le
Prêtre et la Guerre
« l’infâme
rumeur»
1916
CONTEXTE
Après
plusieurs années de tensions entre les gouvernements de la République et
l’Eglise catholique en France, face à l’ennemi allemand, dès la déclaration de
la guerre, anticléricaux et cléricaux cessent momentanément leurs combats,
comme en une sorte d’armistice.
L’histoire religieuse de la Première Guerre mondiale a
longtemps été oubliée par les historiens. Il faut attendre la
« contribution pionnière »
de Jean-Marie-Mayeur en 1979 pour qu’elle suscite un intérêt auprès des
chercheurs. Cette étude montre que la religion est vue comme « un élément
majeur de la culture de la guerre, mais encore comme son double élément
constitutif : dans le consentement – pour Dieu et la patrie – comme dans
le refus – un pacifisme allant quelques fois jusqu’à la dénonciation de la
guerre comme signe de péché ». Jean-Marie Mayeur rappelle que « si l’été
1914 et les premiers mois du conflit sont marqués par une explosion de
religiosité et un retour massif vers les autels, […] une retombée est sensible
à partir de 1915 », soulignant que les attitudes divergent selon que l’on
se trouve en terre de chrétienté ou d’indifférence. Cette histoire religieuse
de la guerre se divise alors en trois temps. D’abord celui de la frénésie (été
1914-1915), le temps où les églises se remplissent d’hommes avant le départ et
de femmes venues prier pour leurs proches. C’est aussi le temps où les
Catholiques « s’engagent dans l’effort de guerre ». Ensuite le
mouvement religieux semble retomber. De l’automne 1915, et l’installation du
conflit dans une « guerre longue », jusqu’en 1917, ce sont les
querelles et les rumeurs qui renaissent notamment avec la « rumeur
infâme ». Enfin à l’automne 1917, les Catholiques, comme la majorité de
l’opinion, soutiennent le gouvernement constitué par Clemenceau et espèrent la
victoire et la paix, mais pas celle « offerte par les Boches ! »
celle que les soldats imposeront « bientôt par [leurs] armes victorieuses
».
(DELOCHE, 2009)
Avec
la fin des immunités ecclésiastiques, les prêtres et les séminaristes se
retrouvent aumôniers des troupes, infirmiers ou combattants. Les évêques
invitent à des célébrations religieuses les autorités civiles et militaires. On
en appelle à l’Union sacrée des
adversaires politiques contre l’ennemi commun.
Ce n'est qu'au mois de novembre 1914 que
L'Humanité intitule un article : « Union sacrée ». Pendant un certain
temps, on parle plus volontiers de « réconciliation nationale ». Quant aux
rapports des préfets, ils mentionnent principalement la « trêve des partis ».
Il y a là une notion essentielle. L'Union sacrée, lorsqu'elle a été conçue, ne
s'est pas inscrite dans un contexte de longue durée. Personne n'imaginait que
la guerre puisse durer plus de quelques semaines, quelques mois, au pire. Il ne
pouvait donc pas s'agir d'une formule durable, mais d'une attitude liée à une
situation temporaire et urgente. D'ailleurs, au moins en ce qui concerne les
forces politiques, sociales, spirituelles, chacune d'entre elles exprimait plus
ou moins clairement —dans certains cas fort clairement — que l’après-guerre,
très proche, verrait son succès… aux dépens des autres.
(BECKER, 1985, p.113-114)
Mais
bientôt les deux extrémismes vont à nouveau s’affronter : les plus
cléricaux voyant dans la guerre le signe du péché d’un Etat laïcisé, les plus
anticléricaux accusant l’autre camp de souhaiter la défaite nationale.
La presse anticléricale revient de manière récurrente
sur quatre thèmes. Tout d'abord, les faveurs prêtées à la papauté à l'égard des
Empires centraux suscitent des critiques contre les prises de position de
Benoît XV : son appel à prier pour la paix en janvier 1915, en partie censuré ;
sa note de paix du 1er août 1917 ; la levée de l'excommunication du
roi de Bulgarie, Ferdinand 1er , désormais allié à l'Allemagne et à
l'Autriche, qui avait été prononcée par Léon XIII à la suite de la conversion
du souverain à l'orthodoxie pour plaire à la Russie. À partir du moment où le
pape ne paraît pas prendre ouvertement parti pour la France, vue comme
l'agressée, il passe pour proallemand. De même, en février 1915, l'élection du
supérieur (« le général ») des Jésuites, le P. Ledochowski, un Polonais
d'origine autrichienne, est perçue comme la victoire d'un « homme de Berlin »
(Le Journal, 12 février). En second lieu, les anticléricaux français sont
persuadés que le clergé a voulu la guerre, et même la victoire de l'Allemagne,
pour venger les lois laïques. Cette rumeur tire ses origines de prédications et
de publications qui, dans l'esprit de la théologie d'un Joseph de Maistre,
présentent le conflit comme un châtiment divin destiné à punir la France et à
l'amener à expier ses fautes. Un troisième axe du discours anticlérical évoque
la tolérance, voire la complaisance supposée des pouvoirs publics à l'égard du
clergé. Les œuvres confessionnelles se développeraient, y compris dans l'armée,
sous le regard bienveillant des responsables politiques, militaires et
administratifs. Enfin, un dernier thème, dénoncé par les catholiques comme une
« rumeur infâme » et point de départ d'une vigoureuse polémique, affirme
que les prêtres sont des « embusqués », échappant aux dangers du front par des
affectations à l'arrière, notamment dans les hôpitaux où ils feraient montre de
« zèle clérical » auprès des blessés. Cette critique est portée par Le Bonnet
rouge, qui prétend que douze mille cinq cent quatre-vingt clercs, soit «
l'effectif d'une division », sont dans les formations sanitaires « au lieu de
servir sur le front » (23 décembre 1915). La Dépêche de Toulouse lui fait écho
en mettant « au défi n'importe quel poilu (mais un vrai, alors !) de dire
qu'il a vu monter la garde aux tranchées à un curé ou à un millionnaire » (13
février 1916).
(BONIFACE Xavier,
2014)
La
polémique va donc reprendre autour de cette « infâme rumeur » et les
oppositions « laïques- catholiques »se cristalliser.
Maurras ne
protégea pas seulement l'honneur des membres du clergé. Il défendit aussi la
doctrine catholique incomprise et violemment attaquée. Dès le 29 septembre
1914, il réplique au Temps qui avait pris à partie le cardinal Sevin :
« … Le cardinal Sevin, archevêque de Lyon, suivi par la Croix de Paris
demande la participation officielle de l'Etat aux actes religieux. Il semble
que cette démarche de la part de croyants, de la part de prélats revêtus de la
pourpre, est assez naturelle. Le contraire seul devrait étonner. Ce qui nous
étonne aussi, c'est qu'on puisse, au nom de la neutralité et de
l'indétermination religieuse, opposer une objection de principe quelconque à un
vœu pareil ! M. Poincaré avait parlé d'union sacrée, M. Barthou de trêve
magnifique; cela semblait ne rien exclure. En stipulant comme « de
l'essence de la République » la laïcité, on exclut la doctrine catholique.
(MARTY, 1986, p.116)
C’est
dans ce contexte que le cardinal archevêque de Lyon publie une lettre pastorale
intitulée « Le Prêtre et la Guerre »
dans la Semaine religieuse du diocèse de
Lyon des 24 et 31 mars 1916.
TEXTE
LETTRE PASTORALE
DE
S. E. LE CARDINAL
SEVIN, ARCHEVÊQUE DE LYON
sur
LE PRÊTRE ET LA GUERRE
pour
le Saint Temps de
Carême de l'An de Grâce 1916.
Hector-Irénée SEVIN
par la grâce de
Dieu et l'autorité du Saint-Siège Apostolique
Cardinal-Prêtre de
la Sainte Eglise Romaine
du Titre de la
Trinité des Monts,
Archevêque de Lyon
et de Vienne, Primat des Gaules
au Clergé et aux Fidèles de notre Diocèse,
Salut et
Bénédiction en Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Nos TRÈS CHERS
FRÈRES,
1.
Vous connaissez le mystère de Dieu sur ses prêtres. Rien de plus admirable que
la puissance d'enseigner et de sanctifier qu'il leur confie pour le salut du monde
; rien de plus étonnant que les douloureuses conditions qu'il met à
l'efficacité de leur apostolat, car il veut que ses ministres achètent avec lui
par la souffrance et par l'expiation la conversion des peuples. Allez, leur
dit-il, «enseignez, baptisez, (Matth., XXVIII, 19-28), recevez le Saint-Esprit,
liez et déliez les péchés. » (Matth., XVIII, 18.) Voilà les prérogatives ;
voici les charges. « Il suffit au disciple d'être traité comme son maître et au
serviteur comme son seigneur. (Matth., X, 24-25.) Si donc, ils m'ont persécuté,
ils vous persécuteront ; Vous serez en haine à tous à cause de mon nom. »
(Matth., X, 16-28.)
2.
Jésus-Christ a été calomnié et persécuté, ses prêtres le seront après lui ; car
il n'appartient qu'à un Sacerdoce crucifié d'établir et de perpétuer le règne
d'un Dieu crucifié. Aussi notre longue histoire n'a-t-elle été qu'un
enchaînement ininterrompu de souffrances. La persécution a eu des jours de
trêve, séparant les jours de violence, la calomnie n'en a pas. Après saint Paul,
Tertullien nous a conservé le mémoire des ignominieuses accusations dont le
clergé fut l'objet durant les premières persécutions ; nous savons que les
grandes hérésies l'ont poursuivi de même et qu'il n'a été épargné ni par les
légistes de Philippe le Bel, ni par ceux de Charles VII, ni par la Réforme, ni
par la Révolution. Où en sommes-nous aujourd'hui?
3.
Hier, on nous calomniait au nom de la tolérance et on nous rendait suspects au
nom de la politique ; aujourd'hui, comme en 1870 et en 1792, nous sommes
accusés d'incivisme par une Rumeur infâme qui circule dans les
villes et les campagnes. Ce sont,
dit-elle, les Curés qui font faire la
guerre !
Si
nous n'étions que d'hier sur le sol de la patrie, nous nous expliquerions les
attaques et les suspicions ; mais, qu'après plus de 14 siècles de services
rendus, nous rencontrions un tel déni de justice, nous ne savons le comprendre,
ni dissimuler la douleur que nous fait éprouver un si triste égarement.
Nous
nous tairions cependant, N.T.C.F., et nous continuerions de dédaigner
l'outrage, si les âmes faibles ne se laissaient séduire par la calomnie et si
votre honneur n'était mis en jeu avec le nôtre. Mon honneur, disait saint
Grégoire le Grand, est celui de tous les fidèles ; bien plus, c'est un des
solides appuis de leur foi. Honor meus
est honor universalis Ecclesiae... Meus honor est fratrum meorum solidus vigor.
(Epist. Lib. VIII. Indic. I. Epist. 30.) Vous êtes malgré vous compromis avec
nous ; nous ne pouvons vous abandonner, et mépriser plus longtemps l'agression.
4.
Nous nous défendrons donc contre l'infâme
Rumeur. Dans ce but nous rechercherons avec vous : 1° d'où elle vient ; 2° ce
qu'elle vaut ; 3° où elle va. En
le faisant c'est la cause de la France, aussi bien que celle de l'Eglise, que
nous servirons.
I
D'OU
VIENT LA RUMEUR INFAME ?
Ce sont les Curés qui font faire la
guerre !
C'est aujourd'hui un bruit public et universel. D'où vient-il? à qui faut-il
l'imputer ?
Question
insoluble, ce semble. Peut-on, direz-vous, désigner le lieu d'origine et
l'auteur d'un bruit si répandu ? Tel porte ici l'accusation contre le clergé
dans un tête-à-tête ; un second y ajoute ailleurs, et plus loin un troisième
renchérit sur les mensonges des deux autres. Le bruit vient de cent endroits
différents et de cent bouches diverses. Vous vous trompez, N.T.C.F. Par delà la
foule qui s'est fait de suivre une longue habitude et répète, par instinct de
dénigrement, la calomnie qu'on lui jette, regardez ceux qui l'inspirent et qui
s'en servent. Tout part d'un seul, d'un seul homme, ou d'un seul groupe : Quod ab uno aliquando principe exorta sit,
necesse est. (Tertullien. Apol., VII.)
6.
Voulez-vous savoir d'où vient la Rumeur,
cherchez à qui elle profite.
***
A
qui importe-t-il que les Français se divisent et que soit brisée l'union des
forces matérielles et morales qui leur a valu de si beaux succès ? A
l'Allemagne, sans aucun doute, et tous ceux qui par inconsidération ou
malignité propagent la Rumeur diviseuse
sont ses alliés conscients ou inconscients ; ce sont des Allemands de
l'intérieur. Depuis 18 mois, bien des larmes ont coulé et bien des désastres se
sont accumulés. Or la tendance innée de tous ceux qui souffrent ou se sentent
lésés dans leurs intérêts, est de rechercher qui est responsable de leurs
infortunes. C'est de quoi on profite. A qui doivent-ils en fait attribuer tous
leurs maux ? A qui, si ce n'est à la puissance qui a si longtemps, si
savamment, durant la paix, préparé la guerre, qui a mis en œuvre toutes les
découvertes pour rendre la lutte plus meurtrière, à l'Allemagne ? Ainsi le veut
la logique. Comme ses amis le sentent et veulent détourner les esprits de cette
conclusion, ils ne craignent pas de substituer à l'Allemagne coupable, des
innocents. Sur qui font-ils faire retomber cette responsabilité ? Sur ceux qui
font obstacle à leur triomphe. Sur les Curés et sur les riches, sur les chefs
de l'armée et de l'Etat. Comme une guerre intestine, religieuse, sociale, ou
civile, avancerait leurs affaires ! Is
fecit cui prodest.
7. A
qui importe-t-il encore que la bonne foi des Français se laisse capter et
surprendre ? Aux ennemis de l'Eglise et de la vie catholique. La Rumeur a entrepris de séduire la France
tout entière. Admirez l'universalité de ses attaques ! Elle éclot dans toutes
les villes, dans toutes les campagnes, dans toutes les tranchées,
simultanément. Admirez encore l'identité des moyens qu'elle emploie. Nos
détracteurs pouvaient craindre que leurs victimes ne les citassent devant les
Tribunaux, Partout la Rumeur a usé de
la même tactique fuyante : elle a diffamé tout le corps du Clergé, mais elle
s'est bien gardée d'inculper aucun de ses membres en particulier ; elle a su se
faire incontrôlable et insaisissable. Elle pouvait appréhender d'être étouffée
par les pouvoirs publics, gardiens naturels de l'union sacrée. Elle a cheminé
en secret tant qu'elle a été faible, et quand elle a été forte elle n'a pas
craint d'éclater avec insolence dans la Presse, au théâtre, et de braver
quiconque voulait embarrasser sa route.
8.
Elle a osé et elle a pleinement réussi. Aujourd'hui, elle vole de bouche en
bouche, elle parle, elle écrit, vomissant l'injure, incriminant, le prenant de
très haut. Des préfets, comme ceux de Chambéry, de Nancy, de Vannes, de Mois,
des administrateurs à Châteaubriant et à Digne l'ont flétrie : des
tribunaux comme celui de Limoges et comme vingt autres avec lui l'ont condamnée
; les Evêques ont protesté et elle ne laisse pas de s'affermir. Elle envahit
comme le cancer et corrompt les parties saines du peuple. Sermo eorum ut cancer serpit. (II Tim., 17.) Qu'il est difficile de
détromper ceux qu'elle a une fois séduits ! Rien ne les ramène de leurs
préventions obstinées. De chacun d'eux on peut dire, comme des voyageurs qui
buvaient à la fontaine fabuleuse des poètes : qui bibit, inde furit.
Voyez
le résultat. En certaines contrées, le patriotisme de beaucoup s'aigrit, et de
là au mépris et à la haine du prêtre, il n'y a qu'un pas ; la foi chancelle et
les sacrements sont moins fréquentés. C'est ainsi qu'aux tristes époques
d'Arius, de Luther, des Encyclopédistes, c'est-à-dire, aux époques des grandes
défections, les outrages au clergé ont préparé les apostasies. La religion
s'identifie avec le prêtre, l'autorité spirituelle, avec la hiérarchie :
blesser le curé ou l'évêque, c'est blesser du même coup, pratiquement, la foi
et l'Eglise. Quand on veut séduire les esprits cultivés, on a recours au
sophisme, mais quand on veut ameuter un peuple, on a recours à la calomnie. La Rumeur infâme ne l'ignore pas ; c'est
pourquoi elle la prodigue aujourd'hui, comme pour préparer les apostasies de
demain.
***
9. A
qui profiteront, je vous le demande, les blessures qui nous seront infligées
par elle ? Qui est intéressé à ruiner les forces catholiques, les pratiques
religieuses, la confiance dans le prêtre ? Qui est capable d'agir en même temps
sur tous les points de la France à la fois, d'y faire courir les mêmes bruits
anticatholiques et antifrançais, dans les mêmes termes et dans les mêmes conditions?
Une seule puissance invisible et mondiale qui mène depuis tant de siècles
contre le catholicisme, à l'exclusion de toutes les autres religions, une
guerre implacable ; la puissance que nous retrouvons partout en face de
l'Eglise, celle qui s'indigne quand nous demandons des prières publiques, afin
d'attirer les miséricordes divines sur notre pays ; celle qui tonne quand nous
parlons d'expiations ; celle qui avertit sagement l'opinion de nos
envahissements quand un aumônier porte l'Extrême-Onction à un blessé ou donne
le Viatique à ceux qui vont combattre ; celle qui s'effraye en apprenant que
des religieuses se sont réunies pour prendre soin d'une ambulance et qui leur
signifie dès maintenant qu'elles devront reprendre, à la fin de la guerre, le
chemin de l'exil.
10.
A qui profitera la Rumeur infâme et
par suite à qui faut-il l'imputer? A l'ennemi de la France et à l'ennemi de
l’Eglise. Quel honneur pour le Clergé de les avoir pour adversaires ! Et pour
lui quelle honte s'il méritait leurs éloges ! On le hait et on le craint, c'est
pourquoi on l'attaque. En croirez-vous la haine, N.T.C F., lorsqu'elle s'écrie
: Ce sont les Curés qui font faire la
guerre ? A-t-elle pour but de dire la vérité ? Non, la haine ne cherche
qu'à nuire ; aussi n'est-elle recevable devant aucun tribunal et ne peut-elle
être écoutée que par des hommes inconsidérés ou gagnés d'avance à sa cause par
la passion.
***
11.
La haine, nous n'en disconvenons pas, peut quelquefois dire la vérité, mais
nous ne pouvons ajouter foi à ses affirmations que si elle les appuie sur des
preuves. Or quand elle inculpe vos curés, sur quoi se fonde-t-elle ? Sur la Rumeur. Oublie-t-elle que la Rumeur est son œuvre ? qu'elle en est
l'artisan ? Sur la Rumeur ! Quelle
est l'autorité de la Rumeur ?
C'était
déjà la Rumeur qu'on objectait à
Tertullien pour accréditer dans l'opinion les crimes imputés aux premiers
disciples de Jésus-Christ. Ecoutez de quelle énergique façon ce pénétrant
observateur en fait justice. La Rumeur,
dit-il, c'est le mal. Fama malum.
Pourquoi ? Parce que tout ce qu'elle dit est faux ou dénaturé. Elle ne dure
qu'à la condition de mentir : ea illi
conditio est ut non, nisi cum mentitur, perseveret : elle s'éteint, au contraire,
dès qu'elle est mise en demeure de préciser, de prouver : tamdiu vivit, quamdiu non probat. Elle n'allègue que des on-dit,
des rapports vagues, des bruits sans autorité : fama nomen incerti. Il n'y a que les personnes sans jugement à y
croire : An famam credat nisi
inconsideratus ! Quelque répandue qu'elle soit, quelque impudence qu'elle
mette à affirmer, remontez à sa source, c'est toujours une bouche unique, une
bouche menteuse qu'ont inspirée la jalousie, ingenio aemulationis, la légèreté, arbitrio suspicionis, ou le secret plaisir que tout homme prend à
dénigrer: aut ingenita quâdam mentiendi
voluptate. (Apol, VII.)
12.
Depuis tant de siècles la Rumeur n'a
pas changé ; elle est aujourd'hui ce qu'elle était autrefois : elle affirme
sans preuves, elle ment. Si nos détracteurs, N.T.C.F., ont la preuve que nous
faisons faire la guerre, pourquoi ne nous citent-ils pas devant les tribunaux ?
Ils n'en ont garde ; ce sont eux qui ont peur que les Curés ne les y appellent.
Aussi avec quelle circonspection ils diffament ! S'ils écrivent dans la Presse,
ils accusent le Clergé en général de trahison, mais ils ne nomment personne en
particulier, tant ils craignent d'avoir à justifier leurs accusations devant
des juges. Ils veulent bien blesser et salir le prêtre, mais c'est à la
condition qu'ils le feront impunément et en toute sécurité. S'ils parlent dans
le secret, il leur arrive de désigner nominativement tel ou tel curé, comme
coupable d'envoyer de l'or aux Allemands ; mais avec quelle prudence ! Est-ce devant
le Curé visé par eux qu'ils portent leurs accusations ? Non ; tant qu'il est
là, ils se taisent ; qu'ils aperçoivent seulement un catholique disposé à
soutenir l'Eglise, ils ne soufflent mot. Mais qu'ils se croient en sécurité,
ils donnent alors libre cours à leurs mensonges, ils se déchaînent, ils
éclatent, ils créent tout autour du pauvre prêtre une atmosphère de défiance et
d'hostilité. Venite, percutiamus eum
linguâ. (Jer., XVIII, 18.) Allons, jetons-nous sur sa réputation,
déchirons-la, mettons-la en pièces sans nous exposer à aucun risque. Quelle
lâcheté !
13.
Il y va de l'honneur de l'Eglise et de l'intérêt de la France. Si nos
accusateurs, pamphlétaires fameux ou bavards obscurs, peuvent citer des noms,
apporter des preuves, qu'ils les donnent. Que craignent-ils? L'opinion les
acclamera et les tribunaux les féliciteront. S'ils n'en ont point, qu'ils se
taisent. S'ils ont des noms, s'ils possèdent des preuves et ne les donnent pas,
quelle indignité ! S'ils n'en ont pas et si néanmoins ils inculpent les Curés,
quelle bassesse ! quelle infamie! Ils mentent.
Et
ils mentent la plupart du temps non point par entraînement ou faiblesse, mais
par calcul, pour satisfaire des passions anticléricales chez eux ou chez les
autres. Ils veulent déshonorer le Clergé, et le désigner ainsi aux colères de
la foule. Comme ils savent selon le mot de Tertullien que plus une calomnie est
atroce, plus elle fait de bruit : felicius
in acerbis atrocioribusque mentitur (Ad Nat., 1), ils mettent leur
agression sous le couvert du patriotisme. En quel moment ? Dans le temps même
où le patriotisme surexcité par les dangers que court le pays, est plus
ombrageux, plus défiant, plus facile à émouvoir et à porter aux extrêmes
violences. Hypocrisie meurtrière !
D'où vient la Rumeur infâme ? D'un ennemi ; de
l'ennemi de la France, de l'ennemi de l'Eglise ; d'un ennemi qui se cache
derrière la masse qu'il met en mouvement, et par laquelle il écrit et il parle.
14.
Vous voyez de quelle source impure et souillée elle dérive. Examinons
maintenant ce qu'elle nous impute, afin de savoir ce qu'elle vaut.
II
CE
QUE VAUT LA RUMEUR INFAME
15.
De quoi sommes-nous précisément accusés par elle ? De deux choses : 1° d'avoir fait déclarer et de faire durer la
guerre, 2° de la soutenir en faisant
parvenir de l'or aux Allemands.
Comme
elle ne peut nous inculper de crimes aussi graves sans déterminer les motifs
qui nous ont fait agir, voici ceux qu'elle assigne à notre trahison prétendue :
1° le désir d'amener avec l'appui de
l'Allemagne victorieuse le rétablissement du pouvoir temporel du Pape ; 2° le désir de mettre à néant, avec le concours
de la même puissance, l'œuvre de laïcisation récemment accomplie chez nous.
A) Les griefs.
Pesons
d'abord les griefs.
16.
Voici le premier : les Curés ont fait
déclarer la guerre.
Reportez-vous,
N.T.C.F., à la première moitié de 1914. A cette date, la France était pleine de
germanisants ; il y en avait dans les lettres, il y en avait dans les affaires,
etc... Tous les hommes qui avaient subi l’influence d'Edgard Quinet et de Henri
Martin, ou de leurs disciples immédiats, et ils étaient nombreux, estimaient
que le meilleur moyen d'en finir avec l'Eglise catholique en France, était de
pousser les masses vers le Protestantisme, afin de les acheminer par cette voie
vers le Laïcisme athée, qui était leur idéal social. L'Allemagne leur
apparaissait, avec sa culture et sa philosophie, comme la nation à imiter.
Aussi que d'efforts n'ont-ils pas faits pour germaniser à côté d'eux la
jeunesse et l'intelligence françaises ! Notre génie national devait s'humilier
devant la sagesse nouvelle, renoncer à ses traditions et à ses qualités
natives, et se soumettre à la pensée d'Outre-Rhin. L'Allemagne envahissait
tout, secrètement, mais sûrement.
De
quel côté vint la contradiction ? Du côté du Clergé. Elle fut sur les points
essentiels systématique et elle ne pouvait pas ne pas l'être. Quelle belle
occasion de l'accuser de se mettre en travers du progrès et de la civilisation,
et avec quel bonheur nos adversaires la saisirent ! Nous étions les
ennemis des idées et de la culture allemandes ! Il n'en fallait pas davantage
pour nous accabler.
17.
Soudain la guerre de 1914 éclate. Que disent nos ennemis ? Que les Curés sont
les amis des Allemands. Qui nous accuse? Des germanisants d'hier. Et de quoi?
D'avoir subitement passé de l'antipathie la plus déclarée à la sympathie la
plus osée et la plus criminelle. Sur quel fondement ? Ils n'en fournissent
aucun, parce qu'ils n'en ont aucun. Quel tranquille cynisme dans leur volte-face.
Ceux qui auraient pu être incriminés, incriminaient ; ceux qui auraient dû être
attaqués, attaquaient ! Et que vont-ils dire?
Auront-ils
le front de relever le honteux propos de 1870 : Ce sont les Curés qui font faire la guerre ? Ils l'auront. L'évidence
les condamne ; tous les documents diplomatiques concernant les négociations qui
ont précédé, tous les débats des Chambres qui ont accompagné la déclaration de
guerre, témoignent qu'elle est le fait de l'empereur d'Autriche et de
l'empereur d'Allemagne, du czar de Bulgarie et du sultan de Turquie, et que les
Curés y sont manifestement étrangers. Qu'importe ! ils l'affirment quand même.
Qu'est-ce qui les guide ? La conviction profonde que Voltaire a vu juste, quand
il a écrit : Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose. Ils savent
que tout le monde ne les croira pas, mais ils savent aussi que beaucoup se
laisseront duper : ce sera toujours assez pour paralyser l'action de l'Eglise
durant toute la durée de la crise et pour semer la discorde entre les Français.
Ils disent donc : Ce sont les Curés qui font la guerre ! et avec une ténacité
résolue, ils polissent en avant cette Rumeur
infâme.
Déjà
ils ont obtenu en partie le résultat convoité. Sous l'influence de la calomnie,
les Français se font de mutuels reproches, ils s'accusent les uns les autres,
ils se suspectent réciproquement, et l'Union sacrée, cette condition de notre
triomphe définitif, se relâche. Qui profite de l'audacieuse machination ?
L'Allemagne ; l'impiété. La foi et le patriotisme ne vous marquent-ils pas
votre devoir ?
18.
Arrière donc le propos : Ce sont les
Curés qui font faire la guerre. Arrière également le propos : si les Curés l'avaient voulu, ils auraient
empêché la guerre !
Le
Clergé a un Chef, le Pape. Pie X a fait les derniers efforts pour conjurer le
fléau. A peine eut-il entrevu le choc sous lequel l'Europe allait se couvrir du
sang de millions d'hommes et des ruines d'innombrables cités incendiées ou
dévastées, que sa pitié s'émut. Il écrivit à l'empereur d'Autriche qui tenait
en ses mains les destinées des peuples. Ni son message, ni son messager ne
furent accueillis. Devant cet échec le cœur du vieux Pontife se brisa et il
mourut en bénissant la paix et en s'offrant en victime expiatoire pour le
monde. La sainte et suave mémoire du Pape qui apparut un instant, au milieu des
fumées de l'orage, comme l'Ange de la paix, restera unie pour toujours à cette
suprême médiation en faveur de la France.
19.
Le Clergé, vous le voyez, n'a pas failli à son devoir et à sa mission. Pourquoi
direz-vous l'autorité du Pape ne s'est-elle pas imposée aux Rois ? Parce que,
nous, Français, nous nous sommes épuisés à en diminuer le prestige. Pourquoi
Pie X n'a-t-il pas joint à ses Lettres les sanctions redoutables dont firent
usage autrefois les Grégoire VII, les Innocent III, les Boniface VIII ? Est-ce
à nous qui avons laïcisé l'Europe, de solliciter qu'elle soit courbée sous des
censures que nous avons pris plaisir à railler ?
Une
autorité internationale au-dessus des peuples et des princes est nécessaire ;
elle existait et rendait depuis des siècles la justice arbitrale que nous
réclamons aujourd'hui ; nous l'avons battue en brèche parce qu'elle portait au
front le sceau du Christ, et parce que, à notre sens, le droit public et privé
tire toute sa sainteté de la force de l'homme et non pas de celle de Dieu ;
nous avons mieux fait, nous avons voulu substituer à son tribunal religieux, un
tribunal purement laïque, à la Haye, comme pour lui signifier que son rôle
était désormais fini et que le monde pouvait se passer d'elle, et nous nous
indignons parce que le Pape ne nous a pas soutenus à notre gré ! Etrange
inconséquence ! Nous entendons couper l'arbre et nous ne cessons d'exiger ses
fruits, ou plutôt nous blasphémons parce que nous n'en jouissons plus.
***
20.
La Rumeur infâme poursuit en disant :
Si les Curés n'ont pas fait déclarer la
guerre, ce sont eux qui la font durer. C'est le second grief.
Touchante
candeur ! Les meneurs de l'anticléricalisme sont-ils assez naïfs pour croire
que les adjurations du Clergé de France pourraient faire rentrer au fourreau
l'épée de l'Autriche ulcérée par l'assassinat de l'héritier du trône, celle de
l'Allemagne protestante, de la Bulgarie orthodoxe, de la Turquie musulmane ? A
qui feront-ils croire qu'au milieu du conflit de tant de passions et de tant
d'intérêts, la voix des Curés de France peut dominer le tumulte ?
21.
Cependant ce que nous ne pouvions pas faire, le Pape l'a tenté, et quoique la
force ait seule audience aujourd'hui, auprès des combattants, Benoît XV a pris
en mains notre cause. Il a négocié, il a prié, il a enseigné.
22.
Il a négocié, et là où d'autres avaient échoué, il a eu assez d'autorité pour
obtenir l'échange des grands blessés, l'échange des prisonniers civils retenus
dans les camps de concentration, l'échange des malades et des tuberculeux. Qui
a songé à lui en témoigner de la reconnaissance ? Pourtant combien de soldats,
de familles n'a-t-il pas obligés ? Les Allemands dès leur entrée dans le Duché
de Bade lui ont envoyé des télégrammes pour lui exprimer leur vive gratitude ;
combien de Français y a-t-il eu à le remercier par dépêche ou par lettre ? Sur
dix, un l'a fait ; et les autres...? Affectons d'ignorer le service rendu ; il
n'en est pas moins vrai qu'il a été rendu.
23.
Le Pape a prié. Un protestant, le Président Lincoln, a dit : Il y a dans les
affaires du monde des crises où il faut tomber à genoux, et en parlant ainsi,
il n'était que l'écho de la doctrine catholique. Benoît XV, en vertu de son
autorité suprême, a mis en prières tout l'univers catholique, c'est-à-dire des
centaines de millions d'hommes, les plus purs, les meilleurs, afin d'obtenir
que le Dieu qui incline à son gré le cœur des hommes, nous rendît la paix. Il a
prescrit d'ajouter à la prière, l'aumône, les larmes, les sacrifices de toute
nature. Quelles intercessions le monde n'a-t-il pas fait monter vers le ciel !
Quelles oblations nos soldats et quelles immolations les mères n'ont-elles pas
offertes ! Pour nous, quel sujet d'espérance !
Cependant
vous n'avez pas oublié les chicanes injurieuses dont la démarche pontificale
fut l'objet. Benoît XV fut blâmé sans respect pour avoir demandé des prières.
Espérait-on trouver en lui un Pape capable d'enseigner que l'homme se suffit à
lui-même et n'a pas besoin de Dieu ? Il a fait, disait-on, prier pour la paix
tout court. Ignorait-on que pour un Pape la paix ne peut être jamais qu'une
consécration du droit ?
24.
Le Souverain Pontife a enseigné. Il n'a pas eu à tracer le Code chrétien de la
guerre qui est inscrit chez tous les docteurs, depuis saint Augustin et saint
Thomas, il s'est borné à rappeler, selon l'opportunité, les principes que les
princes pouvaient être tentés de méconnaître.
Il
leur a dit dans ses Lettres et ses Allocutions : la vie qui a été donnée à
l'homme pour gagner le ciel est chose sacrée ; c'est pourquoi il n'est licite
de l'exposer sur les champs de bataille, que dans le cas où les droits
essentiels de l'État sont violés ou directement menacés. Illégitime donc la
guerre déchaînée par la haine ; illégitime la guerre qui couche à terre des
millions d'hommes et les monuments les plus beaux du génie uniquement pour
assurer la prépondérance d'une race ; illégitime la guerre qui n'a d'autre but
que la conquête ; illégitime la guerre qui n'a d'autre justification que la
force, car ce n'est pas pour la mettre en mesure de détruire que Dieu en a de
nos jours centuplé la puissance. Et, pour conclure, le Pape recherche d'où
viennent les conflits actuels. De nos cupidités, dit-il, de notre orgueil,
débridés depuis que nous avons secoué le joug de Dieu et de son Christ.
Soutiendrons-nous encore que le Pape n'a pas pris la défense de la justice et
du droit ?
25.
Que si vous me demandez encore : les
Curés font-ils durer la guerre ? Je vous réponds en vous mettant sous les
yeux l'œuvre de Benoît XV. Si vous me demandez : souhaitent-ils vraiment la
paix ? Je vous rappelle la doctrine que nous avons toujours professée. Jamais
vous ne nous entendrez avilir la guerre par de vaines déclamations, car il y a
des circonstances où elle est juste et inévitable ; il faut donc bien se garder
de rendre les peuples incapables d'en supporter les maux. Si le pays l'exige,
un citoyen lui doit jusqu'au sacrifice de sa vie. Mais toute juste qu'elle
puisse être, la guerre est un fléau et nous devons chercher par tous les moyens
à l'écarter d'abord et ensuite à en réduire au minimum les violences et les
destructions. L'Evangile que nous prêchons est tout de charité, et il suffirait
qu'il fût universellement pratiqué pour que la guerre s'éteignît d'elle-même.
26.
Belle doctrine, disent nos détracteurs, mais l'action du Clergé y est-elle
conforme. Laissons les protestants relever cette injure et venger notre
patriotisme. Ils viennent de tenir en Angleterre et en Amérique de multiples
Congrès où ils ont discuté de leur retour à l'Unité Romaine. La prolongation de
la guerre les désole, et- dans l'impuissance à laquelle les condamne
l'émiettement de leurs sectes, ils veulent rentrer dans le sein de l'Eglise
afin de joindre leurs forces morales aux siennes, en vue d'amener la cessation
de l'horrible fléau. Tandis que la Rumeur
infâme nous incrimine, ils nous justifient. La Rumeur nous accuse de faire durer la guerre ; ils veulent s'unir à
nous afin de mieux réaliser leur projet d'y mettre un terme ; la Rumeur ne veut lire au fond de nos âmes
que des pensées de mort, ils n'y trouvent que des pensées de paix et d'équité.
Quel hommage ils nous rendent ! Ne trouverons-nous donc que chez des
protestants anglais et américains, c'est-à-dire chez des hommes étrangers à
notre foi et à notre race, la justice et la loyauté ?
27.
Que reste-t-il des imputations de la Rumeur
? Les Curés ont fait déclarer la guerre?
Les Curés font durer la guerre ! Rien que puisse croire un homme de
bon sens. Non, les Curés n'ont pas fait déclarer la guerre. Non les Curés ne
font pas durer la guerre.
Ils
ne font qu'un avec tous les bons Français. Notre pensée et notre volonté sont
uniquement préoccupées comme les vôtres de libérer la patrie de l'invasion, et
de mettre son honneur et son indépendance à l'abri de nouveaux attentats ;
c'est pourquoi nous vous prêchons au nom de Dieu l'union et la générosité.
L'union ! En face de l'ennemi vous devez abjurer tout dissentiment intérieur,
oublier vos griefs et jusqu'au souvenir de vos discordes. La générosité ! Il y
a des races disparues, ce sont celles qui n'ont pas su mourir pour défendre
leurs droits ; il y a des peuples éteints, ce sont ceux qui ont voulu se
préparer de loin, par des lâchetés secrètes, une vie tranquille. La France
va-t-elle descendre au rang de ces nations disparues et de ces peuples éteints
? Toutes nos tendresses se soulèvent et nous nous efforçons de vous inspirer le
courage, le sacrifice, le mépris de la mort, toutes les vertus militaires qui font
les nations triomphantes. Nous avons enseigné, nous avons agi ; dites dans
quelle œuvre et dans quelle parole nous avons failli au patriotisme ?
28.
La Rumeur ajoute : les Curés envoient de l'argent à
l'ennemi ! Faut-il s'indigner, faut-il sourire ? Nous comprendrions
cette accusation, si elle était portée contre les riches, les banquiers, les
manieurs d'argent, mais portée contre des pauvres, nous ne la concevons pas.
Les Curés envoyer de l'argent ! Il nous semble, vous nous détromperez si nous
sommes dans l'erreur, il nous semble que la première condition pour envoyer de
l'argent, c'est d'en avoir. Eh bien ! nous n'en avons pas. D'où l'aurions-nous
tiré ? Du Denier du Clergé ? Mais il n'a pas réussi à compenser les spoliations
dont nous avons été les victimes. La plupart des Curés de France n'ont plus,
aujourd'hui, 900 francs de traitement ; ils sont donc dans une gêne plus
voisine de la misère que ne peut l'être le dernier des ouvriers. Nous vous
disions autrefois : Y a-t-il un corps de serviteurs de la chose publique,
investis d'une haute mission, obligés de tenir un rang au-dessus du vulgaire,
d'avoir un service intérieur et un foyer hospitalier, de donner l'aumône aux
indigents, y a-t-il un corps de magistrats réduits à un traitement aussi
misérable que celui des Curés ? Nous vous disons aujourd'hui : Y a-t-il un
travailleur aussi dénué ? Y en a-t-il un en même temps qui ait autant de
charges, charge des églises, charge des écoles libres, charge des œuvres de
bonne presse, charge des œuvres de jeunesse, charge des œuvres catholiques
d'assistance ? Et ce sont ces pauvres qui enverraient de l'argent aux Allemands
! Quelle dérision !
29.
Ne contestez pas, N.T.C.F., la pauvreté du Clergé de France, ou nous en
appellerons à nous-mêmes contre vous. Quand nous vous demandons vos enfants
pour les faire entrer dans le Clergé, vous nous répondez dans un langage, qui,
à défaut d'autre mérite, a au moins celui de l'énergie, vous nous répondez : non, le métier ne nourrit plus son
homme ! Mettez-vous d'accord avec vous-mêmes. Ne nous reprochez pas
simultanément notre richesse et notre pauvreté ; ne dites pas en même temps :
les Curés sont pauvres, refusons-leur nos enfants ; les Curés sont riches, ils
envoient des monceaux d'or à l'ennemi. Le bon sens ne s'accommode pas de telles
contradictions, et la passion irréligieuse ne suffit pas à les excuser aux yeux
des hommes de bon sens et de bonne foi.
30.
Mais-souffrez que nous vous le disions, nous sommes moins sensibles à la
calomnie outrageante dont nos adversaires nous poursuivent, qu'à l'injure
qu'ils vous font à vous-mêmes, N.T.C.F. « Je m'étonne de votre héroïsme,
écrivait saint Paul aux fidèles de Corinthe, j'admire votre haute vertu, vous supportez sans mot dire qu'on vous
humilie, qu'on vous trompe, qu'on vous flagelle en plein visage. Sustinetis
enim... si quis accipit, si quis extollitur, si quis in faciem vos caedit.
(II Cor., XI, 2). Et nous aussi nous admirons, N.T.C.F., que vous puissiez
souffrir qu'on vous tourne en ridicule, qu'on vous frappe au visage, car c'est
vous tourner en ridicule, c'est vous insulter en face, que vous proposer à
croire, que de vous supposer capables de croire des fables aussi sottes que
celles-ci : les Curés envoient des
subsides aux Allemands : tel a envoyé un wagon d'or, tel a envoyé un
tonneau de sous, tel a bourré un canon, jusqu'à la gueule, de pièces de monnaie
et les a jetées par-dessus les lignes de feu dans le camp ennemi... Et c'est
encore là ce que la Rumeur a dit de
moins saugrenu. Ne sentez-vous pas le trait ? La dérision qu'on essaye de jeter
sur vous, ne vous indigne-t-elle pas ? On a dit que rien ne donne une idée de
l'infini comme la sottise humaine : soit, mais accepterez-vous qu'on veuille
vous ranger parmi les âmes simples qui peuvent suggérer à autrui ce concept ?
Tenez-vous pour insultés quand la Rumeur
vient vous conter des fables aussi niaises et repoussez-la avec mépris, par
souci de votre honneur, si ce n'est du nôtre.
31.
Ne croyez pas que les propagateurs de ces calomnies non moins folles que criminelles
consentent à se tenir pour battus. Traqués d'un côté, ils se réfugient de
l'autre. Si les Curés, disent-ils, n'ont pas pu prélever sur le Denier du
Clergé les subsides qu'ils ont fait passer à l'Allemagne, ils les ont puisés
ailleurs. Les versements d'or, l'emprunt auxquels ils se sont employés, ont mis
entre leurs mains des sommes considérables.
Il
est possible, N.T.C.F., qu'il y ait des prêtres prévaricateurs, rien de
vénérable et de sacré n'échappe ici-bas à la fragilité humaine. Mais la faute
de quelques-uns, si elle existe, ne vous permet pas d'accuser tout le clergé ;
vous ne déclarez pas tous les fruits d'un arbre gâtés, parce que vous en
trouvez un de pourri.
Il y
a, dit-on, des prêtres qui ont détourné, au profit des Allemands, les versements
d'or et l'emprunt. Comme vous n'accusez pas sans savoir, c'est à nos
détracteurs que nous parlons, comme vous n'accusez pas sans savoir, nous vous
demandons de publier les noms ; la loyauté vous le prescrit. Vous n'en citez
aucun. Point de meilleure preuve que vous n'en connaissez aucun, car vous ne
convaincrez personne que ce soit par charité pour le Clergé que vous restez
muets. L'impossibilité où vous êtes d'articuler aucun nom, témoigne que vous
mentez, et elle vous confond, car vous haïssez trop pour vous taire.
32.
Mais à quoi bon raisonner ? A qui avez-vous versé votre or ? A la Banque. Vous
l'a-t-elle payé sur-le-champ en billets ? Vous ne pouvez le nier. Qu'est-ce que
M. le Curé a retiré de cette opération ? Rien. A qui avez-vous acheté de l'emprunt
? A l'Etat ? Vous a-t-il sur l'heure donné un titre de valeur équivalente ?
Vous ne pouvez le contester. Qu'est-ce que M. le Curé a retiré de là ? Rien. Il
est resté en dehors de vos transactions.
Où
aurait-il pris sur vos versements et sur l'emprunt l'argent qu'il a envoyé,
croyez-vous, à l'ennemi ? Direz-vous que c'est la Banque ou que c'est l'Etat
qui le lui a rétrocédé ? C'est un fait que vous pouvez contrôler ; interrogez
les livres et les caisses, or les livres et les caisses vous prouvent que nos
contradicteurs mentent sur ce point comme sur tous les autres. Voyez, en outre,
où la Rumeur infâme vous conduit.
Elle vous amène par degrés à inculper de trahison, non plus seulement les
pauvres Curés, mais encore les Chefs de l'Etat et les administrateurs
d'institutions d'où dépend la vie de notre pays. Calomnie plus folle que la
folie et plus impudente que l'impudence ! Ne saisissez-vous pas, une fois de
plus, le but que poursuit la Rumeur ?
Que veut elle ? Rien autre que susciter les défiances, attiser les haines,
provoquer les colères contre l'Eglise, l'Etat et ceux qui les soutiennent ;
rien autre que provoquer la guerre civile avec la guerre religieuse, sous le
regard des Allemands. Ne nous lassons pas de dire : A qui profite cette fois
encore la Rumeur ? A l’ennemi, à
l'ennemi de la France et à l'ennemi de l'Eglise.
Votre
patriotisme s’indigne, mais le Clergé cesse de se plaindre. S'il a été honni, s'il a été accablé de calomnies,
il sait que c'est par les ennemis de son pays autant que de sa foi, et il est
fier de l'hommage que ces manœuvres rendent à son patriotisme. Il y a là une
preuve que vous ne ruinerez jamais. Si pour atteindre la France on a cherché
aujourd'hui, comme autrefois, à lui passer sur le corps, c'est qu'on a estimé
qu'il reste malgré tout au premier rang de ses soldats.
33.
Il nous semble, N.T.C.F., que nous devrions nous en tenir là, que la Rumeur infâme est confondue, sans qu'il
soit nécessaire d'aller plus loin. On nous prête des mobiles, mais à quoi bon
les discuter, puisque l'acte qu'ils auraient inspiré, d'après nos
contradicteurs, n'a pas eu lieu. On dit que nous avons fait faire la guerre
pour le rétablissement du pouvoir temporel ; mais nous n'avons pas fait faire
la guerre, à quoi bon discuter sur l'intention que nous aurions pu avoir si
nous l'avions fait faire ? On dit que nous faisons durer la guerre pour mettre
à néant l'œuvre laïque accomplie chez nous ; mais nous ne faisons pas durer la
guerre, à quoi bon examiner l'intention que nous aurions pu avoir si nous
l'avions fait durer ?
Allons
cependant jusqu'au bout et discutons la valeur des mobiles hypothétiques qui
nous sont prêtés. Par là nous verrons mieux encore l'absurdité des fables, sous
lesquelles on méditait de nous écraser.
B) Les Mobiles.
34.
Les Curés, dit la Rumeur infâme, font faire la guerre pour rétablir, avec
l'appui de l'Allemagne victorieuse, le pouvoir temporel du Pape. Tel est le
premier mobile qui nous est attribué. L'énoncé en est défectueux. Il faut le
réformer en conformité avec les faits et dire : Si les Curés faisaient faire la guerre, ce serait pour rétablir, avec
l'appui de l'Allemagne, le pouvoir temporel du Pape.
Le
rétablissement du pouvoir temporel des Papes, voilà donc ce que redoutent par
dessus tout les auteurs de la Rumeur
infâme. Le laïcisme qui l'a ruiné ne peut souffrir qu'on songe à le
relever, et c'est pour empêcher cette restauration qu'il use de tant de
déloyauté à notre égard. Avions-nous tort de vous dire que cette Rumeur est essentiellement
anticatholique ?
Eh
bien, non, ce n'est pas à l'Allemagne que nous songerons jamais pour rendre au
Souverain Pontife sa royauté temporelle. Il est clair que le Pape en sa qualité
de Chef de l'Eglise universelle et de Vicaire de Jésus-Christ ne peut être
sujet de personne. Comment concilier cette indépendance avec la condition qui
lui a été faite par l'invasion de Rome et par l'évolution générale qui a noyé
les petits Etats dans les grandes agglomérations nationales ? C'est un problème
qui préoccupe, depuis le 20 septembre 1870, tous ceux qui pensent, mais ce
n'est pas à l'Allemagne protestante qu'ils en appellent pour le trancher.
35.
Nous n'avons pas oublié la conduite de la Prusse en 1870. Tant qu'elle crut
avoir besoin du concours des catholiques allemands dans la guerre qu'elle avait
déclarée à la France, elle leur laissa entendre qu'après la victoire elle
s'intéresserait au Principat civil du Saint-Siège ; mais lorsqu'elle entrevit
après Sedan les premiers sourires de la fortune, elle changea d'attitude. Le 20
septembre, son Ministre à Rome ne parut avoir d'autre mission que de provoquer
contre le Vatican le suprême attentat, et l'un des premiers soins du nouvel
Empereur allemand fut d'inviter le vainqueur de la Porta Pia à venir le visiter à Berlin, où il lui fit un triomphal
accueil, comme s'il eût voulu faire comprendre à tous les catholiques des deux
mondes qu'il ne permettrait pas qu'on rouvrît la Question romaine. Si les
raisons politiques qui ont dicté cette significative démarche ont pu changer,
les raisons protestantes qui l'ont avant tout inspirée, subsistent toujours.
Nous serions bien abusés si nous attendions de l'Allemagne la restauration du
pouvoir temporel du Pape. La Rumeur a
cherché un autre mobile à notre conduite ; écoutons-la.
***
36. Les
Curés font la guerre dans le dessein de mettre à néant avec le concours de
l'Allemagne toute l’œuvre de laïcisation qui a été accomplie chez nous, depuis
quelques années. Ici encore, la vérité exige que soit formulé tout autrement ce
motif. Il faut dire : Si les Curés
faisaient durer la guerre, ce serait pour ruiner l'œuvre de laïcisation
accomplie en France tout récemment. Il s'agit d'un procès de tendance. On
ne nous accuse pas sur des faits, mais sur des pensées ; ce ne sont pas nos
actes qu'on allègue, ce sont nos intentions possibles qu'on prétend scruter.
Acceptons
le débat sur ce terrain.
37.
La société n'est pas une fin en soi, car manifestement elle n'est pas faite
pour elle-même ; elle est, avec les institutions dont elle est pourvue : l'autorité
suprême, la famille, l'école, un moyen mis au service des individus qui la
composent, en vue de leur faciliter la réalisation de leur fin dernière. Quelle
est la fin dernière de l'homme ? A ce problème d'ordre théologique le
Catholicisme et le Laïcisme donnent deux solutions contradictoires.
Le
Catholicisme enseigne, sur l'autorité de la Révélation, que l'homme a été créé
pour Dieu et pour une félicité éternelle ; le Laïcisme, sur l'autorité d'une
philosophie erronée, affirme que l'homme est uniquement fait pour une félicité
terrestre, vu qu'il n'y a ni Dieu, ni autre vie. Ces deux doctrines, leur
principe une fois posé, sont logiques l'une, et l'autre dans leur
développement.
Le
Catholicisme veut que la société civile et la législation, la société domestique,
l'union conjugale et l'éducation, soient organisées de telle sorte qu'elles
aident au moins indirectement les hommes à réaliser leurs destinées
immortelles. Ses principes exigent que la société et ses institutions soient
organisées selon la loi de Dieu et celle de Jésus-Christ son Fils.
Le
Laïcisme, au contraire, réclame que la société civile et la société domestique
soient constituées sans égard à une fin dernière quelconque. Comme il n'admet
pas l'existence d'un Dieu, il entend que la famille et l'Etat soient organisés
sans tenir compte de Dieu ni du Christ.
38.
Durant quatorze siècles, la France fut une société catholique, mais en 1789,
elle se transforma brusquement et devint une société laïque ; c'est en cela et
non point dans la disparition de la royauté ou l'ascension des classes
nouvelles, que consiste spécifiquement la Révolution Française. Depuis un
siècle, elle a eu pour les âmes faibles, qui sont le grand nombre, un résultat
désastreux : c'était celui que cherchaient ses auteurs. Sous l'influence de
l'Etat sans Dieu, de la famille sans Dieu et de l'école sans Dieu, ce sont des
masses humaines qui sortent chaque année de l'Eglise catholique.
39.
Le Clergé a-t-il renoncé à rechristianiser la société française ? Il ne le
peut, nous le disons bien haut.
Mais
la question n'est pas là. Elle consiste tout entière à savoir si, comme on nous
en accuse, nous avons projeté de nous servir de l'Allemagne en vue de faire
abroger nos lois antichrétiennes et de refaire de notre patrie une société catholique.
Or jamais pareille idée n'est venue à l'esprit de personne parmi nous.
C'est
l'Allemagne, pensez-vous, que nous invoquons ; c'est elle que nous invitons à
rétablir chez nous l'union de l'Eglise et de l'Etat ! Nous supposez-vous
donc frappés de déraison ? Quoi Nous serions seuls à ignorer le prosélytisme
protestant de l'Allemagne ; seuls à ne pas comprendre, ce que nous vous
répétons tous les jours, à savoir que les principes du Laïcisme ont Luther pour
premier auteur et Kant pour apôtre principal, qu'ils ont passé de l'Allemagne
dans nos Écoles et nos lois ; et c'est à l'Allemagne que nos irions demander de
détruire chez nous ce qu'elle édifie chez elle et rêve d'édifier chez tous !
L'égarement ne va si loin.
40.
D'ailleurs le Culturkampf n'a pas sévi
à une date si reculée que nous ayons pu déjà en perdre la mémoire. A cette
époque l'Empire allemand fit revivre le Césarisme de Byzance. On le vit, chose
inouïe, pénétrer dans l'Eglise, en usurper les droits, casser les définitions
des Conciles, supprimer les Encycliques de Pie IX, régler l'administration des
sacrements et la célébration du culte, déposer les évêques et conférer la
juridiction aux apostats qu'il avait fait élire par le peuple, s'arroger
l'enseignement de la théologie et la formation des clercs.
Nous
avons bien souffert chez nous du Laïcisme, mais il ne s'est cependant jamais
encore avisé de tous ces attentats. Non. L'Allemagne n'applique plus ces
principes césariens, c'est vrai ; mais elle n'y a pas renoncé. Et vous supposez
que nous serions assez aveugles pour nous mettre sous un tel joug et appeler à
nous un Maître qui ne ferait qu'aggraver le mal que nous déplorons ! Quelle
aberration est la vôtre
41.
Si quelques esprits s'étaient laissé préoccuper chez nous d'une telle chimère, l'Allemagne
s'est chargée de les tirer de leur illusion.
Les
gouvernements de France et de Belgique ont institué des Commissions pour
informer sur les cruautés commises par les Allemands depuis le début des
hostilités, en 1914. Ouvrez leurs procès-verbaux.
Quels
ont été les premiers otages saisis par les Allemands ? Des prêtres. Les objets
des plus atroces sévices ? Des prêtres. Les victimes des premières exécutions
capitales ? Des prêtres. Certains diocèses de Belgique comptent jusqu'à 25
prêtres fusillés. Où a porté de préférence le bombardement ? Sur nos
cathédrales et nos écoles : Reims, Louvain, Soissons, Arras, sont là pour en
témoigner. Or pourquoi l'Allemagne a-t-elle ainsi poursuivi le prêtre ? Ecoutez
ce que disait à M. l'abbé Baudoin, curé de Pillon, le général allemand qui le
condamnait à mort « Je sais que vous n'avez pas tiré, mais vous êtes l'âme de
la résistance ; nous allons vous fusiller. » Sublime patriotisme du Clergé
: L'Allemagne l'immole parce qu'il est la meilleure des forces vives de la
France, et il y a des Français assez aveugles ou assez criminels pour l'accuser
de connivence avec l'Allemagne !
42.
En dépit des menaces allemandes, les évêques sont restés au milieu de leurs
peuples opprimés par l'invasion. Ils sont à Reims, à Soissons, à Cambrai, à
Saint-Dié, à Châlons, à Arras, sous la mitraille et parmi les incendies. Vous
connaissez leur rôle glorieux. Ils ont été, et ils sont encore toutes les fois
qu'il y a lieu, les Défenseurs des cités. Qui a plaidé la cause des villes rançonnées,
qui a tenu tête au vainqueur et lui a arraché des mesures de justice et de
pitié ? Les Evêques. A Vitry-le-François, à Senlis, en cent autres lieux, de
simples prêtres en ont fait autant. Ils étaient vénérés avant la guerre,
aujourd'hui ils sont aimés, ils sont populaires parce qu'ils se sont montrés
d'admirables Français. Il y a des noms sacrés dans notre histoire, tels ceux de
Bouvines, de Rocroi, de Marengo, de la Marne ; ceux de Reims, de Soissons,
d'Arras prendront place à bon droit à côté d'eux ; il y a des hommes dont la
France s'enorgueillit, tels ses grands capitaines et ses grands Evêques
d'autrefois ; elle ne sera pas moins fière demain de ses grands généraux et de
ses grands Evêques d'aujourd'hui.
***
43.
Voilà néanmoins les hommes que la Rumeur
infâme tente de déshonorer. Elle ne dit rien de ceux qui se sont retirés
devant l'étranger, abandonnant leur charge, et nous ne la blâmons pas en ce
point. Mais pourquoi veut-elle avilir ceux qui sont restés, qui au péril de
leur vie ou de leur liberté, ont fait face à l'ennemi ? Est-ce uniquement parce
que ce sont des Evêques et des prêtres ? Pour eux la calomnie en guise de
justice !
44.
Concluons, N.T.C.F. Il s'est trouvé des gens pour mettre en doute, contre toute
vérité, notre patriotisme et nous nous en plaignons, car toute notre histoire
devait nous protéger contre une accusation de ce genre. Si d'autres ont eu des
pages contre la patrie à retrancher de leurs, livres, ou de leurs discours,
nous n'avons rien eu à effacer. Vous avez tout notre enseignement dans ce mot
de Bossuet : « Ce n'est pas assez de pleurer les maux de ses concitoyens et de
son pays, il faut exposer sa vie pour les servir (Bossuet ; Polit. Sacrée, I. Art. VI. Propos. I.).
» Si d'autres ont noué partie avec des étrangers avant la guerre, nous n'avons
eu nous aucun lien à rompre. La France, nous l'aimons d'ardent amour, parce
qu'elle est notre patrie, et pour toutes les choses sacrées que représente ce
mot, mais aussi parce que nous l'avons faite comme les abeilles font leur
ruche, parce que nous l'avons faite avec nos saints, nos évêques, nos moines,
nos docteurs, nos hommes d'Etat et tous les soldats que la foi chrétienne
anima. Nous ne la détruirons pas de nos mains. L'hérésie a pu songer à la
détruire, l'Eglise n'y pensera jamais : car elle est la mère, et l'hérésie ne
l'est pas.
45.
Si d'autres servent la France pour les bienfaits qu'ils en reçoivent, nous,
nous l'aimons malgré l'ostracisme dont elle nous frappe. Dieu et notre cœur le
veulent ainsi. Jésus-Christ aima Jérusalem et il mourut pour l'injuste cité qui
le condamnait. «Il versa son sang, écrit Bossuet, avec un regard particulier
pour sa nation, et en offrant ce grand sacrifice qui devait faire la réparation
de tout l'univers, il voulut que l'amour de la patrie y trouvât sa place
(Bossuet, loc.cit. propo.II) » Les
évêques et les prêtres des temps de persécution n'ont pas cessé d'aimer leur
pays, même quand il les traînait au supplice.
46.
La France a répudié le Catholicisme et elle l'a exclu de toute sa vie sociale ;
cependant dès qu'elle a appelé ses fils sous les drapeaux, nos prêtres et nos
séminaristes, deux évêques sont accourus. Ont-ils évoqué le souvenir de leurs
presbytères et de leurs séminaires, de leurs fondations et de leurs traitements
confisqués ? Non, ils sont partis sans récriminer, avec un grave et religieux
enthousiasme, heureux à la pensée qu'ils pourraient prouver un jour à la France
par toutes leurs blessures combien ils l'aimaient.
47.
Derrière eux sont entrés à la caserne nos missionnaires ; les uns étaient de
simples prêtres, les autres des évêques. Ils ont quitté, ceux-ci l'Amérique ou
l'Océanie, ceux-là l'Afrique ou l'Asie. Nulle contrainte, en dehors du
patriotisme, car ils pouvaient la plupart demeurer s'ils l'avaient voulu sur
leurs plages lointaines ; mille liens à rompre, car leur peuple les pressait de
ne point les quitter. Pour la France, ils ont brisé toutes les chaînes, et vous
les avez vus souriants sous l'uniforme.
Dans
leurs rangs étaient mêlés des Religieux, Chartreux, Dominicains, Capucins,
Jésuites, Maristes, Rédemptoristes, Lazaristes, Oblats, tous les proscrits
d'hier. La patrie les avait dépouillés et jetés sur les chemins de l'exil ; ils
ont oublié toutes les injures. La France était attaquée, ils se sont jetés pour
elle dans la mêlée. Défendez la France, vous qu'elle comble de faveurs, mais ne
dites pas que nous ne l'aimons pas, nous qu'elle accable et qui la défendons
quand même.
48.
On vous a répété : le Catholicisme étouffe le patriotisme et tue le courage.
Regardez nos prêtres, nos séminaristes, nos religieux, vos fils, vos frères,
regardez-les au champ d'honneur. Ils sont de ceux qui ne reculent devant aucun
sacrifice et ne pâlissent devant aucun péril. Quels nobles cœurs ! Quelles
magnanimes soldats ! Leurs lettres nous ont apporté d'admirables récits, où ils
se révélaient héroïques. Mais, laissons leurs œuvres les louer. Ils ont déjà
inscrit dans nos annales 75 citations à l'ordre du jour, 38 Croix de guerre, 3
médailles militaires, 3 médailles d'honneur des épidémies, 2 Croix de la Légion
d'honneur ; nous notons ces chiffres, mais nous savons que nous ne connaissons
pas encore toutes les décorations qui leur ont été décernées. Que
pourrions-nous ajouter de plus beau, si ce n'est le chiffre des morts qu'ils
ont offertes à Dieu pour leur pays. Trente-trois prêtres, 43 séminaristes ou
novices, tous du diocèse de Lyon, sont tombés à l'ennemi, 9 ont disparu depuis
longtemps ; en tout, 85 de nos fils ont rougi de leur sang les frontières. La
France nous accusera-t-elle, laissons de côté la Rumeur infâme, la France nous accusera-t-elle de ne l'avoir pas
aimée ? Regardez ces jeunes clercs, ces jeunes prêtres mutilés et dites-nous
comment ils auraient dû, à votre avis, prouver leur patriotisme et celui de
leurs frères ? D'autres sont morts, vous les exaltez, vous avez raison ;
pourquoi vos haines contre ceux-là ? Deux poids, deux mesures, l'injustice,
jusque devant ,ces morts glorieux.
49.
Pendant que la Rumeur infâme cherche
à les rabaisser, leurs compagnons d'armes, eux, les acclament, les Allemands
les saluent de l'épée ; elle, elle s'acharne contre eux, comme les fauves sur
les cadavres. Ses propagateurs ont-ils combattu ? Non, pour la plupart. Ils
écrivent, ils parlent tranquillement à l'arrière du front. A qui doivent-ils la
paix et la sécurité dont ils jouissent ? A ces morts, et c'est ainsi qu'ils
leur témoignent leur reconnaissance. Rien ne manque à l'ignominie de la
plupart, ni la perfidie du mensonge, ni la bassesse de l'ingratitude.
Nous
voulons, N.T.C.F., honorer la mémoire de nos fils et compenser l'outrage qu'on
leur jette. Leurs noms, ces noms rayonnants seront affichés dans toutes nos
églises, près des autels où ils ont célébré et de la Table eucharistique où ils
se sont si souvent nourris de la chair et du sang du Dieu qui est mort pour
tous les hommes.
Vous
les lirez avec émotion chaque dimanche. Le souffle généreux qui a passé Sur ces
grands cœurs passera sur le vôtre ; vous aurez comme eux de nobles amours. Vous
aimerez ce qu'ils ont aimé, l'Eglise et la Patrie, vous les aimerez, dût le
monde ne vous en savoir aucun gré, jusqu'au sacrifice plénier de toute votre
vie. Et qu'est-ce qui pourrait plus que ce souvenir, toujours présent, vous
rendre fiers de votre Clergé et vous faire repousser la Rumeur qui voudrait le ternir à vos yeux.
5O.
Honteuse Rumeur ! Nous vous
avons dit ce qu'elle vaut ; est-il nécessaire de vous dire où elle tend ? Vous
l'avez déjà pressenti.
III
OU
VA LA RUMEUR INFAME ?
51.
La calomnie, c'est la loi qu'on observe durant l'ère des persécutions et tout
le long de l'histoire de l'Eglise, la calomnie a toujours eu pour but de frayer
la voie à la persécution, en lui fournissant le prétexte dont elle a besoin
pour frapper. « Le -lion, écrivait Newman, déchire sa proie et ne raisonne
pas son action, mais l'homme ne saurait persécuter sans motiver son acte devant
sa propre conscience ; sa constitution morale ne permet pas qu'il se contente
de la seule force brutale. Quand il combat l'Eglise, comme les bonnes raisons
lui manquent, il ne lui reste qu'à diffamer et à mentir (Newman. Présent position of Catholic.).
»
52.
La rumeur qui consiste à représenter les curés de France comme hostiles par
état à leur pays et à les taxer d'incivisme est de date récente mais elle a
assez vécu pour montrer toute la justesse de la loi, indiquée par l'illustre
Cardinal.
Elle
paraît chez nous pour la première fois le 3 juillet 1792 (Pierre De La Gorce. Hist. rel. de la Rév. Française, t.II, p.219-221). Ce jour-là Vergniaud solidarisa du haut
de la tribune la lutte contre les prêtres avec la lutte contre les ennemis du
dehors. Contre le Clergé fidèle grandit bientôt l'hostilité. Si le patriotisme
était hésitant, si les volontaires étaient rares, c'était lui qui arrêtait
l'élan national. Et l'on vit peu après commencer les premières tueries de
prêtres.
En
1830, la Rumeur apparaît de nouveau
(Lecanuet. Montalembert, t.I, p.127). Comme elle ne peut accuser les Curés de tramer
la guerre extérieure, puisqu'il n'y en a pas, elle les accuse de préparer la
guerre civile. Elle affirme dans les journaux qu'elle inspire qu'ils ourdissent
une nouvelle Saint-Barthélemy, qu'ils ont armé tous les Frères de poignards
empoisonnés. Sottise, direz-vous, soit ; mais aux Journées de Juillet, il se
produit une explosion d'impiété dans toute la France ; à Paris, l'Archevêché
est saccagé, les prêtres sont poursuivis à coups de pierre ; en province, les
croix sont abattues par des mains sacrilèges, des séminaires sont fermés, des
évêques et des prêtres expulsés de leurs demeures.
Vient
1870. La Rumeur lance tous les propos
dont nous nous plaignons aujourd'hui. (Lecanuet. Hist de l'Eglise de France sous la III e Répub.,
t.I, p.99). Sottise, direz-vous, soit ; mais les
otages fusillés sous la Commune, les églises profanées disent assez que ce fut
une sottise meurtrière.
53.
Aucune de ces tristes conséquences ne se produira demain, nous en sommes
certain, aussi nous interdisons-nous d'envisager l'avenir : il est à Dieu ;
qu'il en dispose Selon son adorable Providence ! Pourquoi craindrions-nous ? Ne
savons-nous pas que N.-S. nous a établis pour souffrir (I Thess.,
III, 3) et qu'il mesurera les fruits de notre apostolat à nos douleurs ? Une
seule chose importe : l'Eglise. Or, le Tout-Puissant nous a appris qu'il laisserait
plutôt tomber le monde de ses mains, que cette Eglise sainte. Coelum et terra transibunt,
verba autem mea non praeteribunt.
(Matth., XXIV, 35.) Celui qui l'a déjà arrachée à
tant de périls, l'en délivrera encore : speramus quoniam adhuc eripiet.
(II Cor., I, 18, 19.)
***
54.
Vous vous garderez, N.T.C.F., d'oublier le devoir que vous crée envers elle la Rumeur infâme, à laquelle elle est
présentement en butte.
Quelle
est votre attitude à l'égard de cette odieuse agression ? Quel est votre empressement
lorsqu'elle éclate dans votre quartier ou votre hameau pour l'arrêter dès sa
naissance, pour en désabuser vos amis, et les engager à en désabuser les autres
avec vous ?
Vous
ne pouvez, sans péché grave, répéter la calomnie ou la colporter ; vous ne
pouvez pas davantage l'écouter. Quiconque lui prête une oreille complaisante ;
quiconque se tait et garde le silence devant elle, est son complice. (S.Thomas, II-IIae. Quest. 73, art.
4.) Selon saint Bernard, il n'y a pas moins de désordre à écouter la calomnie
qu'à la répéter, et selon saint Grégoire, il y aura plus de chrétiens condamnés
pour avoir écouté avec faveur ou sans protester la calomnie, que pour avoir
calomnié eux-mêmes.
Vous
n'y pensez pas, direz-vous ; n'y devriez-vous pas penser ? Vous n'y pensez pas,
et vous permettez qu'on expose devant vous en riant la Rumeur infâme. Votre mutisme en a-t-il
moins rendu le prêtre suspect ? L'honneur du Clergé et l'Eglise en est-il moins
blessé ?
Vous
êtes les membres du corps de l'Eglise, c'est là, devant Dieu, votre plus beau
titre de gloire, vous devez défendre les chefs de ce corps sacré, le Pape, les
Evêques, les prêtres qui sont aujourd'hui bafoués. C'est le devoir des
catholiques de haute condition ; c'est le devoir des catholiques d'humble condition,
et sans différence de rang, ni d'état, c'est le devoir commun et universel.
Savez-vous écrire ou parler, écrivez ou parlez ; ces dons vous font-ils défaut, agissez, protestez. Ne souffrez pas que la
Rumeur infâme puisse impunément dire
devant vous : Ce sont les Curés qui font
faire la guerre !
Vous
ne devez rien moins à l'Église, vous vous êtes engagés à cela, quand vous avez
reçu le Baptême et que vous en avez renouvelé les serments. Ne trahissez pas un
engagement si saint et si solennel ! On ne tire jamais deux fois une
flèche sur un roc ; si tous les catholiques repoussaient la Rumeur, s'ils prenaient soin de la
confondre, comme elle s'évanouirait rapidement. C'est l'insouciance des uns et
la lâcheté des autres qui lui a permis de cribler de traits le Sacerdoce et
l'Eglise. Si ce sont nos ennemis qui nous calomnient, nous le souffrons ; si ce
sont nos amis qui nous dénigrent ou nous abandonnent... où sera notre appui ? Si inimicus meus maledixisset mihi, sustinuissem utique. (P.
LIV.)
Donné
à Lyon, sous notre seing, le sceau de nos Armes, et le contre-seing
de notre Chancelier, le 21 février 1916.
† Hector-Irénée,
Cardinal SEVIN,
Du titre de la
Trinité des Monts.
Archevêque de Lyon et de Vienne, Primat des Gaules.
Par Mandement de
Son Eminence :
E. BÉCHETOILLE, Chan. chancelier.
DOCUMENTS
- SEVIN
Hector-Irénée, 1916, Note
sur les immunités ecclésiastiques, La
Croix du 3 février 1916, la Semaine religieuse
du diocèse de Lyon du 11 février 1916
- SEVIN
Hector-Irénée, 1916, Lettre pastorale, Semaine
religieuse du diocèse de Lyon, 24 et 31 mars 1916.
-
MAYEUR
Jean-Marie, 1974, Les
catholiques français et la Première Guerre mondiale, Francia, pp.377-397, Institut Historique Allemand
-
MAYEUR
Jean-Marie, 1979, La vie religieuse en France pendant la Première Guerre
mondiale, in DELUMEAU Jean (dir.), Histoire vécue du peuple chrétien, t.2,
pp.179-193
- BECKER Jean-Jacques, 1985, L'union
sacrée, l'exception qui confirme la règle, Vingtième
Siècle. Revue d'histoire, n°5, pp. 111-122
- MARTY Albert, 1986, L'Action
française racontée par elle-même, p.116
- BECKER Anne, 2000, L'histoire
religieuse de la guerre 1914-1918, Revue
d'histoire de l'Église de France, 86/217, pp.539-549
- PLANTIN Christian, 2004, De
« l’infâme rumeur » à la polémique d’État sur « la politique de Benoît XV ».
Typologie argumentative, Mots. Les langages du politique, 76,
pp.93-109
- DELOCHE, 2009, Le
diocèse d’Annecy de la Séparation à Vatican II (1905-1962), thèse
Université Lyon 2
- BONIFACE Xavier,
2014, Histoire
religieuse de la Grande Guerre
- voir notices sur le
cardinal
SEVIN et ses textes ses instructions
aux prêtres combattants, sur les immunités
ecclésiastiques, son ordonnance
pour les prières nationales, sa note sur l’emprunt
national
g.decourt