musée du diocèse de lyon

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Eugène Claudius-Petit

1974

 

 

 

 

 

Discours de Eugène CLAUDIUS-PETIT à la séance du 28 novembre 1974 de l’Assemblée Nationale lors du débat sur l’I.V.G., Journal Officiel, pp.7192sq

 

 

 

Madame le ministre, mes chers collègues, Jean-Jacques Rousseau, dans le chapitre V du livre deuxième du Contrat social, après avoir énuméré toutes les conditions permettant d'assurer la sécurité du corps social - et dans cette énumération la peine de mort occupe une très grande place – écrit : « Je sens que mon cœur murmure et retient ma plume. »

C'est un peu le sentiment qui m'anime en montant à cette tribune. C'est pourquoi je reprendrai d'abord une phrase prononcée hier par Michel Debré : « Ce qui domine le débat, c'est l'incertitude. »

La situation dans laquelle nous sommes est le résultat d'une société, non d'une société de type économique ou politique particulier, mais d'une société des hommes qui, par les égoïsmes accumulés, les insouciances et l'inconscience, laisse parfois la femme seule en face de ses problèmes.

Cette société est façonnée par toutes les mesures qui libèrent les instincts jusqu'à développer des philosophies qui montrent que la soumission des sens à la raison est déraisonnable, tandis que la libération des instincts est le fin du fin de la libéralisation. Or personne ne se rend compte qu'en agissant de la sorte on libère tout ce qui va de la violence, de la violence exercée sur les autres, jusqu'à la torture acceptée.

Dans cette action de libération des instincts, par laquelle on fait croire que l'on défend la liberté parce qu'on use d'un mot qui a la même racine, on enchaine les êtres à leurs instincts avec un soin particulier, puisque personne n'ose réclamer la censure de ces films licencieux où l'on montre que la sexualité, associée à la torture, est chose normale.

 

Voix : Très bien!

 

Tout cela est propagé partout, jusque dans les campagnes, pour servir sans doute de modèle à ceux qui, comme le déclarait hier un orateur, entendent bien faire l'amour sans risque de procréer.

 

(Rires)

Voix : Dieu merci !

 

Cela vous fait rire, mais c'est le sort des trois cent mille femmes dont nous nous préoccupons qui résulte de cet éclat de rire.

Les principes familiaux sont effacés, les verrous sautent les uns après les autres. En effet, les principes ne sont plus appelés des principes, mais des tabous, et naturellement personne ne peut défendre des tabous alors que l'on se faisait tuer pour défendre des principes.

 

(Applaudissements)

 

Dans cette action - il faut le reconnaître - les Eglises ne sont pas les moins actives.

Dans le même temps, apparaît - cela s'est traduit maintes fois à cette tribune - l'orgueilleuse prétention de programmer sa propre vie, celle des parents et des enfants, comme si nous étions les maîtres de la vie, comme si, demain, tout ce qui a été échafaudé avec tant de certitude sur des réalités économiques ou sociales, ne risquait pas de disparaître dans quelque incident, accident ou maladie !

Mais cela ne fait rien : on prétend toujours que ce qu'on fait en ce moment, c'est pour permettre de procréer à bon escient, selon un programme établi. Il faudrait reprendre beaucoup d'autres propos qui vont dans le même sens mais, vraiment, vanité des vanités !

Nous vivons dans une société pluraliste, heureusement pour nous qui nous sommes battus pendant la Résistance pour avoir le droit d'être différents, de ne pas être soumis à des dogmes qui interdisent tout enseignement d'une autre philosophie que celle dans laquelle se confondent l'Etat et le parti qui sert de gouvernement,

 

Par conséquent, nous devons être fiers de notre société pluraliste. Mais qui ne comprend que celle-ci a des limites, celles-là mêmes qui doivent interdire à certaines minorités de faire ce qu'elles veulent dans le domaine de l'oppression d'un groupe ou d'un être.

Autrement, pourquoi lutterions-nous contre le proxénétisme, contre le racket, contre certaines minorités qui espèrent développer dans leur milieu des mœurs qui ne sont pas celles de la société commune ?

C'est pourquoi notre société pluraliste est obligée de se reconnaître dans un certain nombre de règles et de principes. C'est pourquoi aussi nous devons peser les mots mêmes que nous employons en ces occasions-là. Non, nous n'avons pas à laisser des minorités agir selon des règles étrangères aux lois du corps social. Certes, je n'irai pas jusqu'à demander, avec Jean-Jacques Rousseau, qu'on les élimine physiquement ; je veux seulement qu'on garde une part de raison, parce qu'une société humaine sans raison risque de devenir une société animale.

Dans ce débat, j'ai entendu parler de l'ambiguïté du principe de la vie. J'ai entendu dire qu'il convenait d'oublier ici sa religion pour ne considérer que le problème lui-même, certains proclamant qu'il ne fallait pas confondre le domaine temporel et le domaine spirituel.

J'avoue qu'avant d'entrer dans cet hémicycle je ne laisse pas au vestiaire ma dépouille spirituelle !

 

(Applaudissements)

 

J'ai trop besoin de cette source sans fin pour conduire ma démarche, ma recherche du bien commun,

Que l'on n'impose pas ses convictions, que l'on ne fasse pas de prosélytisme, que l'on ne se promène pas avec une grande enseigne sur la poitrine, j'en suis d'accord. Mais qui donc, dans cette enceinte, nous interdirait de puiser dans nos convictions nos raisons profondes d'agir ?

Dans cette, recherche du bien commun, il faut que nous regardions la société telle qu'elle est et le problème tel qu'il est. Nous en sommes tous responsables, nous en sommes tous comptables.

Devant cette peste ou ce choléra, nous devons accepter notre semblable comme il est. Car partager, c'est aussi cela. Il faut écouter et tenter de comprendre.

Certains de nos collègues - de bonne foi, bien sûr - ont brossé un tableau idéal de la société accueillante pour celles qui ne refusent pas de transmettre la vie, pour ces jeunes femmes ou ces mères qui portent en elles non pas une calamité, mais une espérance. En les écoutant tous, je ne pouvais m'empêcher de penser qu'ils énuméraient une longue série d'occasions manquées.

A ce propos, et rejoignant tout à fait les préoccupations que je pourrais appeler « maternistes » - puisque M. Michel Debré a inventé le mot - je dis que la défense nationale et l’indépendance du pays sont assurées par les enfants autant que par les forces .de dissuasion.

 

Voix : Bien sûr!

 

Il y a un choix à faire ; personnellement, je l'ai fait depuis longtemps

A quoi serviraient des forces de dissuasion pour défendre un pays qui se dépeuplerait, qui mourrait et ne compterait pour le renouvellement de sa population que sur les immigrés de tous les pays qui, eux, respectant la vie totalement, ont une fécondité infiniment supérieure à la nôtre?

 

Voix : Très bien !

 

Mais les occasions manquées ne sont pas uniquement celles de la majorité des gouvernements qui se sont succédé depuis quinze ou vingt ans ! Elles sont bien  plus anciennes !

Que l'on se souvienne, de ce côté de l'hémicycle (L'orateur désigne la gauche…), des luttes incessantes conduites contre la législation familiale, contre cette législation des «  lapinistes », comme certains appelaient les membres du M.R.P. - le Mouvement Républicain Populaire - auquel je n'appartenais pas (sourires) parce que je n'ai jamais aimé les partis confessionnels ! Si je puise dans mes convictions la force d'agir, je me refuse il en faire un drapeau politique.

 

Voix : Très bien

 

Quant aux collègues qui, établissant un lien entre l'avortement et le régime économique et politique, nous invitent à faire la révolution ou, au moins, à appliquer le programme commun, pour qu'il n'y ait plus d'avortements clandestins et presque pas d'autres avortements, j'ai l'impression qu'ils se moquent du monde.

 

Voix : Très bien !

 

…ou, plus exactement, qu'ils tentent d'utiliser une souffrance humaine, que nous devons tenter de soulager, sinon de la faire disparaître, à des fins de subversion politique. Nous ne pouvons pas l'accepter puisque partout on avorte !

 

(Applaudissements.)

 

On avorte en Italie catholique autant et même plus qu'en France, on avorte en Grande-Bretagne puritaine et protestante, on avorte dans les pays protestants situés au Nord de la France, mais on avorte aussi dans tous les pays de l'Est.

 

(Interruptions...)

 

Là réside le mal de nos sociétés qui s'industrialisent, sous n'importe quel régime politique, qui récoltent les mêmes fruits parce que les comportements sont quasi identiques, en dépit d'apparences politiques différentes.

On a souvent opposé - j'y faisais allusion tout à l'heure, après mon ami M. F… - la femme à l'enfant. On a souvent présenté la maternité comme une calamité.

Il est vrai que dans certains cas, et surtout les premiers jours, avant que le regard de la future mère se transforme, comme si elle regardait à l'intérieur d'elle-même...

 

Voix : C'est de la littérature !

 

De la littérature ? N'avez-vous donc jamais entendu, mon cher collègue, les femmes qui attendent un enfant.

Dans combien de familles démunies de moyens matériels l'enfant apparaît comme l’espoir d’une vie nouvelle, d'un prolongement, d'un dépassement, dans lequel on trouvera peut-être un accomplissement de soi-même, que l'on n'a parfois pu atteindre !

 

(Applaudissements)

 

Il est d'ailleurs curieux d'entendre, ici, les tenants d'une certaine philosophie politique nier cet aspect des choses qui apparaît dans tous les documents des pays de l'Est. Car, dans les pays de l'Est, on glorifie la famille, on glorifie la femme qui a des enfants, on glorifie les enfants eux-mêmes.

 

Voix : Chez les communistes français aussi, monsieur Claudius-Petit! (Exclamations)

 

Madame, si vous voulez que nous comparions un jour les législations sociales soviétique et française…

 

Voix : Et la législation chinoise!

 

....je suis à votre disposition! Nous ferons un joli débat

 

(Applaudissements)

 

et nous verrons, sur tous les plans, y compris celui du logement, qui a raison et qui se moque !

 

(Nouveaux applaudissements)

 

Mais ces constatations ne sauraient nullement excuser les déficiences de notre société. Elles ne peuvent nous consoler de tout ce qui n'a pas été fait, de l'existence de tant de taudis, de tant d'immeubles défectueux, de tant de logements sans confort, du fait que, faute d'un logement convenable, des mères célibataires vivent dans une chambre de bonne avec plusieurs enfants. Cela ne nous console pas. Nous avons tout à faire, parce que nous avons raté les occasions.

Mais, tout de même, pour parler vrai, sans passion, n'observe-t-on pas que, dans les pays les moins riches, dans ceux où les familles sont les plus démunies, les enfants reprennent toute leur véritable valeur de virtualité ? C'est là qu'ils constituent la richesse essentielle. Il suffit d'y aller voir.

Alors, est-ce que vraiment ne jouent que des considérations sociales ? Non. C'est autre chose.

C'est pourquoi j'aurais aimé, au cours de ce long .débat, entendre évoquer plus souvent l'espérance qu'apporte l'enfant, avec tout son cortège de craintes mais, en même temps, de joies irremplaçables.

J'aurais aimé que l'on situe mieux l'enfant et la femme, pour mieux nous convaincre de nos devoirs envers eux. Il aurait aussi fallu dénoncer, fustiger l'égoïsme des hommes.

L'acte dernier, la décision dernière qui appartient à la femme seule : quelle belle formule ! Mais alors, l'homme n'est-il donc jamais là ? Est-il donc celui qui vient poser sa semence et disparaît comme un voleur?

 

(Applaudissements)

 

C'est alors que nous pouvons honnêtement parler de détresse Oh ! sans doute utilise-t-on ce mot trop souvent, en l'assortissant de considérations économiques, sociales et financières.

La détresse, ce n'est pas celle-là. C'est celle que l'on découvre à l'écoute de ceux qui n'ont pas de confident et qui se raccroche, certains soirs, ou certaines nuits, à un téléphone et qui font découvrir tout un monde inconnu, ce monde dans lequel, ou plutôt au-dessus duquel, nous vivons sans le voir.

C'est alors que nous découvrons ce qu'est la détresse de la personne isolée qui a le sentiment d'être seule sur terre, en butte à l'hostilité de tous.

C'est à l'écoute de ces voix que l'on découvre combien il est facile, pour ceux qui sont oubliés, d'accomplir les gestes qui conduiront soit au suicide, soit à j'avortement.

Pourra-t-on sortir de leur solitude tous ces êtres abandonnés ? Voilà la question !

C'est pourquoi je regrette que l'on ait songé à diminuer le nombre des consultations. Car le moyen de libérer de la solitude, c'est de faire parler et d'écouter, non pas pour donner ensuite des leçons de vertu à qui n'en a plus besoin, mais simplement parce que celles qui parlent ont déjà fait un pas vers une société qu'elles ne connaissaient pas.

 

Je suis allé à Oslo pour voir comment, dans ce pays où l'avortement est pratiquement libre, les choses se passent. Là-bas sont organisés des entretiens où aucune leçon de vertu n'est jamais donnée mais où l'on écoute patiemment, où l'on offre aussi de rechercher un travail, un logement. Des instituts accueillent les jeunes futures mères qui, pendant une année - et non pas pendant un mois, deux mois ou trois mois seulement - pourront y vivre avec leur enfant. C'est précisément pendant ce temps que la chaleur du sein de la mère, les caresses maternelles sont indispensables à l'équilibre physiologique et psychique du nouveau-né. C'est à cela que l'on pense. Eh bien ! dans ce pays, une femme sur cinq abandonne son projet d'avortement

 

J'ai fait le compte. Trois cent cinquante mille avortements sont pratiqués clandestinement chaque année en France, nous dit-on. Si nous pouvions seulement en préserver une femme sur quatre, une sur cinq, combien de vies sauverions-nous au total, en permettant que la vie transmise ne soit pas arrêtée !

 

Le texte qui nous est présenté - et que l'on a toutes sortes de raisons de repousser - n'établit aucune obligation et nous laissera, les uns et les autres, devant nos responsabilités.

Nous, membres de la majorité, associés à l'opposition - je dis bien « associés » -devons non seulement arracher au Gouvernement tout ce qu'il faut pour mettre en œuvre la contraception, mais aussi mettre en place le dispositif d'accueil pour que l'enfant ne soit plus rejeté, pour qu'il soit attendu, pour qu'il soit admis, pour que la mère ne soit pas rejetée parce qu'elle est dans une situation irrégulière. Car, s'il fallait rejeter tous les hommes responsables de telles situations irrégulières, il y aurait trop à faire !

 

En conclusion, et précisément parce que je n'ai pas laissé au vestiaire mes convictions spirituelles, je ne peux pas me défaire de la solidarité qui me lie à la société dans laquelle je vis.

Pour obéir à mes exigences, je suis avec ceux qui souffrent le plus, avec celles qui sont condamnées le plus, avec celles qui sont méprisées le plus. Et je serai près d'elles parce que, dans le regard - de la plus désemparée des femmes, dans celui de la plus humiliée, de la plus fautive, se reflète le visage de Celui qui est la vie.

A cause de cela, à cause de Lui, je prendrai ma part du fardeau.

Je lutterai contre tout ce qui conduit à l'avortement, mais je voterai la loi.

 

(Applaudissements)

 

 

 

DOCUMENTS

 

-      Journal Officiel, 29 novembre 1974

 

-      Assemblée Nationale, Eugène Claudius-Petit

 

-      voir notices sur LE SILLON, LE CORBUSIER, CLAUDIUS-PETIT

 

 

g.decourt