires entre l’Emir et la loge Henri IV, celle-ci voulant forcer la nature des choses, déclare la cérémonie d’initiation d’Abdelkader à la Maçonnerie, alors  qu’il se trouvait dans les lieux saints de l’Islam se consacrant à l’oraison du Nom Suprême « ALLAH » avec son maître Darqawi Mohammed el-Fassi.

 

L’orateur Dubroc de la loge déclare le 1er septembre 1864 : « Ce que nous avons en vue, dans l’initiation que nous consacrons aujourd’hui après avoir poursuivi si longtemps l’accomplissement, c’est la Maçonnerie implantée en Orient dans le berceau de l’ignorance et du fanatisme : c’est le drapeau de la tolérance remis entre des mains vénérées, confié à un bras qui a fait ses preuves et est arboré par lui… sur les plus hautes mosquées face à l’étendard du Prophète. L’Emir Franc Maçon est pour nous le coin entré dans le roc de la barbarie ». Ces propos qui fusent d’éloquence raciste montrent clairement que l’intolérance et le fanatisme sont l’apanage de ceux qui les dénoncent et les pratiquent dans les faits.

 

Les responsables Maçonniques sont déçus par l’absence de l’Emir à la cérémonie. L’un d’eux profère même des propos racistes à l’égard de l’Emir : « Les notions de droit, dit-il, de justice, d’égalité, de réciprocité et même de fraternité sont encore obscures dans l’esprit de l’homme qu’on proclame peut-être avec raison le premier de sa race. »

 

Il faut dire que la perspective doctrinale de l’Emir issue de la spiritualité islamique s’oppose radicalement à la vision profane et laïque de la Maçonnerie. Et l’Emir se rend compte bientôt que la Maçonnerie souhaitait utiliser son prestige pour développer ses influences en Orient. Ainsi l’Emir cesse tout contact et il signifie sa rupture définitive au Grand Orient de France en 1865. C’est pourquoi, les familiers de l’Emir ne font pas état de sa correspondance avec le Grand Orient de France, cette correspondance pouvant être manipulée. L’historien algérien M. Ch . Sahli résume ces faits en écrivant : « Vouée à l’échec…la tentative maçonnique pour enrôler l’Emir Abdelkader fut longue et obstinée. De 1860 à 1865, elle s’était développée d’une manière tortueuse qui traduisait une volonté de s’accrocher… Mais prétendre avoir obtenu son adhésion à une loge parisienne pour lui proposer ensuite vainement de s’affilier à la loge d’Alexandrie et finir probablement à son insu sur l’inscription à titre de membre honoraire dans une loge de Damas, cela revenait, en définitive, à vendre la peau de l’ours »[32].

 

D’autre part, l’Emir était un poète. Il a écrit quelques dizaines de poèmes ; il a écrit d’autres ouvrages, autres que le « Livre des Haltes »[33] et a rédigé des milliers de lettres à ses correspondants de tout horizon.

 

Un dernier mot pour dire que l’Emir a joué un grand rôle dans la renaissance arabe. Nombre de réformateurs sont issus de l’école d’Abdelkader[34]. Son influence dépasse le cadre même du monde arabe. En effet, le renouveau spirituel initié par René GUENON en Occident est issu de l’action bienfaitrice de l’Emir. Un de ces disciples est le Cheikh Abderrahman Illaych, grand mufti malékite et maître de la voie Chadhilite et Egypte. Ce Cheikh a eu des disciples occidentaux, notamment l’écrivain et artiste suédois Ivan Aguéli (m. en 1917) et le géant métaphysicien René Guénon (m. en 1951), le plus grand relais de l’héritage akbarien et du soufisme en Occident au XXème siècle, et qui a dédié son remarquable ouvrage « Le Symbolisme de la Croix » à son premier maître dans la voix soufie Cheikh Abderrahman[35].

 

Terminons par ces vers de l’Emir :

« En moi est toute l’attente et l’espérance des hommes

pour qui le veut « Coran » (totalisateur) 

pour qui le veut « Livre discriminateur »

pour qui le veut : « Torah »,

pour tel autre, « Evangile », flûte du Roi – Prophète,

Psaume ou révélation »[36].

Ce thème n’est sûrement pas dû à l’influence de telle loge, mais il est dû à l’universalité de l’ésotérisme islamique exprimé par des vers célèbres d’Ibn Arabi :

 

« Mon cœur est devenu apte à revêtir toutes les formes

Il est pâturage pour les gazelles et couvent pour les moines

Temple pour les idoles et Kaaba pour le pèlerin

Il est les tables de la Torah et le livre du Coran

Je professe la religion de l’amour, quel que soit le lieu

Vers lequel se dirige ses caravanes

Et l’amour est ma loi et ma foi ».

 

Cette universalité de l’amour est due à la réalisation spirituelle du verset coranique : « A Allah seul appartient l’Orient et l’Occident ». « Où que vous vous tournez se trouve la face d’Allah ».

 

 

 

 

 

Annexe : Point de vue sur l’Emir par Sakhr Benhassine[37]

 

Evoquer l’Emir Abd El-Kader requiert une grande liberté d’esprit, synonyme en l’occurrence de discernement, car bien plus qu’une figure de l’histoire, il est un signe pour l’humanité toute entière, une miséricorde dont la bénédiction continue aujourd’hui et pour longtemps à l’entourer de toute part.

 

Sa biographie est surprenante, voir  déroutante pour ceux qui la considèrent du point de vue profane, mais admirablement conséquente prise dans son contexte spirituel : d’ailleurs ce n’est qu’ainsi qu’elle se peut comprendre : elle fut exclusivement spirituelle.

 

Ses prouesses guerrières, ses finesses politiques, ses percées culturelles mais aussi ses échecs, ses défaites, sa capitulation, sa détention même, tous ses actes et ses non-actes furent autant de pas sur le chemin de Dieu. Il écrit à Mgr Dupuch, un homme de religion qu’il affectionnait : « Je n’étais pas née pour être un guerrier, il me semble que je n’aurais jamais dû l’être, ne fut-ce qu’un seul jour, et pourtant j’ai porté les armes toute ma vie. »

 

L’Emir était donc un homme de paix contraint à la guerre, non un guerrier, mais alors n’est-ce pas inouï qu’un tel homme tienne tête à la plus grande armée de l’époque, quinze longues années auxquelles seule sa certitude de l’inanité de leur prolongement mit fin ?

 

A ce stade des événements, l’Emir réalise que la France est une nation en pleine expansion alors que l’Algérie n’est qu’une terre colonisable ; la nation algérienne reste à construire. Il apparaît donc évident que l’Emir n’a raccroché son épée que pour prendre sa plume, et Dieu sait que sa plume est autrement plus tranchante que son épée, fut-elle le cauchemar de ses adversaires.

 

A la dimension territoriale de son combat succède alors la perspective universelle ; il se sait investi, désormais, du devoir de combattre ce mal bicéphale que l’on nomme tantôt matérialisme, tantôt obscurantisme. Il doit éveiller les consciences, rendre évident aux yeux des Occidentaux leur dénuement spirituel tout en faisant sentir aux Orientaux leur indigence matérielle.

 



[1] Henri TEISSIER, L’entourage de l’Emir Abdelkader et le dialogue islamo-chrétien, Islamochristiana, 1, pp.41-69,1975

[2] Charles André JULIEN, Histoire de l’Algérie contemporaine, PUF, 1964, p. 38.

[3] Les Français en Algérie, souvenir d’un voyage fait en 1841, Mame, Tours, 1867, p. 56-57. « Alger, naguère l’un des remparts de la France infidèle, maintenant couronnée par la croix. Seigneur… les bourreaux de vos saints disparaissent… et voici que les derniers d’entre eux, refoulés par les armées chrétiennes, s’engloutissent dans le désert béant qui les a vomis… ».

[4] Charles Henri CHURCHILL, La vie d’Abd-El-Kader, Traduction Michel HABART, Aller, Sned, 1971, p. 331.

[5] Ibid. p.107.

[6] Général AZAN, L’Emir Abdelkader, Hachette 1925, p.150 (cf. Mahfoudh KADDACHE, L’Emir Abdelkader, Alger, SNED, 1974, 110 p.)

[7] PONS A., La Nouvelle Eglise d’Afrique, Tunis, 1930.

[8] PIONEAU, p.246.

[9] PIONEU, Vie de Dupuch, p.247.

[10] Cf. par ex. Tuhfat az-zaïr, p. 544.

[11] PIONEAU, p.163.

[12] Abbé SUCHET, Lettres édifiantes et curieuses sur l’Algérie, Tours, 1840, 432 p., pp.405-406.

[13] AL MAIR Mohammed ibn Abd al Kader, Tuhfat az za’ir, tarîhh el djaza’ir wa-l-Amir Abdelkader, éditions Mamdouh Hakki, 960 p.

[14] Ibidem. p.522

[15] Lettre du mois de Safar de l’année 1265.

[16] Dans l’ouvrage récent de Mr Boualem Bessaih, De l’Emir Abdelkader à l’Imam Chamyl , Alger, Dahlab, 1997, 368 p., on trouve une expression semblable utilisée par l’Emir dans une lettre à Chamyl : « …ce que j’ai rien d’autre que l’obéissance aux principes de notre loi et aux préceptes de l’humanité » (p. 300).

[17] PIONNEAU, p.440-441  -  cf/ COVRU ; p.429 dans AOULI /cf. p. 258 dans traduction KHAWAN, de la lettre aux Français, Ed. phébus, Paris, 1877

[18] Paul AZAN, L’Emir Abdelkader, Paris 1925.

[19] Cité par M. Habart (p. 36) dans son introduction à la traduction française de la « Vie d’Abdelkader » de Charles Henry Churchill, 2ème éd. Alger 1974.

[20] Mahmoud Bouayad, L’Emir Abdelkader : un homme fascinant, Revue Promesses, n° 8, p.29, 5 juillet 1970

[21] Adolphe Wilhelm Dinesen, Abdelkader et les relations entre les français et les Arabes en Afrique du nord. Traduction : Fondation de l’Emir Abdelkader, (Copenhague, 1840), p.82-137.

[22] Le livre des Mawaqifs, chap. 83-211.

 

[23] Jawad al-Mourabit, Al-taçawwuf wa-l-Amir Abdelkader, Damas 1966, p.46.

[24] La revue « Itinéraires » n° 2, janvier/juin 1998, p.21

[25] M. Chodkiewicz, Ecrits spirituels, Paris 1982 p.132-133. Dans cet excellent ouvrage, il y a la traduction de 39 chapitres des Mawaqifs. En 1983, C.A. Gillis a traduit les poèmes qui se trouvent dans l’introduction des Mawaqifs. En 1996, le professeur Khorchid continua le travail de M. Chodkiewicz traduisant 51 autres mawaqifs. Enfin, en  l’an 2000, l’Abbé Michel Lagarde traduisit l’ensemble des Mawaqifs en trois tomes.

[26] Id. p.35-127…136.

[27] Id. p.26…38.

[28] Id. p 192

[29] Id. p 25-26

[30] Id  p. 28

[31] Bruno Etienne, Abdelkader, p. 323-325, Hachette.

[32] La revue de « Akhbar Mä’scar », 23 mai 2002, 8/6,7.

[33] Sur certains de ses ouvrages, voir la revue « Promesses » n° 8 5 juillet 1970, Alger, et M. Chodkieweiz, Ecrits spirituels, p. 184.

[34] Sur l’entourage de l’Emir à Damas, beaucoup de précisions sont à tirer des ouvrages suivants :

1.      Muhammad b.al-Amir Abdelkader, Tuhfat al-zai fi ta’rikh la-Jaza’ir wa-l-Amir Abdelkader, 2ème éd. Damas, 1964

2.      Ta’rikhulamaDimashq fi-l-qarn al-rabi’-achar, Damas, Dar el-fikr, 1987, où l’on trouve dans le 1er volume, des notices biographiques des principaux personnages qui ont été des disciples et des amis de l’Emir.

3.      D.Weismann. « Taste of modernity, Sufism, Salafim and Arabism in late ottoman Damas » Leyde 2001, qui traite de la vie religieuse à Damas à la fin du 19ème siècle et consacre de nombreuses pages à l’Emir, en particulier ch. 5 et 6 où il décrit de façon très détaillée le cercle de ses amis et l’influence qu’il exerce à Damas.

4.      Abd ak-Lahhud ak-khani, Al-hada’iq al-wardiyya. Damas 1306 h

5.      A. Temini, Revue d’histoire maghrébine n° 15-16, Tunis 1979, p. 107-115, N° 10-11, p.157 – 2002/ N° 12, p. 308-343

[35] Michel Valsan, « L’Islam et la fonction de René Guénon », in Etudes traditionnelles, janvier/février 1953, p.14-48. M. Chodkiewicz, Ecrits spirituels, p.191-192. C.A. Gillis, conférence à Mascara « La fonction d’Abraham et l’Occident : Abdelkader et René Guénon », (21ème colloque de la pensée islamique, 1/1/1987).

[36] Mawaqifs, Damas, 1966,  p. 21-22.

[37] In Itinéraires n° 3, déc. 1998, pp. 27-31.