« Ecole de Lyon »
1905-1907
LE CONTEXTE
Le
20 septembre 1870 le Pape Pie IX perd tout pouvoir temporel avec la fin des
Etats pontificaux : il se retire au Vatican.
Le
20 février 1892, le Pape Léon XIII demande aux catholiques français de se
rallier à la République Française, qui marque la fin des rois et empereurs
recevant l’onction sacrée.
L’Affaire
Dreyfus (1894-1906) divise les français : beaucoup de catholiques sont
antidreyfusards ; des catholiques « libéraux » y voient la trace
d’un antisémitisme contraire à l’Evangile.
Avec
la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat (1905) beaucoup de catholiques considèrent
vivre une situation de persécution ; des catholiques républicains y voient
plutôt l’indice de l’affadissement d’un catholicisme attaché au pouvoir
temporel, en contradiction avec le message du Christ. (voir la notice Demain, textes)
Face
aux catholiques « intransigeants », souvent conservateurs et, pour
certains, monarchistes, représentés à Lyon par le journal Le Nouvelliste fondé en 1879 par Joseph RAMBAUD, professeur aux
Facultés Catholiques, face au Progrès,
journal républicain marqué par l’anticléricalisme, l’opinion des catholiques
« progressistes » n’a pas de place dans l’espace public lyonnais.
Pour Pierre JAY, journaliste au Salut
Public, quotidien républicain, conservateur mais libéral, selon la
terminologie de l’époque, il faut « une
intime refonte de conscience et de mentalité ».
C’est
dans ce contexte que sort le 27 octobre 1905 le premier numéro d’une revue
généraliste, Demain, organe hebdomadaire de critique et d’action,
où le débat trouve place comme il est mentionné avec l’ours : « DEMAIN
» laisse à ses collaborateurs, avec la plus grande liberté de s'exprimer,
l'entière responsabilité de leurs opinions ».
Un livre anonyme de 1912, Ce qu’on a fait de l’Eglise, décrit
les tensions de cette époque du point de vue de proches(s) de l’« Ecole de Lyon ».
(voir la notice sur l’ouvrage Ce
qu’on a fait de l’Eglise)
LA REVUE
Demain paraît chaque vendredi et comporte
:
- un bulletin
politique commentant l’actualité politique, religieuse, sociale…
-
des
articles (de un à trois par livraison) (voir la liste complète dans la notice Demain, sommaires)
-
des informations et documents (sur
l’actualité de nombreux pays)
-
une revue des périodiques (plus d’une
cinquantaine) (voir
la liste dans la notice Demain, sommaires)
-
des notes bibliographiques (sur les
dernières parutions)
- quelques annonces, gratuites ou publicitaires (œuvres,
maisons d’édition…).
Le
nombre et la qualité des collaborateurs est impressionnante et un véritable
dialogue s’établit entre lecteurs dans la rubrique « lettres à l’éditeur » (voir la liste dans la notice Demain, sommaires).
La
diffusion se fait principalement par abonnement ; des points de vente
existent à Rome, Paris, Oxford, Cambridge…, et dans plus de cinquante gares
françaises (voir la liste dans la notice Demain, sommaires), ce qui permet aux acheteurs, séminaristes
et jeunes prêtres entre autres, de rester anonymes.
LES PERSONNES
Voici les
principaux acteurs de cette publication :
Pierre JAY (1868-1947) :
voir la notice sur Pierre Jay
Auguste CHOLAT (1879-1970) :
voir la notice sur Auguste Cholat
Marcel RIFAUX (1872-1938) : voir la notice sur Marcel Rifaux
Léon CHAINE (1851-1941) :
voir la notice sur Léon
Chaine
Joseph BRUGERETTE (1863-1943) :
voir la notice sur Joseph Brugerette
Joseph SERRE (1860-1937) :
voir la notice sur Joseph Serre
Claude-Pierre SIFFLET (1848-1911) : voir
la notice sur Claude Pierre SIFFLET
Edouard AYNARD (1837-1913)
Homme
d’affaires, député du Rhône (1889-1913), appartenant à la Droite
« républicaine progressiste », membre fondateur du Comité Catholique pour la Défense du Droit
qui soutient Dreyfus, président fondateur du Comité Lyonnais de la Ligue de la liberté de l’enseignement, dès le
départ il soutient financièrement la revue. Il défend à la Chambre des députés
les congrégations religieuses au nom même de la République : « quand nous défendons la liberté des
congrégations, nous ne la défendons pas pour des motifs théologiques ou
confessionnels, nous la défendons pour obéir aux principes de 1789 et de la
déclaration des droits ; nous la défendons en vertu de l’égalité des
citoyens devant la loi » (BRUGERETTE, 1935, p.504)
Paul SABATIER (1858-1928)
Pasteur
protestant en Ardèche puis à partir de 1919 enseignant d’histoire
ecclésiastique à la Faculté protestante de Strasbourg, il publie en 1892 une Vie de François d’Assise rééditée plus
de quarante fois avant sa mort. En 1902 il fonde la Société internationale d’études franciscaines. Il est l’auteur de A propos de la séparation des Eglises et de
l’Etat. I.
Origines de la crise. II. Situation actuelle de l'Église romaine en France.
III. Conséquences de la dénonciation du Concordat (1905), et de deux
ouvrages sur la crise moderniste
Les Modernistes. Notes d'histoire religieuse contemporaine (1909), L'orientation religieuse de la France
actuelle (1911).
Aimé PALLIERE (1868-1949)
Catholique
judaïsant, il fut président de l’Union
Universelle de la Jeunesse Juive, proche de l’Union libérale israëlite. Il traduit de
l’italien la brochure Le Programme des
modernistes.
Jean-Marie GROSJEAN (1868-1940)
Prêtre
du diocèse d’Autun, il est nommé dans l’enseignement catholique. Il devient
membre du Comité Catholique pour la
Défense du Droit. Son évêque le nomme curé de campagne. Il poursuit son activité
intellectuelle par sa correspondance et quelques publications. Il écrit deux
articles dans la revue Demain sur le
métaphysicien Arthur Hannequin, dont il suivit les
cours de philosophie aux Facultés catholiques de Lyon.
BRUGUERETTE
(1938) signale deux autres prêtres du diocèse d’Autun, l’abbé FARION et l’abbé
TARTELIN, qui, écrivant dans La Vie
catholique de l’abbé DABRY, est nommé curé de campagne.
Parmi
les soutiens actifs, on trouve dès le départ Mgr Lucien LACROIX, évêque de
Tarentaise, qui démissionne de son siège après l’encyclique Pascendi, les membres lyonnais du
Sillon (Victor CARLHIAN, Alfred
VANDERPOL), le Père PORTAL à Paris.
Ces
hommes animent un courant au sein du catholicisme caractérisé par un double
mouvement : revendication du libre
examen et de l’esprit critique,
aspiration à une religion épurée et au
dépassement des étroites limites confessionnelles. (COMTE, 1974,
p.268)
Rapidement
le nom leur sera donné d’Ecole de Lyon,
bien qu’ils aient contesté la légitimité et l’opportunité d’une telle
appellation, en particulier dans une réponse au journal La Croix (voir la notice
Demain, documents).
LES POSITIONS
Ce
courant de pensée et d’action affiche clairement son programme (voir la notice Demain, documents) :
- favorable à la
République et au système démocratique & opposé à la Gauche anticléricale,
-
favorable
à une séparation du spirituel et du temporel, de l’Eglise et de l’Etat, &
opposé aux coups de force exercés sur les catholiques,
- favorable à une
discussion avec le gouvernement pour préciser la situation nouvelle de l’Eglise
catholique avec son clergé, ses religieux et ses œuvres, & opposé aussi
bien à une opposition systématique et idéologique qu’à une soumission muette.
Ce
courant de pensée est (voir la notice
Demain, textes) :
- favorable à
l’exercice des sciences dans la connaissance du catholicisme (histoire des
idées et des pratiques, analyse des textes sacrés, enquête sur les institutions
ecclésiastiques, etc.), & opposé aux libres penseurs qui « au nom de la liberté dénient le droit de
croire »,
- favorable à une
vision chrétienne du monde & opposé à l’idée d’un avenir sans religion.
Ce
courant de pensée se traduit en trois principes d’action inscrits dans son
programme (voir la notice Demain, documents) :
- la
liberté politique, conforme à la morale fondamentale d'une religion qui a
libéré les esclaves ;
-
le devoir social, faute de quoi
l'Evangile ne serait qu'insuffisant traité de résignation à l'usage des
déshérités ;
- le
progrès spirituel, dont il y a d'autant moins lieu de s'effrayer, de toutes les
vérités, rayons épars d'un même foyer, qui sont toutes solidaires les unes des
autres.
Aussi
la revue défend-elle (voir la notice
Demain, textes) :
- au sein de
l’Eglise, les intellectuels catholiques qui dialoguent avec la pensée moderne,
en s’appuyant sur ce principe : « jamais un catholique n'a été obligé, en
conscience, de repousser une conclusion certaine de science »,
- en France, les
catholiques (des députés et quelques évêques) qui cherchent à dialoguer avec le
gouvernement dans la mise en œuvre de la loi de 1905, selon ce principe :
au Pape l’autorité sur le dogme et la discipline ecclésiastique, aux évêques la
responsabilité de l’organisation matérielle locale de l’Eglise.
Les
jésuites (La Civilta
cattolica) et beaucoup d’évêques critiquent très
rapidement les positions affichées dans la revue, font pression sur les
institutions catholiques qui emploient certains de leurs auteurs. Par exemple la
lettre de l’archevêque de Bourges au Père LABERTHONNIERE, directeur de la revue
Annales de philosophie chrétienne (de
1905 à 1913) et collaborateur de plusieurs revues dont La Quinzaine dirigée par M. Le Roy.
25 octobre 1905
Monsieur le directeur,
Votre qualité de prêtre (de prêtre
éminent) de Bourges m’autorise peut-être à vous présenter une observation et à
vous adresser une prière.
Je trouve votre nom dans la liste des
écrivains qui ont promis leur collaboration à une Revue intitulée Demain, et qui doit bientôt paraître à
Lyon. D’après le programme de cette revue, l’esprit m’en paraît bien dangereux
au point de vue du dogme et de la discipline de l’Eglise ; le programme
est rationaliste et empreint d’un grand mépris pour le sacerdoce, comme aussi d’un
criticisme outré et calviniste, etc… L’avez-vous suffisamment remarqué ?
Comme par ailleurs vous êtes aussi
collaborateur de la Revue de M. Le Roy, ne craignez-vous pas que l’on se
méprenne sur la pureté de votre foi ? Et que des suspicions viennent à
nuire à votre considération et à vos travaux, sans oublier le concours que vous
donneriez à des entreprises regrettables susceptibles d’être blâmées, peut-être
condamnées ?
Veuillez ne pas trouver mauvaises mon
inquiétude à cet égard et ma prière de vous retirer de la revue lyonnaise, et
agréez, Monsieur le Directeur, mes respects en NS.
P. Archevêque de
Bourges
Plusieurs
évêques mettent en garde leur clergé contre cette revue, comme l’archevêque de
Bourges qui en interdit la lecture aux séminaristes et aux prêtres. Le 29 juin
1907 l’archevêque de Lyon, le cardinal COULLIE, rappelle les dangers de
l’époque et sa crainte que des idées fausses ne « fassent école » dans son clergé ; ses propos sont
rapportés par la revue dans son numéro 90 du 12 juillet 1907 :
Au milieu de l’anarchie qui règne et se généralise
chaque jour, que devient le principe d’autorité ?
(…)
La Sainte Eglise est une hiérarchie sainte.
(…)
C’est à nos prêtres de conserver le principe d’autorité
comme on conserve un trésor. Il sera, au jour marqué par Dieu, le salut de la
France qui, une fois de plus, devra son salut à l’Eglise catholique.
Une des causes de ce malheur que nous déplorons, c’est
l’orgueil insensé qui s’est emparé de certains esprits. (…) C’est l’ultra-critique pour les questions d’exégèse ; c’est
le modernisme progressiste sur les
questions dogmatiques.
La
même semaine, après la parution d’un article du journal La Croix citant la revue Acacia
(voir la notice Demain, documents), la Semaine Religieuse du diocèse de Lyon du
19 juillet (1907, p.202), qui est l’organe officieux de l’archevêché, publie un
texte, non signé.
La Semaine Religieuse n’a jamais encore parlé de la revue Demain et de ses tendances, qui
affligent depuis longtemps déjà les catholiques sérieusement attachés à la
sainte Eglise.
Nous savions que des efforts se
faisaient auprès des directeurs de cette revue, afin de les ramener au
véritable esprit de l’Eglise catholique, et nous ne désespérons point tout à
fait de voir aboutir nos efforts.
Malheureusement, nous sommes obligés
de constater que, soit dans les choix des documents présentés ou lecteur, soit
dans la trame elle-même de ses propres articles, il s’y glisse souvent des
lignes, et parfois des pages, qui sont de nature à réjouir les ennemis de notre
foi. Il n’y a pas longtemps encore, on y lisait un long extrait des Annales de la Jeunesse laïque, qui, dans
une publication catholique, ne peut être considéré que comme une défection,
pour ne rien dire de plus.
Aussi tout dernièrement une revue
maçonnique, l’Acacia, félicitait
« cette élite de penseurs religieux qui voudraient réconcilier le
catholicisme avec la pensée moderne ». Sans doute les rédacteurs de Demain ne sont pas seuls visés dans cet
humiliant éloge, mais il y ont sûrement leur part. Et c’est avec une vraie
tristesse que nous avons vu cet adversaire déclaré de la religion décorer du
titre d’ « Ecole de Lyon » cette « pléiade d’esprits
fiers » qui, tout en se disant catholiques, et en déclarant – avec une
bonne foi que nous n’avons pas l’intention de mettre en doute – qu’ils se
soumettent aux décisions doctrinales de Rome, ne craignent point, en fait, de
blâmer les actes pontificaux, et d’applaudir à toutes les audaces des
novateurs, contre lesquels Notre Saint-Père le Pape Pie X a plus d’une fois
élevé la voix.
Après
le décret Lamentabili du Saint-Office des 3 et 4 juillet
1907, « condamnant les erreurs principales du
modernisme » sous forme de 65 propositions, et avant la
publication de l’encyclique Pascendi du 8 septembre 1907, la revue cesse de paraître le
26 juillet 1907 avec le n°92, dans l’attente d’une reprise prochaine. En fait
jamais la revue ne reparaîtra, chacun des acteurs principaux ayant renoncé à
mener un débat d’idées au sein du catholicisme. (voir la notice Demain, documents)
Dans
une lettre adressée à Léon CHAINE le 13 décembre 1935, Pierre JAY écrit :
Nous avons allumé un petit feu au cœur d’une vieille
forêt.
(…)
Combien de chaires dans les séminaires et les
universités catholiques, combien de sièges épiscopaux, je n’en dis pas plus,
sont occupés aujourd’hui par nos anciens lecteurs, nos fidèles abonnés ?
Nous avons vécu un printemps et deux automnes. C’était
assez. Il nous fallait expier la faute de ceux qui naissent un quart de siècle
trop tôt et mourir pour l’avoir proclamé.
Tout est bien ainsi. La germination s’est faite en
toute tranquillité.
(cité par
BRUGERETTE, 1938, pp.267-268)
DOCUMENTS
-
Décret
Lamentabili sane exitu condamnant les erreurs principales du
modernisme, 3-4 juillet 1907
-
Pascendi dominici gregis, Lettre encyclique de Sa Sainteté le Pape PIE X sur les erreurs du
modernisme, 8 septembre 1907
- anonyme, 1912, Ce qu’on a fait de l’Eglise. Etude
d’histoire religieuse. Avec une humble supplique à Sa Sainteté le Pape Pie X (voir
la notice sur l’ouvrage Ce
qu’on a fait de l’Eglise)
- BRUGERETTE Joseph,
1935, Le Prêtre Français et la Société
Contemporaine. Vers la Séparation de l’Eglise et de l’Etat (1871-1908)
-
BRUGERETTE
Joseph, 1938, Le Prêtre Français et la
Société Contemporaine. Sous le régime de la séparation. La reconstitution
catholique (1908-1936)
-
POULAT Emile, 1969, «
Modernisme » et « Intégrisme ». Du concept polémique à l'irénisme critique,
Archives des sciences sociales des
religions,
27, pp. 1-28
- MAYEUR Jean-Marie,
1972, Catholicisme
intransigeant, catholicisme social, démocratie chrétienne, Annales, Économies, Sociétés, Civilisations,
27/2, pp. 483-499
- COMTE Bernard,
1974, Un rassemblement de catholiques libéraux : la naissance à Lyon de la
revue « Demain », Les Catholiques libéraux au XIXème
siècle, pp.239-280
- BIROT, BREMOND,
CANET, LEROY, 1975, Laberthonnière
et ses amis, correspondance avec A.Cholat,
pp.55-59
- WEILL Georges,
1979, Le
Catholicisme libéral en France (1828-1908)
- FOUILLOUX Etienne,
1997, «
Intellectuels catholiques » ? Réflexions sur une naissance différée, Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 53,
pp. 13-24
- PIERRARD Pierre,
1998, Les
Chrétiens et l’affaire Dreyfus, p.184sq
- POUJOL Catherine, 1999, Aimé Pallière, le paradoxe d’un président chrétien pour l’Union
universelle de la jeunesse juive, Bulletin du Centre de recherche français de
Jérusalem, 5, pp.47-54
-
POUJOL Catherine, 2002, Autour du « cas » Pallière.
Débats sur la conversion entre Juifs orthodoxes et libéraux, Archives Juives,
1/35, pp.60-76.
-
SORREL Christian, 2003, Libéralisme et modernisme Mgr Lacroix (1855-1922). Enquête sur un
suspect
recensions par : Chauvin Charles, Esprit & Vie 2003/95 ; Perrin Luc, Archives des Sciences Sociales des Religions 2004/128 ; Laplanche François, Revue de l’Histoire des Religions 2005/2
- SORREL Christian,
2006, 1905–2005.
La séparation des Églises et de l’État en France entre mémoire et histoire, Université Lyon II.
- DURAND Jean
Dominique, La
Laïcité à Lyon
- SARDELLA Louis
Pierre, 2011, Demain,
une revue catholique d’avant-garde. 1905-1907 (paru après la
rédaction de cette notice)
g.decourt